Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant sous une forme sarcastique une contestation de l’architecture de Le Corbusier.
Vitruve s’ennuyait" dans le morne Élysée.
Lui vint alors idée" saugrenue s’il en est
De visiter le Monde" après deux millénaires.
C’est ainsi qu’il requit" exceptionnel congé
Dans l’infernal palais" auprès de Perséphone.
«Afin de contempler" d’insignes édifices
Je voudrais pour un jour" au soleil remonter.
Nos descendants' sait-on" sont inventeurs prodigues
De procédés nouveaux" et techniques savantes.
Leurs œuvres sans nul doute" ont surpassé les nôtres.
J’aimerais découvrir" en leur magnificence
Les vastes monuments" qu’ont bâtis leurs génies»
L’habitante funèbre" en ces mots lui répond
«Vitruve' ô grand esprit" que César admira
Toi' le confrère égal" de l’ingénieux Dédale
Si tu veux conserver" le sens de la Beauté
Plutôt ne dois-tu pas" demeurer parmi nous?
Mais pour te convenir" je t’accorde une grâce.
Va' quand tu passeras" au noir seuil de l’Orcus
J’endormirai Cerbère" implacable gardien.
Par le même chemin" demain tu reviendras
Car tu respecteras" ta promesse initiale»
Cahin-caha' joyeux" notre noble architecte
Suit la voie conduisant" au séjour des mortels
Sous l’aspect d’un fantôme" habillé d’un long suaire.
Lors' impatient de voir" superbes monuments
Le voilà visitant" les cités innombrables
Mais à l'achèvement" de son expédition
Tel Jupin dans les cieux" le voici qui fulmine.
*
«Ô nouveaux constructeurs" hommes dépourvus d’âme
Quoi' sont-ce vraiment là" vos productions fameuses
Parois en verre et fer" murailles en béton?
Ne les croirait-on pas" déjections de canin
Sur le sol déposées" par hasard en un tas
Qu’un bouteur sans tarder" viendra pulvériser?
Vous montrez l'arrogance" au lieu de la puissance
La vaine prétention" plutôt que l’ambition.
Point ils n’avaient jadis" agrément' ni diplôme
Ni la science algébrique" et le théodolite
Les génies élevant" colisées' propylées.
Point ils ne disposaient" de Vicat' ni Portland
Pour bâtir aqueducs" ponts' temples et portiques.
Vous singez sans talent" notre passé glorieux.
Dômes et chapiteaux" pilastres et linteaux
Par vos mains érigés" sont grotesques plagiats
Des monuments sans vie" des bâtiments sans grâce.
Fondateurs audacieux" contemplez vos splendeurs
Vos cubes et panneaux" dépourvus d’ornement
Dardant leurs angles vifs" leurs agressives pointes
Hideux conglomérats" et viles boursouflures.
Plutôt que brique ou pierre" aux nuances variées
Partout vous imposez" le béton monotone
Déclinant ses tons gris" nauséeux' ennuyeux.
Plutôt que le Carrare" ou bien le Pentélique
Vous employez partout" le primitif parpaing
Le poteau sans noblesse" au lieu de la colonne
Puis vous dynamitez" vos œuvres périssables
Devenues en vingt ans" pitoyables ramas.
De vos travaux chéris" vous minez base et faîte.
Les calculs de portée" résistance à la charge
La traction' compression" qu’exigent précontraintes
Les contrôles et tests" par vos laboratoires
Devraient les conserver" pour une éternité.
Pourquoi donc nés hier" sont-ils déjà gravats?
Souffrez que l’on préfère" à tous vos gratte-ciel
D’une cabane en bois" le champêtre inconfort.
Vous' les grands bâtisseurs" d’immenses mégapoles
Jamais on ne put voir" constructions moins pérennes
Que vos tristes buildings" chancelant' délabrés.
Dès que le compagnon" dépose la truelle
Son ouvrage est rongé" désagrégé' rompu.
Jamais pour concevoir" de pareilles horreurs
L’on ne vit investir" si colossales sommes.
Jamais projets urbains" n’ont pu mobiliser
D’aussi nombreux métreurs" ingénieurs' conducteurs.
Jamais sur un chantier" l’on ne vit s'activer
Plus que vermine aux champs" grues' camions' pelleteuses.
Quoi' tous ces calculs' ces bilans' devis' études
Pour ce vain résultat" ce pitoyable échec.
Ce géant déploiement" pour cette petitesse.
Las' ne ressentez-vous" ni honte ni regret
Devant les propylées" des Romains et des Grecs
Plus grands couchés' ruinés" par l’imparable Temps
Que tous vos monuments" croulants' déliquescents?
Bauhaus' fausse académie" véritable agence.
Gropius' Meyer' Taut' Breuer' ô faux humanistes.
Je ne logerai pas" dans vos cages à poules.
Vous croyez générer" pour la commodité
Précise adéquation" fidèle congruence
De l’habitat parfait" à la physiologie
Mais vous dénaturez" vous déshumanisez.
Traquant rondeurs' chaleur" vous imposez froideur.
Le sage aimant Beauté" sérénité' repos
Ne songerait qu’à fuir" vos taudis prétentieux.
Niant l’individu" vous prescrivez pour tous
Le concentrationnisme" abolissant le sens.
Ô Le Corbusier' faux génie' vrai technocrate.
Je ne voudrais point vivre" en ta machine à vivre
M’ombrager un instant" sous tes pare-soleil
Non plus me promener" sur tes jardins-toitures
Moins côtoyer encor" tes pilotis sommaires.
Bien mal porte son nom" las' ta Ville Radieuse»
*
Lors' quand Le Corbusier" devant les officiels
Voulut inaugurer" sa chapelle à Ronchamp
L'architecte aperçut" un étrange fantôme
Le fixant' courroucé" d’un œil réprobateur.
La Saga de l’Univers - Claude Fernandez - Éditions Sol’Air - © Éditions Sol’Air - 2007