WATERLINIE

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant la Hollande et les Pays-Bas au 17e siècle et l’échec de la conquête de Louis XIV.


  Nul sommet' nulle crête" en ce lieu désolé
Nul piton' nul escarpement' nulle éminence
Ni faîte' élévation' ni butte' épaulement.
Rien aux troubles confins" de la mer et des cieux
Rien sur l’infime ligne" où sol et nues se mêlent.
Scrutant l’horizon vide" ici pourrait-on voir
Découvrir' discerner" le moindre monticule
Distinguer' détecter" la moindre aspérité?
L’oeil peut-il s’arrêter" sur quelque pente abrupte?
Serait-il un repère" en cette platitude?
Serait-il un obstacle" en cette vastitude?
C’est là que le regard" peut embrasser la forme
De l’immense planète" en sa rotondité.
Comment put l’être humain" dans cette nudité
Se fixer puis créer" procréer' prospérer?
Comment leurs mains' leur âme" ont puisé l’énergie
De fonder foyers' bourgs' cités' bastions' nation?
Comment cette âpreté" rigueur' désolation
N’ont pu décourager" leur foi' leur volonté?

La zone intertidale" étire au loin ses terres.

Là-bas' dans le brouillard" au sein de l’Océan
Texel' Terschelling' Ameland' Schiermonnikoog...
Bouclier d’îlots' fortins' murailles terrèques.
De vastes étendues" sans fin' sans borne.
L’estran boueux' sableux' vaseux' changeant' mouvant.
Le polder' marais' étiers' noues' limons' tourbières.
Le polder infertile' inculte' abandonné
Le fief de l’atropis" et de la salicorne.
Le polder asséché" le polder bonifié
Parcelle d’océan" devenue continent
Dont l’erratique bloc" est écueil échoué
Mosaïque dont joints" sont canaux et chenaux
Dont les tesselles sont" pacages et prairies
Que broutent les ovins" que paissent les bovins.
Poel' bilk' schorren' kwelder' bientôt sont emblavures.
Le polder fécond' fertile" essarté' semé
Règne du sarrasin" du mil' du blé' de l’orge.
Voici que les moissons" recouvrent les perrés.
Le désert de jadis" est devenu campagne.

Rien ici ne s’oppose" au vent brutal' sauvage.
Pluie' giboulée' crachin" s’abattent sans répit.
L’onde irascible mord" les rivages fragiles
Comme un fauve encagé" que le servage irrite.
Le marécage infect" est cadavre en gésine
Provende pour nuées" de goulus volatiles
Canard' busard' pierregarin' sterne' avocette.
Le souple roseau croît" dans ce domaine amer
Sans répit se courbant" toujours se relevant
Le roseau qui se rit" de l’Aquilon rageur.

L’eau' l’eau partout présente" imprègne' immerge' inonde.
L’eau' passive et statique" invasive et lascive
Qui suit déclivités" qui remplit cavités.
L’eau rampant' s’épanchant" en nappes phréatiques
Fossés' canaux' watergangs' watringues et becques.
L’eau' traîtresse ennemie" silencieuse' invasive
L’eau qui par chaque pore" interstice et fissure
Dans le sol insinue" ses diffus tentacules
Sapant' taraudant' effritant' désagrégeant.
L’eau qui s’infiltre et flue" polymorphe Protée
Rivière' estuaire' étang' lac' ru' canal' bassin.
N’est-elle pas serpent" coulant en ses méandres
Menace permanente" et potentiel danger?
Ce trop salin courant" n’est-il pas un venin
Cet insalubre flot" regorgeant de chlorures
N’est-ce fausse abondance" aubaine empoisonnée?
Mais canaux et chenaux" sont aussi voies' passages
Car la batellerie" par le sas des écluses
Tisse un dense réseau" de relais et dépôts.
Chaque péniche attend" son tour à l’estacade.
L’aussière est capelée" sur le bollard du quai
Puis l’amarre est lâchée" la coque dégagée.
La péniche s’engage" entre les bajoyets.
Les battants sont fermés" les ventelles ouvertes.
L’eau monte ou bien descend" dans le compartiment.
Le portail amphibie" de nouveau se disjoint.
Bief amont' bief aval" de nouveau se confondent.
L’embarcation bientôt" se trouve libérée.
C’est ainsi qu’est régi" le parcours indolent
Des barges et chalands" descendant' remontant.
Fluviatile ballet" maritime quadrille
Dont les cavaliers sont" les patients gabariers.

