LA GITANE D'AUZON

Les aventures d'un dandy cynique

Claude Fernandez

La gitane d'Auzon - Claude Fernandez - Éditions Sol'Air - © Éditions Sol'Air - 2010 - ISBN, 978-2-35421-112-7 - Licence Creative Common CC-BY-ND



PRÉSENTATION

AVERTISSEMENT


PRÉAMBULE

PROLOGUE

L'APPARTEMENT

LA BROCANTE

L'ÉPICERIE

PREMIER INTERMÈDE

LA BOULANGERIE

L'INTRIGANT

AUZON

LE CHÂTEAU

DEUXIÈME INTERMÈDE

LA COLLÉGIALE

LA JASSERIE

TROISIÈME INTERMÈDE

LA GARGOTTE

ÉPILOGUE

 

PRÉSENTATION


Un dandy cynique est séduit par une gitane racoleuse. Inexplicablement, il voit apparaître des images évoquant l'Andalousie dans le petit village d’Auzon en Auvergne, lieu de sa villégiature. Il ne sait si ces visions sont le fait de son psychisme perturbé par un envoûtement ou bien s'il s'agit d'un complot organisé. L'interrogation demeure jusqu'à la résolution finale. L'intrigue permet de découvrir l'intimité d'un village dans ses profondeurs les plus secrètes selon une reconstitution magnifiée par le lyrisme poétique. L'action s’appuie sur des évocations virtuelles jamais réalisées en un esthétisme confondant l'art et la vie. Dans cette perpétuelle ambiguïté entre la fiction et la réalité, entre la fausseté et la vérité, le héros assouvit sa quête d'émotions intenses avec la délectation supérieure d'un artiste vivant son œuvre. À sa recherche de raffinement aristocratique répond le comportement primaire et impudique d'une héroïne dépourvue de scrupules. Les deux personnages retrouveront les normes de la vie quotidienne, néanmoins, à l'issue de cette expérience hors du commun, le héros découvre un idéal de beauté limpide. L'auteur développe une critique de différents genres romanesques, le roman d'amour, le roman du terroir, le roman libertin tout en prétendant les illustrer.
 


AVERTISSEMENT SUR LE CONTENU


Les personnes évoquées dans cet ouvrage sont purement fictives et ne représentent en aucun cas la population d'Auzon. Seul le cadre architectural et géologique concerne la ville.
 


AVERTISSEMENT SUR LA PONCTUATION


Cette version est conçue spécialement pour la lecture orale selon les préconisations suivantes:

- . ? ! « » ... ( tiret, points, guillemets) préconisent une pause longue

, (virgule) préconise une pause courte.

' (signe de coupe dérivé du signe / utilisé pour l'écriture analytique de la poésie) Ce signe, placé directement après un mot, préconise une inflexion vocale sans pause.

Précisons également que toute liaison possible est préconisée, de même que toute élision.

Naturellement, le lecteur conserve tout loisir de lire selon sa convenance et en particulier d’introduire à la déclamation des effets spécifiques ne correspondant pas à la ponctuation proposée.
 

PRÉAMBULE


Je m’interroge au sujet des péripéties que je vécus l’an dernier, lors de ma convalescence en un village auvergnat. Les objets' les humains que nous voyons' côtoyons quotidiennement, ne sont-ils pour la conscience une alchimie de la psyché? Ne sont-ils fusion dans laquelle imagination rejoint perception? Qu'est la réalité? Qu'est la fiction? Quel évènement paraît plus véridique? Serait-ce une affabulation par tous préjugée? Serait-ce un fait par tous ignoré? Les opinions des individus sensés' leurs sentiments anodins, ne pourraient-ils provoquer en nous une absolue paranoïa?
Je ne savais si j'éprouvai d’exaltants ou d’angoissants moments. Ce dont je puis témoigner, c'est d'avoir intensément vécu ces jours heureux, hors de la durée normale et de l'espace ordinaire. Lieux' environnement comme époque étaient méconnaissables. Pourtant, nul esprit divin n'avait engendré cette inattendue métamorphose. L'interprétation mentale avait changé la réalité, mué la fausseté pure en fallacieuse authenticité. La parodie grotesque avait imprimé dans mon âme un rêve enivrant. Cette éhontée comédie' magnifiant bassesse en élévation, devait à mes yeux dépouiller la vie de sa crédibilité.
Le jeu théâtral' succédané de vérité, ne résolvait-il cette énigme? La représentation n'avait-elle atteint la perfection, fruit d'un esthétisme éradiquant la discordance erratique? N’avait-elle ainsi concentré' niant aléas' disharmonies, les éléments du Réel épars en quintessence idoine? Si les objets' les humains' se diluaient dans un tourbillon diffluent, comment évoluaient nos sentiments à leur égard? Je n'en retins que des visions' des illusions, rêve inconsistant. Le simulacre ambivalent des situations, le déroulement de l'action, créaient en nos cerveaux ces confus épiphénomènes. Paradoxalement, je sombrais dans le solipsisme en oubliant mon ipséité. Je n'adhérais plus à la matérialité. C'est ainsi que je substituais au monde un Empyrée, miroir de la Beauté pure.

