LA RECLUSE

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant la recluse de Saint-Flour. Description et histoire de la ville au Moyen Âge. Cet épisode s’appuie sur un fait d’histoire attesté, selon les termes de l’auteur Françoise Valencien, qui en a constitué l’intrigue de sa nouvelle La Recluse du Pont Vieux (Éditions Bussy - 1993).


Geignement dans la nuit" incessant' continu
Geignement accablant" geignement lancinant.
Le vent sans répit souffle" acharné' déchaîné
L’écir' le vent glacial" venu des puys neigeux.
L’écir' l’écir sifflant" miaulant' hurlant' grondant
L’écir qui mord' l’écir" qui saisit' engourdit.
L’écir qui prend d’assaut" la haute citadelle
Saint-Flour' ville d’Auvergne" au bord de sa planèze.
Geignement dans la nuit" geignement dans le froid.
Geignement' geignement" insoutenable' atroce.
Devant le pont barré" le factionnaire en poste
Bien encapuchonné" dans son épais saïles
Tend son oreille' inquiet" vers la pile centrale
Car c’est là que survit" demi-nue' la recluse.
Geignement dans la nuit" geignement dans le froid.
Douleur' douleur intense" horrible' insoutenable.
Pour qu’elle souffrît plus" et qu’elle fût plus sainte
L’on avait élevé" devant la troisième arche
La restreinte cellule" en encorbellement.
L’humidité malsaine" ainsi l’environnant
Générait en son corps" de violents rhumatismes.
Dessous' l’onde fluant" dessus' les nues fuyant.
Miroir de la Conscience" emporté par le Temps
Nacelle abandonnée" dans le vide infini
L’habitacle paraît" dans l’éther suspendu.
Geignement dans la nuit" geignement dans le froid.
Geignement' geignement" sinistre' insoutenable.
Sans répit' nuit et jour" elle souffre' elle prie.
Geignement' geignement" continu' lancinant.
Pendant que les bourgeois" à la douce chaleur
Se régalent de mets" sous les feux des lampions
Tremblante' elle gémit" seule avec son malheur.
Douleur' douleur' dans les os' dans la chair' douleur
Dans les doigts' les tendons" les genoux' les épaules.
Sans répit' jour et nuit" elle souffre' elle prie.
Douleur' sans rémission" douleur' sans fin' sans trêve
Dans les mains' dans les pieds' dans les bras' dans la tête.
Bientôt' l’Éternité" la Paix béatifique
Les anges voletant" sur les nues lumineuses
Les séraphins jouant" dans les vertes feuillées...
Douleur' douleur' douleur" s’irradiant' s’attisant.
La voix' mince filet" ténu comme la vie
De plus en plus devient" inaudible' indistincte.
Le geignement s’éteint... Le factionnaire écoute.
Son inquiétude augmente" il fronce les sourcils.
Pourvu' pourvu' mon Dieu" pourvu que la prière
D’un coup ne s’interrompe" au milieu de la nuit
Car la ville dès lors" serait sans protection.
Le geignement reprend. Le garde est rassuré.
Le silence à nouveau - Serait-ce la fin? Las.
Mon Dieu' se pourrait-il" qu’elle meure aujourd’hui?
Quel terrible malheur" détruirait la cité.
Plus rien - Le garde alors" va quérir une torche.
Prudemment il franchit" le pont jusqu’au mitan.
Vers la recluserie" lentement il s’avance.
Voici le fenestrou" le volet refermé.
Comme si le mystère" entourant ce lieu saint
Le nimbait d’une aura" d’horreur et de terreur
Le garde s’interroge" hésitant' circonspect.
Que va-t-il découvrir" en ce réduit lugubre?
S’armant de son courage " il rabat le volet.

Au travers des barreaux" les rayons de la torche
Révèlent brusquement" l’intérieur du local.
Spectacle épouvantable" atterrant' effarant.
Le soudard frissonnant" écarquille les yeux.

