LA VIERGE DE KOSJORIC

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant l’histoire imaginée d’une jeune fille serbe enlevée par les Turcs et maintenue prisonnière dans le harem. Les Balkans, les combats du Kosovo, le palais de Topkapi à Istambul.



L’aube sur Istanbul - Rayons blafards' blancheurs
Dispersant le brouillard" dissipant les ténèbres.
La Mer de Marmara" vers l’horizon diffus
Le continent abrupt" les grèves sablonneuses
Caps' ultimes saillies" de l’Asie' de l’Europe
Se joignant' fusionnant' se choquant' se heurtant.
Nul vaisseau' nul esquif" sur l’immensité vide
Mais là' dans le courant" une forme apparaît.
Qu’est-ce là? Fût ébranché? rafiot renversé?
Ne dirait-on plutôt" quelqu’objet encombrant
La nuit précipité" par-dessus les remparts?
Non' c’est un corps' un corps" de frêle adolescente.
Peau claire' immaculée' cheveux blonds' profil droit.
N’est-elle anomalie" n’est-elle incongruité
Flocon de neige fraîche" au sein du brûlant erg?
D’où viennent ces traits purs" d’où vient cette blancheur?
Las' comment échoua" cette beauté nordique
Dans ce pays sudique" où l’on ne peut trouver
Que filles au teint mat" aux noirs cheveux frisés.
La Corne d’Or au loin" de ses feux étincelle.
Dans les allées des parcs" les brasiers des oupilles
Finissent par s’éteindre" en épuisant leur huile.
Dans les coquets yalïs" sur les quais du Bosphore
Les fanaux allumés" pâlissent lentement.
Sur la rive asiatique" étagés dans les rocs
Les oriels des manoirs" tels énormes diamants
Scintillent sous les rais" de l’aube triomphante.

Istanbul dort encor" silencieuse' engourdie.
Le fort de Beyazit" comme un canon dressé
D’immatériels boulets" s’apprête à bombarder
Les nébuleux châteaux" bâtis sur les nuages.
Les minarets pointus" gigantesques stylets
Sur la page du ciel" indéfiniment tracent
Leur mystique message" en lettres invisibles.
Vers l’Est et vers le Sud" brasillent les mosquées
Cependant que vers l’Ouest" aux remparts s’agglutine
Le morne entassement" des quartiers miséreux.
L’ensemble palatial" apparaît sur le cap
Topkapi déployant" ses difformes splendeurs
Son harmonie barbare" aux agressives teintes
Ses volumes ventrus" allongés' distendus
Ses rectangles barlongs" rotondités oblongues.
Topkapi somptueux" Topkapi monstrueux
Topkapi' Topkapi" formidable' effrayant.
Tel" molosse engourdi" fauve aux aguets tapi
Figé' paralysé" dans sa vie minérale.
Ses coupoles dorées" semblent seins turgescents.
Les colonnes arquées" sont des cuisses galbées
Les énormes voussoirs" des croupes rebondies
Les dômes écachés" de hideuses pustules.
Ses fenêtres sont yeux" ses portes sont des gueules
Ses carreaux émaillés" sont écailles cornées
Ses fontaines dressées" pénis en érection
De spermatiques jets" fécondant l’atmosphère.
Ses kiosques boursouflus" aux prismatiques toits
Sont verrues' champignons" parasitant sa peau.
Ses cheminées de brique" ainsi que langues rouges
Happent dans les nuées" leurs chimériques proies.