 

PROLOGUE


«Maître' ainsi vous serez bien aise en agréant ce repos. La profonde Auvergne au décor bucolique est élixir de jouvence. Mieux encor' vous serez le phénix renaissant de sa dépouille» Jean-Octave Aydat, par une emphase ampoulée bien propre à son tempérament, présentait mon séjour dans la calme Auzon, pour moi lieu thérapeutique obligé, sous l’aspect de villégiature idyllique. Disposant d'un appartement dans ce hameau du brivadois, lors il me l'avait proposé pour que je reprisse un peu le goût de vivre. L’initiative était bienvenue car ma santé gravement déclinait.
Dans son coupé confortable' à vive allure ainsi, nous roulions vers la destination promise. Par ce bel après-midi, les rayons du soleil estival doraient les hauts plateaux limanais.
Comparablement à moi, Jean-Octave Aydat pouvait se prétendre un auteur honorable. Son renom' toutefois' n'égalait pas le mien. Le mois précédent' je lui confessai mon défaut d'inspiration. Mon éditeur avait refusé le dernier récit que j'avais commis. Le Bureau de Sélection' friand habituellement de mes nullités, l'avait éliminé dès la première évaluation. «Pas dans l'esprit de l'époque» m'avait-on froidement signifié. J'avais pourtant mis dans ce récit tout le talent dont j'étais capable. C'est de ce revers qu'avait débuté ma crise. J'étais oppressé dans ce tunnel de l'incapacité littéraire. Nulle issue ne m'apparaissait. Malgré cela, depuis trois ans' je cachais ma déchéance à mon lectorat, feignant la fallacieuse illusion d'un renouvellement euphorique. Je signais mes romans comme un automate. Pourtant' le public' impressionné par ma notoriété, me croyait saisi d'une incoercible inspiration. Réellement, je passais mon temps avachi dans les bars à consommer des cafés-crème. Le soir' je m'alitais avant le crépuscule et je dormais. Quand Hypnos' le dieu capricieux' me repoussait, mon cerveau s'égarait en méditations bizarres. Je n'aurais jamais avoué' le confiant en un roman, ce déferlement incohérent de suggestions et d’images. «Par la volonté' chasse en tes pensées les monstruosités» recommandait Socrate à son disciple ignorant, mais cet effort chez moi devenait déficient. Mon public' cependant' commençait à s'interroger sur ma discrétion. Pour l’opinion, drogue ou bien alcool auraient pu redorer mon blason, mais je n'affectionnais que les boissons dépourvues de lustre. Sexuellement, n'éprouvant d'affinité pour la gente aux cheveux longs, je ne pouvais afficher de performances. Je songeais alors que la tendance uraniste' en nos jours si prisée, pourrait sauver ma réputation perdue, cependant, je ne concevais la minime attirance à l’égard des invertis. Je devais me l'avouer honteusement, je ne pouvais perpétrer soûlerie, débauche ou même excentricité' qui pût relever mon prestige. Mon existence appesantie s'enlisait dans le confort. Je ne pouvais me cacher la vérité. Me targuant d'esprit libertin, je suivais une observance anachorétique. Pendant ce temps' en raison de mes succès passés, j'étais payé grassement par mon éditeur. Je n'avais pas noirci de mon encre un folio depuis au moins dix ans, moi qui me vantais autrefois d'honorer le célèbre aphorisme «Nulla dies in vita sine linea»
L’agreste environnement sera bénéfique à ma santé...» répondis-je enfin «...mais je doute assez fort que ce traitement restitue mon inspiration. L'action me paraît l'ingrédient majeur du roman. Rien ne vient perturber la vie routinière en ces hameaux perdus» Pourriez-vous l’affirmer? Ne croyez pas que l'agrément du lieu soit uniquement sa verdure. Mais nous en reparlerons»
Le soleil implacablement dardait ses feux. Le macadam' que recouvrait un halo d'air vaporeux' surchauffé, de ci de là' semblait fondre en flaque étincelante. Pour notre œil ébloui, la chaussée révélait de sournois marais et d'insidieux syrtes. Le coupé n'allait-il s'y gluer? mais nous vainquions ce mirage' effet de la touffeur hallucinatoire. La douceur des suspensions' l'amortissement des pneus, générant un bercement régulier, nous communiquait une impression de portance aérodynamique. Plutôt ne s'agissait-il pas de lévitation miraculeuse?