Là' sur le grabat noir" gît un effrayant corps
Masse informe écroulée" tas recroquevillé.
La recluse a vécu. Dieu la recueille en lui.
Sa guenille en lambeaux" imprégnée par la crasse
Vaguement la vêtait" comme une ignoble croûte.
Sa tumescente peau" que recouvrait l’escarre
Déjà semblait moisie" nécrosée' putréfiée.
Par le chiffon percé" le regard devinait
Son maigre sein bleuté" flasque chair qui pendait.
Cet ornement glorieux" ce radieux fruit sensuel
Dont s’enorgueillissaient" les pulpeuses beautés
Sur le corps décrépit" de cette créature
Paraissait plus encor" hideux et répugnant.
L’étoffe était souillée" d’excréments diarrhéiques
Cependant qu’un étron" luisait contre sa main.
L’urine accumulée" stagnait en flaque trouble
Qu’épongeaient les cheveux" répandus sur le sol.
Confus' l’on discernait" un grouillement sinistre
Vers son pubis gluant" où luisaient des yeux rouges.
Ses bras ankylosés" n’avaient pu repousser
Les rats qui l’assaillaient" la dévorant vivante.
Goulûment ils mordaient" la chair de ses viscères
Dont les boyaux sanglants" de son ventre appendaient.
Sa face pétrifiée" par l’atroce agonie
Semblait changée d’un coup" en sinistre gargouille.
Sa bouche ouverte encor" paraissait murmurer
Son ultime louange" au Dieu bon' généreux.
Ce cadavre pourtant" fut un rose bambin
Sa blonde natte ornait" sa frimousse épanouie.
Le cercle familial" salua sa naissance.
Tendrement ses parents" l’ont aimé' l’ont choyé.
Le voici maintenant" fange' immondice' ordure.

Ne pouvant supporter" la pestilence infecte
Le garde suffoquant" s’éloigna de la grille.
Durant un long moment" fortement il souffla
Consterné' tremblant' incrédule' épouvanté.
Soudain réalisant" la terrible nouvelle
Pareil à saint Fleurus" devant le mur de lave
De ses mains embouchant" la corne fabuleuse
D’un geste il empoigna" sa trompette en airain
Puis jeta sur la ville" un beuglement funèbre.

*

Déjà' dans la cité" qui s’éveillait au jour
L’annonce du malheur" se répandait partout.
Le tocsin résonnait" au sommet du clocher.
L’édile dans l’urgence" avait délibéré
Puis le crieur public" parcourut les ruelles.
Pour la troisième fois" durant la décennie
L’on devait remplacer" la recluse du Pont.
Toutes étaient la proie" de maladies atroces.
Toutes mouraient sous peu" de froid' de solitude.
L’année précédente' Anne' acariâtre' insensée
Haranguait les passants" de propos orduriers.
Gueux' ribauds' la voyant" ricanaient' s’enjouaient
Sur elle déversant" crachats et immondices
Tandis que moines pieux" et moniales dévotes
Confortaient sa ferveur" encourageaient sa foi.
Pendant la crue d’automne" interdisant l’accès
De la recluserie" noyée sous l’eau boueuse
Béatrice Avinhol" était morte affamée.
Laura s’était pendue" victime du Malin
Dès le jour qui suivit" son intronisation.

L’on procéda le soir" aux mornes funérailles
Cérémonial pompeux" fastueux' somptueux.
Pour ce corps ulcéreux" un catafalque d’or
Pour cet humain déchet" un suaire en soie brodé.
Le saint chrême brilla" sur la crasse incrustée
L’encens pur consacra" l’infecte pourriture.
Jurats' consuls' bourgeois" humblement s’inclinèrent
Sur le riche cercueil" de la martyre en loques.
La foule avait pleuré" clamé son affliction.
Puis tous étaient rentrés" inquiets' désemparés.

*

Le Palais de Brissons. La salle consulaire.
Dominant l’assemblée" de sa haute cathèdre
L’évêque est immobile" en sa chasuble noire.
Voici les trois consuls" vêtus en robe grège.
Les membres du Jurat" siègent plus en arrière.
Sur des bancs en ormeau" sont alignés les bayles
Défenseurs protégeant" la caste plébéienne
Taverniers' tanneurs' maçons' cordonniers' bouchers.
Sur le mur opposé" dans la crypte lavique
L’effigie de Saint Flour" tenant sa crosse antique
Le modeste bourdon" qu’en or Dieu transforma.
Sous les pieds de l’apôtre" une masse imposante
Le coffre villageois" au triple verrouillage.
Là se trouvent gardés" les documents précieux
Procès-verbaux' délibérations' décrets' sceaux.
L’un des consuls' Gillet" sage parmi les sages
Par sa philantropie" de ses pairs se distingue.
Libéral' indulgent" il est aimé du peuple.
C’est à lui' tolérant" que viennent s’épancher
Les filles mortifiées" les femmes tourmentées
Par les maux' les soucis" de la vie familiale.
Jamais il n’humilia" ni valets ni servantes.
Les animaux bannis" par Dieu' par les humains
Se réfugiaient' confiants" dans son logis paisible.
Son coffre s’épanchait" pour les nécessiteux.
Les réprouvés en lui" trouvaient la compassion.
Quand prospéraient les champs" de la verte lentille
Les sétiers opulents" de son échoppe honnête
Finissaient bien souvent" dans l’écuelle du pauvre.
La sueur de son front" coulait pour la cité.
S’il ne tenait qu’à lui" point ne se trouverait
De nouvelle recluse" au Pont Sainte Christine
Pour ne point l’exposer" aux atroces tourments
Du vent' de la froidure" et des intempéries.
Dans son for il souhaitait" que pour les pénitentes
Les conditions de vie" fussent moins rigoureuses.
L’on pourrait' disait-il" réparer le réduit
Le munir d’un grenier" et d’une cheminée.
Tel était Gillet' bon" généreux' bienveillant.