La dépouille flottant" continue sa dérive
Bonheur' douleur' malheur" tout pour elle est fini.
Dans son cours agité" quel destin l’emporta?
Quel périple inconnu" suivit-elle en sa vie?
Quel drame transforma" sublime ou bien sordide
Cette chair odorante" en fétide cadavre?
Quelle image hier vit" son œil bleu chaviré?
Quelle souffrance atroce" a-t-elle dû subir
Lors du suprême instant" funeste et pathétique?
Le répugnant limon" recouvre son visage
La boue grise du fleuve" en sa bouche s’infiltre.
Pourtant son corps demeure" inviolé' virginal
Car nul humain jamais" ne put la posséder.
Les froids goémons' seuls" caresseront sa peau
L’onde pénètrera" ses bronches collabées.
L’abysse deviendra" son éternel époux.
Le sable micacé" lui sera lit nuptial.
Puis au long des saisons" l’insensible Nature
Qui la créa jadis" bientôt la dissoudra.

Cependant la cité" s’éveille lentement.
L’aigre appel des muezzins" résonne sur les toits.
Les fidèles d’Allah" rejoignent les mosquées.
Les derniers Grecs parqués" dans l’exigu Phanar
Disposent leurs étals" pour les premiers clients.
Les dépôts concédés" aux marchands vénitiens
Dès l’aube sont remplis" d’acheteurs et vendeurs.
Les galiotes à quai" sur les débarcadères
Leurs cales débordant" vers la mer appareillent.
Topkapi' Topkapi" s’anime lentement.
Dans les murs du birun" les vaillants janissaires
Moustachus et barbus" vernissent en chantant
Leurs panaches plumeux" leurs képis blancs et pourpres.
Les deux cents cuisiniers" les cent vingt tournebroches
Près des vides chaudrons" fébrilement s’activent.
Les porteurs courageux" plongent aux puits leurs seaux
Les fumistes noircis" par la suie des foyers
Débarrassent les fours" des braises rougeoyantes.
L’intendant scrupuleux" tranche la venaison
Les cuissots beaux et gras" les savoureux légumes.
Confiseurs' pâtissiers" broient amandes et noix.
Les adroits faïenciers" choisissent leurs pointeaux.
Bottiers' relieurs et tisseurs' joailliers' orfèvres
Saisissent leurs outils" pour entamer la tâche.
L’habile naklbendân" commence à façonner
Les arbustes cireux" corolles en papier.
Soignants et médecins" mélangent leurs potions.
Le gardien consacré" des six queues chevalines
Hisse les étendards" jusqu’au sommet des mâts.
Les mille palefrois" piaffent dans l’écurie
Pendant qu’éperonniers" selliers' palefreniers
Les savonnent d’eau chaude" et les oignent d’onguents.
Les fauconniers royaux" dans la haute volière
De carne desséchée" nourrissent les rapaces
Gerfauts de Roumélie" busards de la Russie.
Dans les cent vingt chambrées" au fond de l’enderun
Les aghas caucasiens" vont secouer les pages.
Les portiers soudaniens" reprennent leur faction.
Chuchotements discrets" et clameurs suraigües
S’échappent du sérail" où s’animent les femmes.
L’astrologue étudiant" les conjonctions cosmiques
Marque sur le takvîm" jours fastes et néfastes.
Sous l’inquisiteur œil" du kâss oda bachï
Pour dignement servir" le souverain suprême
Déjà le silâdhar" affute son kilij
Le rikâbdâr avance" un étalon princier
Le tchukadâr choisit" un habit damassé
Le sïrkâtibi fixe" un quotidien office.

Au milieu du palais" ombilic du royaume
Dans un lit d’or massif" un homme en s’éveillant
Découvrira bientôt" furieux' fou de colère
Que la Mort lui ravit" l’objet de son désir.