Comment écrire un bon roman quand on n'a pas d'inspiration, pis' quand on ne croit plus au roman?» continuai-je. Vous pouvez écrire un faux roman» Qu'est un faux roman?» Jean-Octave attendit' préférant différer sa réponse. Disert et d'une agréable aménité, sans hâblerie ni désinvolture' il savait ménager son effet, prolonger le suspens de ses propos avec une appropriée lenteur. Plus encor' il affectait, nul jamais n’en sut la cause' un léger accent méridional. Cette habitude agrémentait son naturel de bonhomie pittoresque. Selon mon principe' un faux roman, c'est un roman dans lequel tous les héros sont faux, les décors et lieux sont faux, l'action de même est fausse. Naturellement puisqu'il s'agit d'un faux roman» dit Jean-Octave. Sa face épanouie manifestait la satisfaction d’avoir assené ce truisme.
Naturellement. La définition traduisait le mot dans sa littérale énonciation. Mais...» dis-je en me reprenant «...dans un roman, tout' bien sûr' est faux sans qu'il soit un faux roman» Vous avez raison...» répondit Jean-Octave «...mais... le roman, le vrai, pour un lecteur est censé nous apparaître en entier vrai. Le faux roman, faux de même' est censé' lui, se révéler à nous sous l’aspect de l'imposture» Dans la perplexité' j’attendis un moment... qui ne fut pas superflu pour décrypter cet argument, puis je me lançai dans une explication passablement alambiquée: «Ne s’agit-il pas d’un paradoxe? Convenant qu'il s'agit de fiction, le faux roman serait dans la vérité. Cela contrairement au roman vrai qui prétend - suprême hypocrisie - présenter l'action comme un fait avéré» Certainement...» convint Jean-Octave. Mais le faux roman n'est-il pas un avatar corrompu du roman?» poursuivai-je.Plutôt n'est-il sa forme aboutie plus authentique? Le roman traditionnel représente une évolution décadente. C'est un substitut malsain de la vie. Lecture' ô vice impuni vous connaissez la formule. J'affirmerais' sans vouloir vous heurter, que le roman permet au lecteur pantouflard d’assouvir sa perversion»
Nous atteignions déjà la gorge où la rivière Allier s'épanchait. La voie longeait un rempart de rochers abrupts. La déclivité s’amplifiait. La voiture au moteur bien huilé' graissé, ronronnait comme un chat placide ou rugissait comme un tigre en colère. L'autoroute' allongeant son ballast et ses remblais, voûtains précontraints, panneaux bruts' soutènements froids, semblait fer de lance indifférent' inhumain, jeté par la modernité sur la nature enchanteresse. Dans son élan, rien ne paraissait l'arrêter. Son passage écrasait le bucolique univers des prairies et bosquets, des fleurs et papillons, des coteaux et vallons. Son béton gris et terne éteignait les tons verdoyants de la campagne. Sans vergogne' elle égratignait le mont, tailladait l’éminence' enjambait impunément de ses ponts, ravin' précipice.
«Un faux roman, c'est un roman qui devient sujet de lui-même» poursuivit Jean-Octave. Je connais l'art du roman selon Balzac ou Stendhal. Que serait l'art du faux roman?» L'art du faux roman, c'est d’évoquer au lecteur la survenue d'actions jamais accomplies, se jouer de lui dans une illusion continue. L’art du faux roman, c'est de promouvoir le décor au détriment des héros. L'art du faux roman, c'est d'enliser le récit par un interminable et vain cheminement, c'est provoquer dans l’esprit du lecteur une exaspération, mais possiblement il peut y goûter un insidieux plaisir. Vous connaissez Wagner' c'est le principe éminent qu’il initia, transmuter l'infinie lenteur en effet. L'art du faux roman, c'est d'employer délibérément des clichés éculés, de s'appesantir minutieusement sur d'inintéressants détails. L'art du roman, c'est de casser l’intrigue au moment inopportun, mais opportun pour décevoir l'enthousiasme impatient du lecteur. L'art du faux roman, c'est' en le détruisant' aboutir à sa plus intime essence»
Nous avions ralenti. Le coupé' comme à regret, s’engagea dans un passage étroit balisé par des plots. Sur la chaussée' près de nous, s'activaient dans un assourdissant brouhaha, bouteur' excavateur et camions. L'on eût cru' menaçants, des scarabées géants à la carapace invulnérable. Crachant vapeur et bitume' ils semblaient mus par un appareillage infernal. Brusquement' dans l'incandescent magma, pareils à des Lucifers hideux, surgit un essaim de manouvriers hâlés' dépoitraillés. De leur pic' on eût dit qu'ils martyrisaient les damnés, hurlant' s'époumonant. Puis s’évanouit la vision diabolique. Devant nous' la route alors s’'élargit.