Cependant' près de là" dans la salle attenante
Les gardes en faction" calmaient les postulantes
S’injuriant' se poussant" pour s’approcher de l’huis.
Sur un signe discret" de l’évêque au portier
La première apparut" maigre fille en haillon
Décidée fermement" à remporter l’épreuve
Mais le jet des questions" bientôt la désempare.
L’une après l’autre ainsi" devant l’assemblée passent.
Trop pâle ou trop fluette" orgueilleuse ou trop sotte
Peu miséricordieuse" impénitente ou fruste.
Nulle ainsi n’avait pu" convaincre les prévôts.
Cependant la dernière" apparaît dans l’enceinte.
La voici' damoiselle" au maintien noble et digne.
Gillet soudain frémit. Son front devient livide.
Pour ne pas s’affaler" il s’agrippe à son banc
Car devant lui paraît" Maud' sa fille adorée.
La candidate semble" agréer tous les membres.
L’évêque enthousiasmé" s’épanche en compliments.
Se cramponnant' Gillet" tente une intervention.
« Pourtant ne croyez-vous" qu’elle est beaucoup trop jeune?»
Le consul en émoi" contemple tous ses pairs
Mais nul parmi les rangs" n’approuve son avis.
Les têtes sont baissées" les regards sont fermés.
L’évêque sèchement" rompt le silence lourd.
«Nous comprenons' Gillet" vos modestes propos
Mais vous méritez bien" le choix de votre fille»
Tous approuvent en chœur. La séance est levée.
Le greffier scrupuleux" sur le parchemin note.

*

Sur la morne planèze" étendant ses bruyères
Le matin gris succède" à la nuit ténébreuse.
Le brouillard se dissipe" aux confins des vallées.
C’est alors qu’apparaît" l’âpre cité venteuse.
Dans l’air elle s’élève" abrupte' impénétrable
Telle une île céleste" émergée des nuées.
Murailles et rochers" l’un à l’autre s’intriquent.
Dans cette confusion" l’on ne peut distinguer
Ce que l’homme bâtit" ce que Dieu façonnât
Ce que pût engendrer" l’une à l’autre associées
L’énergie des maçons" la force plutonique.
Soutenant le bastion" les orgues prismatiques
Redans multipliés" telluriques piliers
S’alignent puissamment" vertigineusement.
Les donjons sont pitons" les grottes sont poternes.
La béante fissure" est une barbacane.
Chaque monument semble" extrusion volcanique.
La nature a sculpté" ces rustiques gargouilles.
Blocailles et pierriers" sont merlons' sont moellons.
De tous côtés' partout" le basalte funèbre
La nigrescente lave" où chatoient sombrement
La verdâtre olivine" et l’obscur pyroxène
Dans l’amorphe réseau" des microlithes gris.
De tous côtés' partout" le basalte massif
Dur' brut' grossier' rugueux" dépourvu de chaleur
Pareil au cœur de l’Homme" ignorant le bonheur
L’Homme niant Beauré" refusant harmonie.
Partout' le noir' le noir" sépulcral' mortuaire.
Partout le noir austère" insipide' opressant
Pavés noirs' linteaux noirs' poteaux noirs' voûtes noires.
L’ardoise gris-bleuté" sous l’horizon plombé
Surajoute ses tons" aux blafardes nuances
Dans l’unie matité" la terne opacité.
Nul ornement n’égaie" ces façades sinistres
Nul agrément n’avive" éperons' bâtiments.
Sur les jumelles tours" coiffant la cathédrale
Comme poignards tendus" vers l’espace infini
Les clochetons aigus" semblent percer les nues.
La cité paraissait" une infernale ville
Par magie remontée" des antres souterrains.
L’on aurait dit ces blocs" ces torses colonnades
Concrétionnés' forgés" par Méphistophélès.