*

Kosjoric' hameau serbe" aux confins des Balkans.
Logis de sapin clair" tuiles en grise ardoise.
L’hiver à Kosjoric" le vent' le froid' la neige.
Paisiblement la vie" s’écoule en ce lieu calme
Que rythme au long des mois" le travail de la terre
Semer le grain doré" pendant la giboulée
Faner les épis mûrs" sous le soleil brûlant
Vendanger le vignoble" avant le gel nocturne
Ramasser le bois mort" sous la bise automnale.
C’est ici que l’on parle" un antique slavon
Langage amalgamant" de multiples consonnes.
Pour la saint Nicolas" des cierges illuminent
La crèche décorée" d’argentines paillettes.
Les enfants sémillants" visitent les foyers
Brandissant une étoile" au sommet d’une perche.
Pour la Pâque on suspend" des œufs peints et vernis.
L’on allume un foyer" de verts genévriers
Pour chasser les démons" détruisant les récoltes.
Là' dans un profond val" une ferme isolée.
Dans ces quatre murs vit" une famille heureuse
Le père' homme zélé" cultive son domaine.
La mère active' aimante" élève les enfants.
L’aïeul montre la voie" de l’antique sagesse.
Le turbulent garçon" promet force' énergie
La fillette aux yeux bleus" aux nattes mordorées
Dans la maisonnée rude" apporte sa Beauté.
C’est le soleil sublime" éclairant la misère
L’absolue transcendance" ineffable génie
Que nul ouvrage humain" ne saurait surpasser.
La belle enfant du peuple" habillée de crétonne
Dépasse en élégance" en noblesse et prestance
L'aristocrate fier" à la canne vernie.

Soudainement' dehors" des ordres sont clamés.
Par la fenêtre on voit" des ombres menaçantes.
Cris perçants' pleurs' appels" gémissements résonnent.
Les Turcs ont investi" le paisible hameau.
Le sultan vient lui-même" assister à l'assaut.
L’huis de l’habitation" d’un coup vole en éclats.
Massacre sans pitié" carnage' atrocité
Monstrueuse' inimaginable' inconcevable.
Sur le sol du logis" s’entassent les cadavres.
C’est le tour maintenant" de la fillette blonde.
Sous le choc évanouie" la voici' révulsée
Du sanglant holocauste" innocente victime.
La mère émet un cri «Maria Ivanovna»
Dans sa gorge une épée" lui ravit la parole.
Mais l’officier retient" le poignet du bourreau.
L’on saisit la fillette" yeux bandés' ligotée.
La voici transportée" loin du village en ruines
Durant un court moment" s’éveille sa conscience.
L’enfant blonde aperçoit" comme en un rêve étrange
Le visage vainqueur" d’un homme en habit pourpre.
De nouveau dans son œil" passe une épaisse brume.
La Mort à Kosjovic" l’horreur à Kosjovic.
Les Turcs sont passés là." Tout n'est que ruine et deuil.
Tout sous leurs pas devient" désolation' désastre.
Les Turcs sont passés là." Des nues tourbillonnantes
S’élèvent tristement" dans le ciel des Balkans.

Les Balkans' désorganisation' confusion
Juxtaposition' conglomérat' agrégat
De nations' de pays' principautés' provinces
Mosaïque raciale" et macédoine ethnique
Babel de sociétés" marqueterie de langues
Patchwork de religions" de cultes et croyances
Pareilles au relief" des monts bouleversés
Des plateaux cisaillés" des pics et vaux faillés.
Les hordes et tribus' populations' peuplades
Se confrontaient' s’amalgamaient' se morcelaient
Se heurtant' s’alliant' s’entraidant' se trahissant.
Les Balkans' proie' lambeaux" qu’âprement se disputent
L’agressif aigle Autriche" et l’épervier Turquie.
Serbie' Croatie' Bosnie' lilliputiens' nains
Que broient les deux géants" la Porte et les Habsbourg.
Les Balkans' formidable" énorme poudrière
Que la moindre bluette" un jour peut embraser
Théâtre permanent" de fratricides luttes
Sanglante plaie taillée" dans la chair de l’Europe
Creuset de réactifs" bouillonnant' débordant.
L’infime événement" l’anicroche anodine
Peut dissiper soudain" les brutales tensions
D’un coup pulvériser" le précaire équilibre
Dans la déflagration" d’un conflit général.