Mais ne risquons-nous pas d’irriter nos lecteurs?» me résolus-je à répondre enfin. Pour Hegel' auteur et lecteur sont engagés dans un combat dialectique. Le premier peut triompher du second s’il parvient à le dépiter, ruinant son idéal primaire. La stratégie de l'auteur consiste à l'amadouer, puis brusquement le trahir. Le summum de jouissance éprouvée par l'auteur à l'égard du lecteur, c'est de l'humilier' de l'atteindre en son amour-propre» Mais celui-ci ne réagit-il pas?» De fait' il utilise au maximum un subterfuge ignominieux, surinterpréter' biaiser' déformer le discours de l'auteur. Ce qu'il réalise en toute ingénuité' sinon duplicité. C’est ainsi que le matois lecteur' plus ou moins consciemment, peut élaborer la stratégie de la fuite. Sa méthode est l’hypocrisie pure' une odieuse hypocrisie. Parfois, s'appuyant sur une exégèse erronée, son vice abject l'incite à louanger l'auteur qu'il déteste. Pour éviter les vérités que l'ouvrage exhibe à son œil outré, ce lecteur infâme utilise un moyen lâche et grossier, la dérive humoristique» Cependant' le poète orgueilleux' contrairement au romancier, reste inaccessible en sa tragique épopée comme en sa riante églogue» Pensez-vous, car à son égard' l’infamant lecteur utilisera' toujours inconsciemment, la technique éprouvée de l'isolement. Superbement' il ignorera le poète en son nuage. Raffinement suprême' il pourra le couvrir d’un éloge excessif. Lecteur vil' ô toi' mon irréductible ennemi, je dois impitoyablement te harceler, t’assener brutalement et vertement les vérités que tu refuses»
Insensiblement, le discours de mon ami s’enflait sur un ton grandiloquent. La vallée se rétrécissait. Nous devions négocier un enchaînement de sinuosités, ce qui produisit un ballottement du coupé. Ne voguions-nous dans un coracle au sein du bitumineux flot? Ne volions-nous dans un planeur au milieu des nébulosités?
Jean-Octave était bien le seul' nonobstant son renom d'écrivain sérieux, qui pût développer théories si farfelues. Je n'adhérais pas au jeu de provocation qu'il entretenait. «Pourquoi pas» répondis-je' afin qu'il ne se rengorgeât de mon offuscation. Ne faut-il pas rechercher la véracité, le ton juste?» rajoutai-je' en feignant l’indifférence. Je me trouvai cependant confus d'avoir ainsi proféré ce poncif. J'étais si las. Jean-Octave' ignorant ma répartie, poursuivit sa pensée. Nous devons cultiver l'inauthenticité» Je sursautai. Mon ami pouvait-il me proposer une infamie pareille? voulait-il m'y pousser? Mais qu'est l'authenticité? répondis-je avec détachement. La totale authenticité ne peut exister, ni dans la fiction' ni dans la vie. Seul un moyen pourrait éviter la fausseté consubstantielle au roman, l'assumer sans complexe» Mon ami' dont la passion montait' malmenait sa direction, mordant parfois dangereusement sur l’accotement. Lors' il me sembla préférable' en cette occasion, de neutraliser la conversation par une habile échappatoire. La difficulté me concernant demeure identique. Je ne trouve aucune idée, ni pour le vrai ni pour le faux roman» Soyez patient. Tout peut arriver»
Nous devions quitter l'autoroute au niveau de Charbonnier-les-Mines. Jean-Octave engagea le coupé sur la bretelle. Nous suivions le défilé bordé par les derniers contreforts limanais. La nuit tombait. L'on ne distinguait plus au lointain les monts du Livradois, se confondant sur l'horizon plombé. La route apparaissait métamorphosée, reflétant la rusticité qu'évoquait l'environnement. Le macadam autoroutier' lisse' uni, s’était mué brusquement en placage altéré, cisaillé' rainé, déformé par la crevasse et le bosselage. Tels voyons-nous sur un épiderme endolori, contusions' tuméfactions' callosités. Souvent' le recouvrait un bitumineux lambeau, grisé' granité, ce qui lui prêtait l'aspect d'un patchwork misérable.
Nous parlions de nouveau bas. Ces propos devaient revêtir le sens d’un intermède anodin. Le ronronnement du moteur couvrait la voix de mon ami. Remorquant laborieusement un chargement de foin, c’est alors qu’un tracteur nous força de rétrograder. Le conducteur' juché sur un siège en fer blanc' tressautait comiquement. Ne se trouvait-il sur des charbons ardents? Le confort de nos luxueux fauteuils en velours capitonnés' rembourrés, contrastait cyniquement avec son installation précaire. Le coupé dut suivre un moment l’attelage ainsi cahotant, puis la chaussée de nouveau s'élargit, découvrant un long tronçon rectiligne. Nous pouvions doubler. J'étais soulagé de cette opportunité. Le tressautement du conducteur' lancinant, commençait