Cependant rien ici" ne serait sans la digue
La digue monotone" étirant son rempart
La digue régulière" élevant sa muraille
La digue solitaire" émergeant de la brume
La digue désolée" rejoignant l’horizon
La digue lisse et nue" déployant ses contours
La digue ferme et forte" érigeant sa paroi
La digue morne et terne" épousant les embruns
La digue triste et grise" étendant ses longs bras.
Sans répit elle oppose" à l’onde sa poussée
Dans un combat statique" immobile' impassible.
Combien d’expertes mains" de bras' l’ont élevée' bâtie
Combien de manants' manouvriers' ingénieurs
L’on imaginée' conçue' créée' maçonnée.
Creusant au fond du loess" trouverait-on sa base?
Parcourant son chemin" pourrait-on parvenir
Jusqu’à sa fin' son terme" ou son commencement?
Tellurique rempart" et minéral bastion
Naturelle expansion" littorale extension
Prolongement humain" d’un bathyal échouage
Dans la marne arrimé" sur le gneiss amarré.
Si n’était sa présence" et n’était sa puissance
Tout brusquement ici" dans la mer sombrerait
Tout s’évanouirait' tout" se néantiserait.
Champs' prairies' noues' étiers' prés' guérets et jachères
Perrés' schorren' skwelder' pacages et tourbières
Maisons' manoirs' cités' bilk' marais' sablières
Tout ne serait qu’un rêve" à jamais effacé.

Mais voici que s’avance" en menaçant les terres
Le mobile troupeau" des gigantesques dunes
Dont le dos arrondi" s’élève à l’horizon.
La dune' émanation" de l’énergie chtchtonnienne
Création' concrétion" des forces telluriques.
Fille du flot' de l’air" émoussant le rocher.
Nordique soeur de l’erg" sous le soleil torride
Char d’assaut' tank' blindé" cachalot enlisé
Galaxie brasillant" aux étoiles sans nombre
Monstre épigénisé" géant lapidifié
Pachyderme échoué" mammouth fossilisé
Colossal nudibranche" ou limace géante.
Le vent tel cavalier" fouettant son destrier
La malmène et la tord" la déforme ou la bombe
Sous les tourbillons fous" les grondeuses rafales.
De ses milliards de grains" ses milliards de cristaux
Son front se meut' progresse" imperceptiblement
Sa masse énorme rampe" inexorablement.
L’aréneuse avalanche" étouffe les cultures.
Les arbres des forêts" comme impuissants guerriers
Bientôt sont englués" noyés' paralysés.
Tel au cirque on peut voir" un habile rétiaire
De son filet couvrir" le mirmillon défait.
Mais l’Homme prévoyant" dans sa chair insinue
L’imparable entrelacs" des robustes oyats.
Puis saule et peuplier" dont racines traçantes
La pourfendent bientôt" pareils aux banderilles.
Voici qu’elle est vaincue" voici qu’elle est fixée.