Depuis Memhed' les Turcs" accroissaient leurs puissance
Ravageant les cités" saccageant les campagnes.
Voïvodes ligués" boyards coalisés
Pour secouer leur joug" vainement se rebellent.
Jagellon transpercé" par un sabre ottoman
Continue d’exhorter" ses preux à la bataille
Cependant la révolte" avorte et se fissure.
La défaite succède" à l’échec' au désastre
Livrant à l’abjection" les peuplades soumises
La Hongrie dépeuplée" dépecée' désertée
La Podolie réduite" en sandjak' en timar
Smederevo pillée" détruite' anéantie
Krusevac incendiée" Nicopolis rasée
Les armées de Mourad" saccageant la Serbie
Lazare abandonné" dans Kosovo Polié
Puis Lazare abattu" par l’Ottoman vainqueur.
Les conversions forcées" d’Albanie' de Bosnie
Puis les raids meurtriers" des akïndji féroces
Finissent d’enfoncer" les Balkans dans l’horreur.
L’on voit partout sévir" l’acharnée spoliation
Des moissons' des humains" réduits à du bétail.
De logis en logis" le devchirme progresse
L’exécrable' indigne' odieux' atroce devchirme
Déportant les enfants" vers la Turquie lointaine.
Quand fera-t-on cesser" l’ignoble humiliation
Des rapts' enlèvements" des affronts' vexations?
Quand pourra-t-on fléchir" l’ogre turc insatiable?
Quand restaurera-t-on" l’honneur bafoué des Slaves?

*

La fillette aux yeux bleus" aux mèches mordorés
Se trouve maintenant" loin du natal pays
Dans un flamboyant lieu" de vives céramiques
Dédale indéfini" de chambres et couloirs.
Des femmes revêtues" en chatoyants caftans
La prennent par la main" s’épanchent en questions
Mais ces mots sont abscons" pour son entendement.
Bientôt les djâriye" vers un bassin l’emmènent.
La vierge est dénudée" frottée' massée' lustrée.
Bain chaud' puis douche froide" aspersion vivifiante.
La vapeur l’environne" évacuant de sa peau
Toute senteur issue" de son ancien hameau.
Le moindre souvenir" que recèle son âme
Paraît éliminé" par les soins du hammam
Pénétrant jusqu’au fond" de sa mémoire intime.
Le parfum du santal" embaume ses cheveux
Que jadis imprégnaient" les champêtres effluves.
Son tablier de lin" se trouve remplacé
Par un caftan soyeux" étincelant de jaizes.
Dès lors elle subit" l’enseignement forcé.
La djâiye patiente" inculque en son esprit
De nouvelles notions" de neuves conceptions
Comme un scribe remplit" un vierge parchemin.
Le docile cerveau" de l’enfant malléable
S’immerge lentement" dans un monde inconnu.
Ses lèvres murmurant" sa langue maternelle
Désormais parleront" un idiome étranger.
Son mentor la châtie" quand parfois elle émet
Par mégarde un seul mot" de l’antique slavon.
La voici répétant" les versets du Coran.
La voici récitant" le fiqh de la ch’eria.

«Ton nom sera Güzel" tu seras ottomane
Ton père est inconnu" jamais tu ne le vis.
Sache qu'une catin" fangeuse autant qu'ignoble
Dans un khan de Syrie" t’abandonna sans honte.
Le sultan généreux" t’accueillit au sérail.
Pour louer sa grandeur" il te faudra chanter
Chaque jour sa louange" et sa bénédiction.
Grâce à lui tu survis" grâce à lui tu peux jouir
De cet heureux séjour" en notre compagnie.
Le seul Dieu' c’est Allah" Mahomet son Prophète.
Chaque jour il te faut" baissant au sol ton front
Le prier longuement" à l’appel du muezzin»

Sa bouche répond oui" mais son âme dit non.