véritablement à me devenir insupportable. Cependant' Jean-Octave' inexplicablement, ne tenta nullement de le dépasser. J'étais prêt à lui manifester mon étonnement, néanmoins' je me ravisai. De sa part' n’était-ce intentionnel? Puis au moment où je désespérais qu’il agît, mon ami brusquement doubla, nous délivrant ainsi de ce calvaire. Quand le conducteur apparut à mon niveau' latéralement, je le vis déformé par un monstrueux rictus' violenté par le vent, comme assailli par les douleurs et tourments du monde. L'homme un instant nous considéra d'un air goguenard' indéfinissable... Puis mon champ de vision bascula soudain. Les contreforts limanais s’étaient rapprochés. Le val en ce lieu se rétrécissait tel peau de chagrin.
Après ce long moment silencieux, mon ami lui-même abandonna le sujet qu’il avait abordé. «Prions pour éviter le désagrément d'une embuscade en ce lieu. Je sais qu’un brigand redoutable' un certain José-Maria, dépouille allègrement voyageurs et promeneurs..» J'étais interloqué. C'était' je le sus tardivement, la première énorme invraisemblance émaillant mon séjour. Le temps révolu de la diligence est lointain» remarquai-je en riant. Mais plutôt que d'acquiescer, mon ami demeura coi. Puis' sur un ton pareillement sérieux, je l'entendis poursuivre L'air de l'Océan vous revivifiera, vous ne serez pas très loin de la côte» L'air de l'Océan près d’Auzon? Quelle étrangeté! N'était-ce une absurdité volontaire? Jean-Octave' enclin par nature à la provocation, ne se complaisait-il en proférant ces bizarreries? Sans doute avais-je interprété faussement son propos. Sa voix en effet, s'était brusquement amenuie. Mais l'Océan se trouve à plus de cent lieues» répondis-je' poursuivant sa plaisanterie supposée. Là-dessus' chacun se tut. Je considérai Jean-Octave à la dérobée, mais l'ombre' envahissant le coupé' m'interdisait de le dévisager. Rien ne pouvait me renseigner sur la raison de cette incongruité. Je l'entendis poursuivre... lorsqu'un véhicule en un vrombissement nous doubla. Je ne pus saisir la signification de ses paroles. «Pourquoi pas» marmonnai-je à tout hasard en baissant la voix.
La campagne alentour s'enténébrait. De ses feux' chaque automobile irradiait notre habitacle en nous croisant, puis nous retombions dans l'obscurité. Cet échange incohérent' les vifs éclairs dans la nuit, contribuaient à créer une atmosphère inquiétante et surréaliste. Je me crus dans un astronef à mille années-lumière. Dehors' les panneaux réverbéraient leurs faisceaux, tels galaxies' constellations' dans l'espace intersidéral. Désormais, plus rien ne semblait nous lier à l’humaine existence. J'aurais voulu que le trajet ne finît jamais. L'occasion d'un voyage est un laps' un temps néantisé, nous procurant l'impression de vaincre ainsi la destinée, de briser notre aliénation terrible aux sujétions de la société. Nous avons quitté notre ancien logis et n'habitons pas encor le nouveau.
Le coupé s’engagea sur un pont comme une arche unissant deux continents, le vieux monde éprouvé que je connaissais, l'univers ignoré que j'allais découvrir. Dans le gouffre où je risquai mon regard' je vis une eau glauque et silencieuse. Loire ou bien Allier, je ne savais' à moins que ce ne fût l’amer Léthé. Ne devais-je oublier le souvenir de mon existence antérieure? Dès lors' il me sembla que ce franchissement singulier' inopiné, signifiait un changement psychologique et temporel. N'avais-je ainsi traversé le vortex aboutissant au multivers? Quand m’aveugla soudain le faisceau de feux mal réglés, je discernai les traits figés de mon ami, spectre émergeant de la Nuit. Je crus ne pas le reconnaître.
Un panneau sur la droite apparut. Je lus ce nom prometteur' Auzon, qui devait sur mon esprit exercer un si grand magnétisme. «Voilà, c’est la cité basse» dit Jean-Octave. Le timbre étouffé de sa voix sonnait lugubrement.
Après avoir contourné le hameau, le coupé brutalement vira' me déjetant sur la portière. Je crus sentir que nous suivions un étroit chemin, fortement ascendant. Le moteur en surmultiplication renâclait tel un cheval fourbu. Rejoignant sa paisible écurie, l'on eût dit qu'il nous consentait cet effort ultime. Le véhicule à nouveau bifurqua vers la gauche. Lors' je ne vis plus rien, puis dans le faisceau des feux, comme un décor sous les rayons des projecteurs' apparut un mur. «Nous y voilà» déclara laconiquement Jean-Octave.