Pour affermir encor" ses nouvelles conquêtes
Face aux flots ennemis" qui toujours le menacent
L’Homme va décupler" son imagination.
Plus encore il invente" expérimente' essaie
Moyen plus efficace" et technique brillante.
Sur les grisâtres cieux" voici que se détachent
De lieux en lieux partout" les moulins innombrables.
Ne seraient-ils pyrées" campanils' tours ou mats
Temples d’Éole' autels" voués au Quatre Vents?
Ne sont-ils armada" qui défient les nuages?
Ne seraient-ils bergers" dans l’éther se haussant
Dont le timon dressé" devient houlette fixe?
De leurs castillans pairs" ne sont-ils avatars
Ces compagnons lointains" sur le sol de la Manche
Qu’un héros autrefois" de son cheval chargea
Le chevalier illustre" à la triste figure?
Ne seraient-ils hiboux" englués dans la vase
Qui tentent vainement" de prendre leur essor?
Ne sont-ils en tournant" d’inexorables montres
Comptant jours et années" de leurs aiguilles grêles?
Ne seraient-ils martyrs" écartelés toujours
Des forçats condamnés" pour un inconnu crime
Tel Sysyphe roulant" sans répit son rocher?
L’incessant mouvement" sans nul déplacement
N’est-il absurde effort" aberrant' inutile?
Que veulent exprimer" ces crucifix sans Christ
Chapelles sans pontife" et clochetons sans dieu?
Leur manège sans fin" ne signifie-t-il pas
Le cycle indéfini" de la Vie' de la Mort
L’inexorable Temps" qui suivient' coule et fuit?
Ne recèlent-ils pas" au fond de leurs entrailles
La roue de la Fortune" ou bien de l’Infortune
La roue de la puissance" ou bien de l’impuissance
La roue de la concorde" ou bien de la discorde
La roue de la jouissance" ou bien de la souffrance
La roue de l’abondance" ou bien de la disette
La roue de la grandeur" ou de l’effondrement
La roue de la richesse" ou bien de la misère?
Géants aux troncs figés" aux longs bras éployés
Sempiternellement" ils brassent l’atmosphère.
Ces fils d’Ouranos mus" par le souffle aérien
Se repaissant du fluide" invisible énergie
Vainquent la Pesanteur" fille aînée de Gaïa.
Pareille au tournesol" orientant sa corolle
Vers l’astre nourricier" dispensant les rayons
Leur calotte pivote" esclave du zéphyr
Qui lui fournit sa force" entraînant son moyeu.
Comme un vaisseau chétif" perdu sous l’ouragan
Dans un vacarme inouï" le moulin tangue et roule
Mais le bois torturé" ne se rompt ni se plie
Car l’adroit charpentier" savamment l’assembla.
Tel un navigateur" au sommet de la hune
Le meunier courageux" vigie continentale
Dirige la manoeuvre" adapte la voilure
Dénoue' libére et noue" les terrèques agrès
Heurtoir' essieu' dents' alluchons' collet' sommier
Chaque pièce accomplit" son rôle sans faillir.
L’arbre en tournant fournit" son incessant labeur
Puis l’exact engrenage" exécute sa tâche.
Les aubes sans répit" s’emplissent puis reversent
L’excédent aquatique" inondant les cultures
Comme font aux Enfers" sans fin les Danaïdes.
Ces jumeaux aériens" de l’antique noria
Loin d’eux rejettent l’eau" que lentement ils puisent.
De paliers en paliers" s’effectue le drainage
Des prairies au bassin" du canal aux rivières.

Ainsi le polder vit" s’agrandit' s’enrichit.
Le fertile polder" nourrissant' bienfaisant
Le fragile polder" cauteleux' dangereux
Lieu d’insécurité" lieu de précarité
Le polder' paradoxe' erreur' contradiction
Hasardeuse hérésie" défiant les éléments.
Le polder' zone inverse" impossibilité
Le polder convoité" par la mer vengeresse
Territoire exondé" que la marée menace
La proie que l’on retient" sans jamais la soumettre.
L’Homme qui se promeut" nouvelle déité
Proclame à l’Océan" sa contraignante loi
«Tu ne passeras pas" la fatidique borne
Qu’ont bâtie sans faillir" nos aïeux courageux.»
Le Zélandais vainqueur" affirmant sa victoire
Dérobe son trident" à Neptune humilié.
Ne va-t-il se venger" de l’outrageux affront
Qu’à sa puissance inflige" un infime avorton?
Les éléments soumis" longtemps vont-ils subir
Ce défi permanent" à l’ordre naturel?

C’est alors que survient" la Sainte Élisabeth
Fléau' dévastation' ravage' apocalypse
Désastre' inondation" la terrible marée
Dans un élan furieux" enveloppe les rives.
La digue démembrée" disparaît en poussière.
Les moulins renversés" dans les courants s’effondrent
Les écluses rompues" sont au large emportées.
Le Rhin dérive et roule" en quittant son estuaire.
La nouvelle embouchure" engloutit les cultures.
Le Meuse détournée" divague dans les champs.
La mer du Nord se joint" à l’ancien lac Flevo.
Torum telle une épave" au fond du gouffre sombre.
Villages engloutis" ponts' routes submergées
Le flux et le reflux" dégradent les polders.
Tels vainqueurs' des alliés" réalisent jonction
Les bras de l’Océan" soudent leurs contingents
Monstrueux fils des flots" voici le Zuiderzee.
Comme peau de chagrin" s’étrécit la Hollande.
C’est ainsi qu’en un jour" se trouve anéanti
L’infatigable effort" d’innombrables travaux.
Brusquement retrouvant" sa triste condition
L’orgueilleux parangon" se découvre ciron.