*

Le temps s’est écoulé" tristement' lentement
Saisons" mois puis années." Güzel est maintenant
Gracieuse adolescente" avenante' élégante
Charmante' humble' effacée' discrète' aimable' aimante.
La voici devenue" jouvencelle nubile
Mais elle va toujours" mélancolique et morne.
Luxueuses tenues" somptueuses parures
Ne peuvent raviver" de flamme en ses prunelles.
Pas une distraction" pas une occupation
Ne peuvent dissiper" son inconnue langueur.
La voici gravissant" les degrés hiérarchiques.
Sa beauté la promeut" au niveau de châgird
Puis elle est gedikli" pour devenir usta.

Et voici le grand jour" où le Maître en ce lieu
Vient choisir une vierge" au sein du gynécée.

*

Dans le salon de jais" aux faïences d’Izmir
Se trouvent réunies" les belles prétendantes.
Chacune s’est parée" s’est fardée' parfumée
Chacune a revêtu" sa plus belle tenue
Pour mieux accaparer" l’attention du monarque
Mais Güzel au contraire" en sa tunique simple
N’arbore aucun bijou" trop luisant' trop voyant.
Sans doute elle voudrait" qu’on ne la distinguât
Que ses longs cheveux blonds" fussent moins éclatants
Moins satinée sa peau" moins élégant son port.
Les aghas vigilants" surveillaient chaque issue
Nègres sélectionnés" pour montrer leur hideur.
Quand ils apparaissaient" auprès des vierges pures
L’on ne comprenait pas" comment Nature ainsi
Défiant toute raison" pouvait tant réunir
De laideur chez les uns" de beauté chez les autres.
Le despote muché" ne trahit sa présence
Mais dans l'ombre il épie" considérant les vierges
Scrutant' jaugeant' jugeant" chaque geste et propos
Car au fond de la pièce" un grillage l’occulte
Résille métallique" ainsi qu'un paravent.

Par le treillis de fer" c’est lui qu’on entrevoit
L’absolu souverain" de la Sublime Porte
Que redoute l’Europe" et que l’Asie révère
Que l’Orient divinise" et que l’Occident craint
L’héritier du Calife" et le régent des cheiks
Distributeur zélé" des Brevets et Fonctions
Détenant les trois mers" et les trois continents
Le Pacha' Padichah" le maître universel
De l’Azerbaïdjan' Kurdistan' Crimée
De la Perse et Damas" du Caire et de la Mecque
D’Alep' de la Morée' d’Arabie' du Yemen
D’Anatolie' Roumélie' Diarbekr' Zulkadir
L’unique possesseur" de l’Imamat Suprême
L’ombre d’Allah sur Terre" et le Chef des Croyants
Défenseur du Sanctuaire" et des Saintes Reliques.
Ne peut-il pas gracier" ou plutôt condamner
Selon sa fantaisie" destituer' promouvoir
Ministres et vizir" oulémas et kadis?
N’at-il par un firman" pouvoir de révoquer?
N’a-t-il pas été ceint" du grand sabre d’Osmân
Sur le tombeau d’Eyubb" compagnon du Prophète?
Malheur à tout mortel" encourant sa colère.
Dès son avènement" il étouffa ses frères
Qu’il avait usurpés" soudoyant le divan.
Lors d’un banquet un jour" il fit exécuter
Les vingt-et-un goûteurs" les trente cuisiniers
Lui fournissant un mets" trop fade à son palais.
Jadis il déversa" dans les eaux du Bosphore
Ligotées' bâillonnées" deux cent vingt concubines.
Le soir il s’immisçait" dans l’ombre du sérail
Franchissant le seuil" de la Félicité
Par où n’entre et ne sort" qu’un seul homme fécond.
Sur les corps il rampait" tel un reptile froid
Dans leur ventre injectant" comme un venin ses germes
De barbarie' de cruauté' brutalité.
N’est-il monstre inflexible" aveugle' impitoyable?
Dans son poitrail a-t-il" une âme qui palpite?