Nulle faille en ce nœud" de fortifications
Pas un ébrasement" ne rompt cette courtine.
Sans faiblesse elle étend" sa perfide série
De mâchicoulis' de chadefeaux' pertuisanes
Prêtes à mutiler' meurtrir' couper' broyer.
Sur la tour Chabrelhat" sur la tour Saignevaire
De la Poterne Frauze" au Passage des Roches
La hallebarde au poing" les sentinelles veillent.
Dans l’enceinte enfermés" les quartiers se dessinent
Frustes entassements" de sordides masures
Lourds enchevêtrements" de pignons et toitures
Le Breuil' la Rolandie' le Mur' la Vernesie.
Dans l’opulent Mazel" devant l’on aperçoit
Les riches maisonnées" les hôtels somptueux.
Tout là-bas l’on devine" indistincts' imprécis
Les bouges désolés" vers Sorel s’étendant.
La Grand-Place paraît" le seuil de l’Anténore.
Les rues' canaux profonds" sillonnent la cité.
Le peuple vit et meurt" en ce chaos difforme
Six mille âmes souffrant" s’aimant' se haïssant.
Les soudards qui buvaient" au long de la nuitée
Les muids remplis de vin" provenant du Rouergue
Somnolaient avachis" sur les bancs des gargotes.
Cependant réveillés" aux lueurs de l’aurore
Les potiers façonnant" l’argile ramenée
Depuis le marécage" aux abords de Grisols
Dans l’arche des parvis" illuminaient des cierges.
Partout se côtoyaient" ceux qui prient' ceux qui jouissent.
Débauchés' pénitents" dévots et mécréants.
La croyante cité" partout glorifiait Dieu.
Saints de pierre' apôtres d’airain' vierges en bois
Dans les intersections" dressent leur effigie.
Les racoins de Saint-Roch" tapissent les murailles.
Partout' bâtiments pieux" saintes congrégations
Dominicains' Visitation' Présentation
Jacobins' Oratoire' Évêché' Prieuré.
Le profane enserré" dans ces religieux rets
Semblait honteusement" s’étrécir' dépérir
Lui-même s’effacer" par son insignifiance.
Partout s’intercalaient" de vastes cimetières.
Le passé' le présent" paraissaient confondus
Les morts et les vivants" les tombeaux' les demeures
Se mêlaient' s’unissaient" inséparablement.
L’on pouvait deviner" par les grilles des herses
Dans le terrain vague" au-delà de l’enceinte
Les vestiges noircis" de Camiol incendié.
Puis vers le Pont' là-bas" Freydeira' puis la Côte
Le fouillis des abris" tonnes et cabanons.
Là' vivaient les Terreux" dans l’insécurité
Vingt fois' cent fois pillés" rançonnés' molestés.
Vers l’horizon lointain" se déroulaient au Sud
Les contreforts boisés" bordant la Margeride.
Vers le Nord s’élevaient" les puys blancs écorchés.
Tout semble pétrifié" dans la ville endormie.
Les fontaines figées" ne délivraient plus d’eau
Les sources qui suintaient" vers la Poterne Meg
Descendant vers l’Ander" croupissaient et séchaient.
Cependant quelques bruits" dans le silence montent.
Faiblement l’on entend" le sourd écoulement
Des égouts s’engouffrant" sous la Poterne Thuile.
Sur les berges des Lacs" au-delà des remparts
Le râle des pluviers" résonne tristement.
Le Christ ouvert au flanc" devant la cathédrale
Jette sur la cité" son lamento lugubre.
Mais quand le vent gémit" durant les nuits d’horreur
Mêlant aux litanies" des chanoines fervents
Le terrèque refrain" des orgues basaltiques
L’on croirait qu’émanant" de la Géhenne horrible
Retentit sur la ville" un grandiose requiem
Cantate hallucinée" lyrique et pathétique.