 

L'APPARTEMENT


Jean-Octave' expéditif' me fit découvrir l'appartement, s'abstenant de commenter la visite. Plutôt que traverser le hall' pompeux et jamais emprunté, mon ami nous introduisit par le garage attenant, lequel en avait l'appellation' mais non la fonction. Le rez-de-chaussée dans son entièreté constituait la bouquinerie. Les parois' du sol jusqu'au plafond, se trouvaient meublées par des rayons regorgeant d'ouvrages. L'un des murs' cependant' montrait publicités' affichettes, Fête du Livre à Luzillat, Train du Livre, 72 heures du Livre, Journée du livre à Giat... Le parquet se trouvait envahi par un étalage épais de revues, dactylographies ou bien essais d'impression, cromalins, dessin' bromures... Les dossiers' bordereaux' s'entassaient en empilements chaotiques. Pour qui se fût avisé d'y retrouver un document, leur désordre apparaissait comme un défi.
Considérant ces témoins de notre ancienne activité, je me remémorai de lointains souvenirs. C'était la grande époque' avant que nous fussions tous les deux célèbres. Nous bricolions' éditant récits' poésies, miscellanées' recueils bourrés de malfaçons, négociant avec de litigieux distributeurs. Nos accords devenaient surannés dès que l'encre en était sèche. Nos dépôts moisissaient, relégués au fond des librairies. La manifestation que nous organisions, pompeusement nommée salon, se caractérisait' malgré son rapport douteux' par la chère abondante. Nous diffusions dans les bibliothèques. La gérante' en général âgée' revêche' appréciait peu nos offres. Ce commerce héroïque ainsi nous occasionnait maint camouflet, rebuffade' échec' déception plus souvent que satisfaction. Nous déclamions nos vers en représentations confidentielles. Nos familiers y venaient pour ne pas nous froisser. Mais' disions-nous, pareillement au vin' la qualité valait mieux que la quantité. Lire, c'est vivre était notre apophtegme. Nos clients ne s’empressaient pas d’honorer leurs factures... mais n’agissions-nous de même à l’égard de nos créanciers? Notre association, bâtie sur la ferveur de clairsemés adhérents, simulait un monument surréaliste. L'on ne savait par quel miracle étrange un tel agrégat se maintenait. Ce temps révolu me paraissait loin, si loin! Quel étonnant contraste avec le présent! Pour un quelconqu’évènement, nous arrivions dès l'aube et repartions au crépuscule en guimbarde. Maintenant, je rejoignais en fin de matinée les grands salons, mu par TGV confort maximal aux frais de mon éditeur. Quand j’arrivais, je promenais un œil condescendant vers les auteurs locaux, la piétaille écrivassière anonyme et sans renom, confinée sur de branlants tréteaux. Pendant ce temps' le gratin sélectionné, dont j'étais l'un des fleurons, se pavanait sur moquette en luxueux stands au faste arrogant. Lors d’une apparition, brève autant que brillante et remarquée, je daignais accorder l'insigne honneur de ma présence. J'affichais un rictus hautain, signifiant les pensées qui traversaient mon cerveau génial. C'est ainsi que j'impressionnais le béotien. Flegmatiquement, je signais durant une heure et je regagnais ma chambre. Là' se traînait à mes pieds une admiratrice éperdue, fascinée par mon aura de muscadin cynique. Le troupeau féminin m'ignorait hier quand j'étais inconnu, maintenant que j'étais illustre' il s'accrochait à moi tel sangsue vorace. J'exigeais de l'heureuse élue qu'elle arrivât munie de sa garde-robe. Par son dévouement, je bénéficiai de présentation costumière à ma seule intention. De plus' elle était formellement priée' malgré ses protestations, de se déshabiller à l'abri de ma vue. J'avais toujours abhorré la nudité. Selon mon goût, la femme était belle uniquement en robe et parée de ses bijoux, le visage empreint de fard et l’œil souligné de mascara. Pour moi, tout personnage' individu' privé de son habit, me paraissait un écorché découvrant sa disgracieuse anatomie. C’était la condition des animaux conservant leur pelage ou plumage. Naturellement' le soir' je congédiais subrepticement la fille. Nul vaquant en ces lieux ne devait la surprendre au seuil de mon alcôve. C'est ainsi que tous la croyaient honorée par mon désir libidineux. Ma réputation de séducteur en dépendait. Lors des réceptions, je me targuais de suivre un dicton rappelant ma prolixité: Nulla nox in vita sine muliere. Jamais la même évidemment.
Plus que les cafés branchés' luxueux, je fréquentais les bistrots populaciers de campagne. J'adorais leur décor de formica déteint' nappe écossaise imprimée, cendriers de céramique estampillés Ricard ou Cinzano. Là, je m'installais parmi les épais buveurs de rosé-limonade. Méprisant gin' scotch' et tous ces cocktails prestigieux, moi' le seigneur dédaigneux' l'aristocrate orgueilleux, je dégustais un rouge ordinaire en un verre écaillé de pyrex. De surcroît, je ne manquais pas d'affecter un air doctoral intimidant les autochtones. Lors' s’établissait un respectueux silence. Feignant de ne pas les voir' je les entendais chuchoter «Regardez, c'est *, l'auteur célèbre. Comme il est simple» Je savourais ce moment parfait.