Les vierges cependant" rivalisent de charme.
L’une parade' esquisse" un pas lent de zeybek
L’autre en se trémoussant" relève son jupon.
La troisième penchée" découvre un sein galbé.
La quatrième enfin" se dévêt sans pudeur.
Güzel' pendant ce temps" se tient coite' immobile
Mais un choc la saisit" car elle a reconnu
Par le grillage en fer" l’espace d’un instant
Le visage alarmant" d’un ancien cauchemar.

Le souverain se tait" comme un fauve aux aguets
Le souffle court' haché" les mains suant' tremblantes.
Son lubrique regard" s’étale sur les chairs
Son œil sensuel caresse" un par un tous les corps
Fouille tous les détails" en leur anatomie
Flanc' cuisse et mollet' cou' ventre et dos' seins' pubis.
Le treillage paraît" effrayant' terrifiant
Comme si le désir" de l’exalté sultan
Violent' transparaissait" par les fils du grillage.
Sa prunelle embrasée" fixe une des beautés.
Les autres pavanant" désormais l’indiffèrent.
Dès la prochaine aurore" il étreindra la vierge.
Discret' il fait un signe" au Chef des aghas noirs.
L’eunuque aussitôt note" un nom sur un billet
Que transmet un huissier" dans la salle attenante.
Chuchotements inquiets" silence' attente anxieuse.
Le convoité billet" de mains en mains circule.
Chacune avidement" le saisit' le déchiffre.
L’on peut voir le dépit" se peindre sur la face
De celle qui l’a pris" et ne s’y voit nommer.
Le voici qui parvient" dans la main de Güzel.
Son regard le parcourt" angoissé' tourmenté .
Découvrant son prénom" la vierge s’évanouit.

*

Les filles ont quitté" le grand salon de jais.
Chacune a regagné" son alcôve privée.
Ressentiments' rancœurs" agitent leurs pensées.
L’horrible jalousie" l’ignoble jalousie
Niant toute raison" reniant toute pitié
Mesquine et monstrueuse" ardemment les dévore.

Toutes envient le sort" de la première épouse
La nouvelle odalisque" élue du souverain
Toutes envient sa gloire" et son nouveau destin.
Son enfant deviendra" l’héritier légitime
Le monarque futur" maître absolu du Monde.
C’est elle qui bientôt" gouvernera dans l’ombre.
Le vieux sultan berné" dans ses bras sera jouet
Que selon son désir" elle manœuvrera.
Le grand vizir lui-même" acceptera sa loi.
Son pouvoir s’étendra" sur le divan soumis.
Toutes amèrement" redoutent sa vengeance
Car elle humiliera" celles qui l’ont trahie.
Chacune essaie déjà" d’élaborer ses plans
Fomenter une intrigue" afin de l’évincer.

Pendant que chaque usta" rumine son dépit
Güzel anéantie" gît au fond de sa couche.
Güzel terrassée' brisée' Güzel hébétée
Seule' abandonnée' seule" au sein de la ténèbre
Dans la nuit de l’horreur" la nuit de l’abjection.
Nulle consolation" par une invocation
Car Allah misogyne" est acharné contre elle.
Nul soutien' nul secours" dans l’hostile sérail.
Le désespoir l’étreint." Son cœur vide est blessé.
Las' que sont devenus" ceux qui la chérissaient?
Las' que sont devenus" tous ceux de sa fratrie
Les hommes vigoureux" défendant son foyer?
Le traumatisme ancien" ressurgit en son âme.
Par un suprême effort" de sa mémoire infirme
Tâtonnant et fouillant" ainsi que fait l’aveugle
Revient le souvenir" d’un hameau sous la neige.
Puis un nom brusquement" émerge en son esprit
Comme remonte au jour" d’un abysse profond
La carcasse immergée" d’un antique vaisseau
Que la mer a coulé" mais n’a pu résorber
Comme un coffre enterré" depuis un millénaire
Soudainement révèle" un magique secret.
Ce nom que lui donna" sa mère assassinée
Ce nom que lui transmit" la tradition des pères
Ce nom qu’on la força" d’oublier' de nier
Qu’on voulût de son âme" arracher' extirper
Le voici' merveilleux" le voici' magnifique
Brisant' ensoleillant" la nuit de l’Épouvante
Nom radieux' lumineux" Maria Ivanovna.