Depuis que saint Florus" venu de Narbonnaise
Repoussa de sa main" le rocher Indiciac
La cité courageuse" endurait les épreuves.
Le sanguinaire Astorg" à l’encolure immense
Le comtour à Nonette" Amblard Mal hiverné
Par le fer et le feu" la ruinent tour à tour.
Mais voici le sauveur" Odilon de Mercœur
Sage établissant paix" bâtissant prieurés.
Puis les épidémies" sur elle s’abattirent
Dysenterie' typhus' choléra' peste et lèpre
Décimant les humains" par d’invisibles traits
Malgré les parfumeurs" qui bénissent les rues.
Survient le temps honni" des famines et guerres.
Les brutaux Castillans" les Anglais batailleurs
Les Routiers' les Gascons' les Écorcheurs' Tuchins
Joignant leurs contingents" sans répit la menacent.
Contre elle sont ligués" les suzerains arvernes.
Bertucat prend Montbrun" la haute citadelle.
Sennezergues réduit" la planèze en décombres.
Chateauneuf-de-Randon' Saillant' Chaliers' Alleuze
Tombent l’une après l’autre" aux mains de l’ennemi.
Blocus puis échelade" avaient miné sa force.
Les feux grégeois tombant" sur les charpentes nues
Ravageaient sa carcasse" et fondaient ses réserves.
Pourtant' malgré les maux" calamités' revers
La Ville des Autans" survivait' résistait.

*

Le soleil hivernal" parut à l’horizon.
Vers l’Ander confluaient" les groupes d’habitants.
Le peuple descendait" par le chemin des Chèvres
Puis longeait le Carmel" jusqu’à la Salvagaire
Tous pour fêter ce jour" la nouvelle recluse.
Déjà' devant le Pont" l’assemblée se massait.
Devant les confréries" viennent les dignitaires.
Voici d’abord l’évêque" arborant son rochet
Les jurats' les consuls" vêtus en rouge et noir
Dans leur manteau fourré" d’écureuil ou renard
Les prélats' magistrats" clercs' moniales et moines
Les chanoines couverts" de l’aumusse en furet
Chapitre cathédral" chapitre collégial.
Puis voici les bourgeois" habillés de blanquet
De bru' de sarrasin" de saur bis ou roussâtre.
Voici les artisans" tous bien emmitouflés
De verte limousine" en mareille assemblée.
Puis viennent les tanneurs" gantiers' passementiers
Cordeliers' tapissiers' tisserands' taverniers
Les hommes protégés" d’un large tablier
Les femmes en corset" coiffées de chaperons.
Le héraut en arrière" élève la bannière.
L’étendard jaune et bleu" se tord au vent d’hiver.

Maud alors apparaît. La foule est silencieuse.

L’évêque la bénit" au nom de Jehova.
Les prélats recueillis" entament la prière.
Silence un long moment - C’est le crucial instant.
La voici maintenant" seule avec sa conscience
La voici maintenant" seule avec son destin.
Va-t-elle retourner" vers ses parents chéris?
Va-t-elle s’engouffrer" par la morne ébrasure
De l’horrible réduit" où l’attend son martyre?
Lentement la voici" vers le Pont s’avançant.
La voici parvenue" sur le seuil fatidique.
Se retournant alors" son dernier regard sonde
La foule rassemblée" puis la cité' les cieux
Lors elle disparaît" dans le fonds ténébreux.

Une explosion de joie" soudain fuse partout.

Le maçon d’un pas lourd" s’avance vers la brêche.
Malgré l’ordre sommé" sa main tremblante hésite.
C’est bien contre son gré" que le manouvrier
Scelle à chaux et gravier" l’hermétique logette.
L’orifice est bouché - Ç’en est fait. La voici
Pour toujours emmurée" pour toujours enfermée.
Rien maintenant' rien' rien" ni ses regrets' ses plaintes
Ne pourront plus rouvrir" l’infrangible muraille.
C’est roidi' pétrifié" par l’atroce agonie
Que son corps passera" la paroi défoncée.
Par l’ombre environnée" Maud songe à son enfance.
De sa vie jamais plus" elle n’éprouvera
Le doux attachement" du foyer bienveillant
Les veillées chaque soir" devant l’âtre vermeil
Quand l’aïeul chenu conte" une ancienne légende
Les parents attentifs" les amis prévenants
Sa grande sœur aimée" consolant ses chagrins
La couche aux draps moelleux" qui l’attendait le soir
Le fidèle barbet" qui vient lécher ses mains.
Jamais plus tout cela. Jamais plus. Jamais plus.
Douloureuse' une larme" à son œil triste perle
Mais elle éteint sa peine" elle joint ses deux mains.