Mais plus que le Destin" vont s’acharner les hommes.
Les digues sont tombées" les voici relevées
Les moulins sont détruits" les voici rebâtis
Les écluses brisées" bientôt sont réparées
Les polders immergés" bientôt sont exondés.
Par le nombre petit" mais grand par son esprit
Le peuple zélandais" s’honore et se distingue.
N’a-t-il vu naître à Gand" le fameux empereur
L’empereur sage' intègre" avisé' tolérant
Qui réunit l’Espagne" au pays de Brabant?

Lors' indéfiniment" l’une à l’autre s’alternent
Destruction' construction' prospérité' misère.
Maîtres en hydraulique" et drainage des eaux
Les enfants des Frisons" des Celtes et Bataves
S’unissent pour lutter" contre l’envahisseur.
Pareil au Laërtide" accablé par Neptune
Leur seigneur ne doit-il" pour adoucir le dieu
Parcourir les chemins" sa rame sur l’épaule
Jusqu’à ce qu’un beau jour" un indigène surpris
L’interpelle en ces mots" témoins de sa candeur
«Quel est ce long bâton" que sans répit tu portes?»
Par ce duel gigantesque" entre la terre et l’eau
Ce conflit titanesque" entre mer' continent
Ce combat perpétuel" entre vague' alluvion
Leur courage obstiné" s’intensifie' s’accroît.
«La mer' la mer' la mer" notre pire ennemie.
Voici qu’elle est parquée" paisible' inoffensive
Mais peut-on s’endormir" en paix de nos biens jouir
Quand la traîtresse ignoble" assoupie faussement
Peut soudain s’éveiller" pour nous anéantir.
La mer' la mer' la mer" notre pire ennemie.

Ainsi les Zélandais" maudissent l’Océan
Plein de ressentiment" envers le dieu cruel.

*

Cependant' orgueilleux" voilà qu’un puissant roi
Sur la scène du monde" avance avec prestance.
Convoitant le trésor" des villes commerçantes
Volontaire' acharné" le souverain cupide
Jette son dévolu" sur l’opulente Flandre.
Négociations' pourparlers' secrètes alliances
Pour son dessein final" se trouvent déployés.
Sa ruse garantit" neutralité' soutien
L’évéché de Munster" et Charles Deux à Londres
Waldbourg' prince-électeur" Leopold' empereur.
La régente suédoise" Edwige-Éléonore
Désirant sa faveur" elle-même obtempère.
Le piège qu’il ourdit" n’est-il pas imparable?
Car sa proie désormais" ne lui peut échapper.
Le voici qui savoure" un facile triomphe.
Pas un pays ne doit" secourir l’ennemi.

Charleroi' par ce jour" de printemps magnifique
Cent mille hommes sont là" réunis pour la guerre.
Batteries de campagne" et batteries de siège
Carabiniers' cuirassés' hussards' mousquetaires.
La Sambre est encombrée" par une flotte énorme.
Stocks' ravitaillements" et provisions de bouche.
Rien ne manque aux Français" pour vaincre la Hollande.
Quatre jours seulement" apportent la victoire
Wesel' Orsoy' Rhynberg" tombent l’une après l’autre.
Le présomptueux roi" vient lui-même admirer
Le passage du Rhin" par ses fiers cavaliers.
Qui pourrait maintenant" sauver les Pays-Bas?
Quel miracle ou prodige" éviterait leur fin?
Mais une idée surgit «Tous à Muyden' à Muyden»
Lors' promptement' partout" l’on ouvre les écluses.»
Déchaînée' la marée" s’engouffre dans les brèches.
C’est ainsi que l’eau monte" en coupant les chemins.
Bientôt les conquérants" sont englués' figés.
L’amertume assombrit" la face du monarque.
C’est la waterlinie" protégeant la Zélande.
Comme autrefois Sulla" désireux d’éviter
Que l’Urbs ne fût proie" d’un consul ambitieux
Pour limite assigna" le cours du Rubicon
L’Océan protecteur" établit son rempart.

Le terrible ennemi" devient sauveur suprême.

La Saga de l’Univers - Claude Ferrandeix - © Claude Ferrandeix - 2013
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