Minuit dans le sérail." Le noir' le noir sans fond.
L’on entend faiblement" le jet sourd des fontaines
Les foyers du hammam" bourdonnent dans les fours
L’eau des bains se répand" dans les puits des cloaques.
Topkapi' Topkapi" s’engourdit' s’abandonne
Comme un géant fourbu" que le sommeil terrasse.

Maria Ivanovna" résignée' s’interroge.
Pourrait-elle échapper" au bourreau de sa race?
Pourrait-elle tenter" réduite en cette geôle
D’éviter le supplice" avant le point du jour?
Maria Ivanovna" dans son lit s’est dressée
La voici qui se lève" enfile sa tunique.
Décidée' volontaire" elle sort de sa chambre
Puis rejoint le pallier" s’engage en un boyau.
D’où lui vient cette force" infusant à ses membres
L’intrépidité' la résolution' l’audace?
Quelle énergie profonde" en son âme s’éveille
Meut son corps' sa pensée" gouverne son esprit?
Quelle hardiesse' incoercible' irréductible
Peut d’un coup la pousser" à défier Topkapi
Démunie' sans flambeau" pieds nus et tête nue?
Quel impérieux appel" essentiel' grand' sublime
Subitement l’emporte" ignorant la frayeur?
Quelle souvenir en elle" ainsi réapparaît
Du prodigieux tréfonds" de son corps' de son être?
Quelle inconnue magie" transforme brusquement
La vierge obéissante" en héroïne ardente
La faible adolescente" en indomptable femme?
Quel philtre mystérieux" la fit se rebeller
Pour défier le sultan" pour fléchir même Allah?

Déterminée' prudente" inflexible' avisée
La voici qui s’enfonce" au cœur de l’édifice
Pour un cheminement" dont la Mort est l’issue.
Combat inégal' duel" opposant' inhumain
La frêle jouvencelle" au palais formidable.
Topkapi dangereux" Topkapi tortueux
Terrestre illusion' faux Paradis' pernicieux
Fastueuse harmonie" blanche et bleue' verte et rouge
De céramique froide" aux reflets métalliques
Topkapi déroulant" sa perfide splendeur
Topkapi dévoilant" sa magnifique horreur
Son factice décor" minéral' végétal
Fruits et fleurs sans relief" sans parfum' sans volume
Feuillages sans fraîcheur" étoiles sans chaleur
Piliers' murs' panneaux durs" comme parois de glace
Fontaines et bassins" conduits' canaux' puisards
Qu’habite une eau malsaine" insaisissable et trouble.
Topkapi' cage immense" aux milliers de barreaux
Colonnades serrées" et portes grillagées
Traquenard flamboyant" et prison magnifique.