Au dehors cependant" la populace en liesse
Partout se répandait" par bandes familiales
Vers la tour à Camiols" vers la prairie de Paques
Là-bas' jusqu’au moulin" qui jouxte la Vigière.
Puis la bombance éjouit" les femmes et les hommes
Pour un jour oubliant" les maux et privations.
Des bissacs l’on retire" aliments' victuailles
Perdreaux et pintadeaux' pompes dorées' millards.
L’on avait amené" tripoux' charcuterie
Les fourmes affinées" dans les caves profondes.
Les broches sont plantées" les foyers allumés.
Lapins' chapons' canards' sont égorgés' rôtis.
Chacun prend une part" et chacun se régale
De salaisons' pounti' soufflés' tome et truffade.
Les pichets sont vidés" les tonneaux sont percés.
Pourtant l’on ne saurait" oublier la recluse
Pendant ce temps seule" en sa loge enfermée.
C’est ainsi qu’on lui tend" son écuellée de fèves.
Puis les jeux' les défis" échauffent les parieurs.
Les costauds' rubiconds" en bras de fer s’épuisent.
Devant les ingénus" les gouailleurs fanfaronnent.
Les gars émoustillés" reluquant les ribaudes
Pincent complaisamment" les croupes rebondies
Les soudards éméchés" se muent en matamores
Les donzelles grisées" deviennent vicomtesses.
Les grivoises chansons" fusent dans les gosiers
Railleries' moqueries' plaisanteries salaces
Déclenchent par accès" la grasse hilarité.
Mais la fraternité" ne tarde à s’émousser
La fête chaleureuse" en rixe dégénère.
Coups de poings' coups de pieds' hargneux' rageurs' haineux
Fort généreusement" sont alors échangés
L’insulte et le juron" copieusement lancés.
Puis chacun se retire" emportant sa rancœur
Pendant que la pénombre" envahit la vallée.

*

La grisaille du soir" tombe sur les faux-bourgs.
Plus une âme égarée" dans ce lieu solitaire.
La ville ténébreuse" aux maisons calfeutrées
Sur l’horizon devient" une masse effrayante.
L’Ander silencieux coule" en son lit rétréci.
Les mulots affamés" poussent des cris aigus.
Mais au mitan là-bas" du Pont Sainte Christine
Malgré le vent glacial" tête nue' sans manteau
L’on voit se détacher" une silhouette humaine
Qui semble dialoguer" avec l’immense nuit.

«Ô' ma fille adorée" je serai toujours là.
Vous' la chair de ma chair" vous' mon Graal' vous' ma vie.
Que sur ma tête choient" flocons ou bien grêlons
Je serai toujours là" près de toi pour gémir.
Je serai toujours là" je serai toujours là.
Près de toi' près de toi" je serai toujours là.
Sans répit' sans repos" qu’il neige ou qu’il vente
L’été comme l’hiver" de l’aube au crépuscule
Je serai toujours là" je serai toujours là.
Près de toi' près de toi" je serai toujours là»
«Mon père' ô laissez-moi" seule avec ma douleur.
Sans tarder regagnez" votre aimable demeure
La chambre où vous attend" votre fidèle épouse»
«Votre mère hier soir" est devenue démente.
Son esprit abusé" voit partout votre image.
Comment sans vous pourrais-je" en ma villa cossue
Manger' boire à mon saoul" pendant que vous jeûnez?
Comment sans vous pourrais-je" en mon lit chaud dormir
Pendant que sur la dalle" au froid vous grelottez?
Non' ma place est ici" près de vous' ô ma fille.
Je serai toujours là" je serai toujours là.
Près de toi' près de toi" je serai toujours là»
«Priez' priez' mon père" ô louez le Seigneur...
Mais vous ne priez pas. Mais pourquoi" pourquoi donc.
Mais comment se peut-il" que vous ne priiez pas?
Vous toussez' vous toussez" le mal vous envahit.
Rentrez' rentrez' mon père" en votre bon logis.
Mais que se passe-t-il? Ne vous penchez pas" non.
Vous défaillez' mon père" ô' non' rattrapez-vous
Retenez-vous' retenez-vous' rentrez' rentrez.
Vous risquez de chuter" vous risquez de mourir.
Malheur' malheur' ô malheur' mon père' ô malheur
Ç’en est fait' mon père' ô mon père' hélas' hélas...»

La Saga de l’Univers - Claude Fernandez - Éditions Sol’Air - © Éditions Sol’Air - 2007