Maintenant' depuis ma position d'écrivain reconnu, je considérais avec nostalgie mes années d'anonymat. Tout ce luxe étalé des salons à Brive ou Paris, les hôtels grand chic, les processions de lecteurs attendant leur autographe... ne m'apporteraient jamais la chaleur de ces manifestations, ponctuées souvent par un canon de saint-pourçain.
Je feignis de n'être ému par ces témoins, résidus morts de nos années révolues, qui tant nous interpellaient. Je suivis Jean-Octave en gravissant un escalier de meunier, ce qui nous permit de parvenir au bureau, capharnaüm d'un genre identique à la bouquinerie.
Au milieu de la pièce apparaissait la table' unique ameublement. Plutôt n'était-ce un plumier sur pied démesuré. Celui-ci contenait un ramassis d'objets hétéroclites. L’on y voyait' copule ébréchée de critérium' stylo, punaise et mine HB, B, 3B, tube et rotring' fil' équerre écornée, gomme et pinceau' réglet, cutter' compas sans pointe et surligneur magenta, rapporteur' étiquette' élastique et porte-clé, bobine et rouleau de plastique adhésif' trombone et rondelle' écrou, loupe et ressort' allumette' agrafeuse... Devant ce fouillis' majestueusement, se détachait un fauteuil amputé, râpé' vermoulu. Son pompeux style' en discordance avec son état ruineux, lui communiquait un aspect risible et pitoyable.
Pour accéder au couloir adjacent, l'on devait contourner la cuvette hygiénique installée dans le passage. Le voisinage indécent de cet obscène instrument parmi les folios, témoins de notre aspiration vers la spiritualité, me parut gênante un instant, cependant' je me ressaisis. Jean-Octave' indifférent, ne manifesta nul trouble en me dévoilant cette incongruité. Par le génie pur habité, sans doute il ne daignait escamoter l’objet de nos besoins matériels. Par cela, ne pouvait-il mieux affirmer son mépris à l'égard de nos contingences? J'en fus admiratif et lui signifiai subtilement, considérant la cuvette avec un air goguenard.
Le salon me parut d'un confort dépourvu d’originalité, néanmoins' l'ensemble' assez plaisant' me séduisit. Tel profond désaccord au sein du même appartement, séparant partie cossue' partie ruinée, me suggérait un esprit double. Son comportement affichait respectabilité, gaieté' modération, mais son âme abattue sombrait dans un trouble inquiétant. Pouvais-je y voir le concret symbole affectant ma personnalité, révélé devant mes yeux par un hasard extraordinaire? Tel un dieu celtique' étais-je ainsi bicéphale? «Serait-il opportun que je vous offrisse ' ô Maître' un calice? Buvons cette eau fluente issue des coteaux verdoyants» proposai-je à mon ami, désignant d'un geste ample un verre et le robinet de l'évier. Cette énonciation traduisait le style ampoulé que nous cultivions. Jean-Octave' immédiatement, refusa ma libation par un léger mouvement de main. Ce laconisme était contraire à son habituelle expansivité. Lorsqu'il sortit, je vis un rictus imprégner sa face. Je n'y prêtai pas attention, mais j'allais comprendre un jour le sens de cet énigmatique indice.
J’étais seul. Partout régnait un silence étrange' angoissant. Je demeurai debout un moment, les mains ballantes. N’est-il pas curieux de se retrouver la nuit dans un inconnu lieu? J'en ressentais une impression délicieuse autant qu'oppressante. Je n'avais pas encor vu le hameau, pourtant je subodorais sa présence inquiétante' obsédante. N'était-ce annonciation' prémonition' d’une extravagante aventure? J’eus la sensation que des événements se tramaient dans l’ombre. Le comportement de Jean-Octave induisait-il cette impression?
J'essayai de sonder l'espace à travers la vitre obscurcie, mais je ne perçus rien. La baie s'orientait probablement vers la cour de la maison. La fenêtre opposée' présumai-je alors' s'ouvrait sur la campagne. Je distinguai le firmament légèrement ocracé, le sol demeurait impénétrable. N'allais-je y découvrir demain l'Océan? Cette absurdité me hanta malgré son impossibilité. Je poussai le vantail. Le meneau grinça. Personne ici depuis longtemps n'avait tourné l'espagnolette. Brusquement, l'air enivrant de la nuit caressa ma face et pénétra mes poumons. Je demeurai figé durant un moment en cette incongrue pose. N'étais-je hypnotisé? Puis enfin délivré, je refermai le battant. Je décidai finalement de me coucher. Lors' étendu sur mon lit, je méditai sous le halo de la veilleuse. J’entendis un léger vent errant sur la montagne. Ne pourrait-ce être aussi bien le ressac de lointains flots sur les écueils? Cependant' je tâchai d'oublier les facéties de Jean-Octave. Je pressai la poire et parvins à m'endormir.