Maria Ivanovna" parcourt les galeries.
Couloir' palier' couloir" degrés plongeant' montant
Couloir' seuil' palier' couloir' palier' couloir' seuil...
Le sérail sinueux" l’égare en ses détours.
La frise des parois" similaire' uniforme
Par la répétition" des motifs et des mailles
La perd' la désoriente" en brouillant les repères.
Ses membres alourdis" paraissent ligotés
Par les ondulations" les entrelacements
Comme si leurs anneaux" leurs filaments' leurs filets
Se déliant' s’animant" brusquement' l’enserraient
Tels serpents venimeux" végétaux vénéneux.
L’atmosphère embuée" suffocante' oppressante
Prive d’air ses poumons" l’étouffe et l’asphyxie.
Topkapi silencieux" Topkapi sourd' muet
Par sa puissance inerte" écrase' étreint la vierge.
Quelquefois apparaît" au fond d’une encoignure
Hideuse et monstrueuse" horrible et répugnante
La carcasse avachie" d’un portier somnolent.
Parfois d’une lucarne" ouverte sur le parc
La forme d’un cyprès" silhouette filiforme
Comme une sentinelle" effrayante s'élève.
Mais dépassant des murs" tels bras qui la secourent
Mentors attentionnés" prévenants cicérones
Seuls bienveillants' cléments" dans le sérail hostile
Brillent des chandeliers" tendus sur des piédouches
Lumineuses vigies" au milieu de la nuit.
Leur susurrante flamme" ainsi qu’une voix douce
Paraît lui murmurer «Viens pas là" viens par là.
Vois' nous sommes clarté" vainquant l’obscurantisme
Nous sommes Vérité" nous sommes la victoire
De sublime Beauté" sur infâme Laideur»
Couloir' palier' couloir" degrés plongeant' montant
Galerie' long couloir" couloir interminable...
Qui semble s’élargir" qui semble s’élever
Mais l’on entend soudain" le pas lourd d’un huissier.
Le Chef des aghas noirs" zélé' monte la garde.

Le nègre est charpenté" musclé' râblé' solide.
Rien ne pourrait ployer" sa puissante encolure
Mais la vierge est agile" et ses pas sont légers.
Tandis que lentement" il meut son ossature
Se dérobe la fille" en suivant la paroi.
De même un leste chat" nargue un robuste chien.
Le canin croit l’occire" en sa gueule imparable
Mais déjà le félin" bien loin s’est éclipsé.
Maria Ivanovna" grisée par sa victoire
S’engage hardiment" dans l'inconnu passage.

C’est alors qu’apparaît" une embrasure immense.
Par l’ouverture au fond" des lueurs scintillantes.
Maria Ivanovna' le cœur battant' s’avance.
D’un coup' la mer' le continent' les monts' la ville.
D’un coup' l’univers infini' les cieux' l’espace.
Le firmament doré" dévoile à son regard
Sa gigantesque roue" dont la Terre est moyeu.
D’un coup' le but' la fin" d’un coup la délivrance
Pour la vierge recluse" inconcevable spectacle
Préambule à sa mort" ultime adversité.
Que peuvent évoquer" pour la femme claustrée
Ces bougies scintillant" sur le cosmique dais?
Qu’est ce haut plafond noir" de gemmes incrusté?
Que peuvent suggérer" ces fanaux' réverbères
De leurs feux éclairant" la frêle Humanité?
Son œil qui se brisait" aux voussoirs du sérail
S’égare' halluciné" dans cette immensité
Maria clôt un instant" sa paupière éblouie.
Son visage apaisé" rayonne et s’épanouit
Sa poitrine s’emplit" au vent qui la caresse.
L’enfant slave a dompté" le colosse ottoman.
L’imposant Topkapi" l’écrasant Topkapi
Devant elle paraît" d’un coup s’annihiler.
Topkapi' Topkapi" dominé' terrassé
Lui paraît maintenant" amas vil' pitoyable
Tumeur indécente' excroissance veule' obscène
Triste amoncellement" débris hétéroclite
Risible déversoir" d’amorphes matériaux
Bloc' masse morfondue" morne' éreintée' honteuse
Maria Ivanovna" se penche sur le gouffre.
L’eau trouble tourbillonne" au bas de la muraille.
La vierge alors' sereine" étendant ses deux bras
Comme pour s’envoler" s’élance dans le vide.

La Saga de l’Univers - Claude Fernandez - Éditions Sol’Air - © Éditions Sol’Air - 2007