 

LA BROCANTE


Dès mon lever' j'ouvris les volets. J'avais hâte en effet de pouvoir découvrir mon lieu de villégiature. Je fus au moins rassuré de constater l'absence avérée d'océan. Seul un coteau bien agreste obombrant un pâtis profilait sa courbe. Je pris un déjeuner succinct, puis décidai céans de flâner dans le village.
En chemisette et bermuda, je me sentais léger' badin. Simultanément s’évanouissaient' cumulés depuis si longtemps, le poids matériel de mes vêtements citadins, le mental boulet de mes soucis. Tout m'apparaissait d'une absolue solidité, chassant la fragile instabilité que j'éprouvais la veille. Les bruits familiers' communs, l'animation des rues, l'ensoleillement de ce beau matin, les passants réjouis, dissipaient l'angoisse engendrée par l'ombre et le silence. Les bizarreries de Jean-Octave aujourd'hui m'égayaient. La jovialité semblait émaner des éléments, baigner l'atmosphère' animer les habitations, traverser les êtres. Je me sentais envahi' saisi, par la vie débordante en sa réalité brute. Réverbérations' reflets, rumeurs' clameurs comme effluve' odeur' en moi pénétraient. Ces perceptions' conjointement, frappaient ma rétine' emplissaient ma narine' ébranlaient mes tympans, générant sensations voluptueuses.
Auzon me paraissait un hameau pittoresque. Les maisons partout se pressaient, juxtaposant leurs pans de moellons rugueux ou de crépi frisé. Les volées d’escaliers inégaux flanquaient les façades. Plutôt que par de vains tirants, les murs' penchés parfois dangereusement en faux aplomb, semblaient se maintenir debout par la magie de leur ancienneté. Cette incohérente architecture induisait un charme unique et rustique. Le souci de l'économie' les rigueurs du climat, conjuguant leurs effets, se trouvaient inscrits en chacun de ces logis. Tout reflétait l'esprit besogneux de la paysannerie, dénué d’artistique intention, dépourvu d’inclination poétique. Néanmoins' un cachet discret de fantaisie parfois transparaissait, balcon de fer habilement forgé, linteau sculpté génoise ouvragée, lointain écho de la séduction méridionale. Sur les bâtiments palpitait l’arkose à la teinte orangée' mordorée, tempérant la massivité sévère. La tuile en ondées rutilait aux rayons, sensuel frémissement, qui brisait la monotonie des pignons et bassoirs. Dons naturels peu coûteux, les pots de bégonias adornaient seuils' fenestraux étroits, par les tons incarnats de leurs inflorescences.
Ainsi, dans ce hameau bâti par de courageux mineurs' suant' s'éreintant, je promenais mon indolent ennui de cynique aristocrate.
L’autochtone évincé chez lui se terrait, confus dans ses braies de molleton, navré de son gros mouchoir à carreaux' de sa casquette inélégante. C'est ainsi qu'il abandonnait - la durée d'un été - son village afin d'accueillir le touriste en short' polo, jean' tongs et claquettes. Seuls' postés inlassablement sur les bancs tels veilleurs chenus, le dos gibbeux, les mains serrant leur canne et l'œil pourvu de lorgnons, devisaient en marmonnant les vieillards cacochymes. Près d’eux' les enfants turbulents dépensaient leur énergie superflue, s'ébaudissaient en criaillements et gambadements.
Après avoir divagué dans la cité, j'atteignis une exiguë placette où régnait une intense activité. C’était jour de brocante. Les nombreux vendeurs montraient leurs objets sur de branlants tréteaux. Certains parmi ces camelots, sur de vieux draps' les déposaient au sol même. L'on y découvrait appareil' instrument, bibelot' bimbrelot, du plus hétéroclite au plus conventionnel' du plus rare au plus commun, de variable aspect' matière ou couleur' gabarit: bougeoir' toupie d'enfant, gourmette et corde à sauter, boutons' chapelet, dé' laguiole à cran d'arrêt, coupons en dentelle ouvragée d'Ambert ou du Puy, chocolatière et poêle à frire ou lampe électrique... La ferblanterie voisinait l'argenterie, les émaux se mêlaient au plastique et la corne à l'ivoire...
Devant moi, dandy contemporain, se dévoilaient ces vieilleries, témoins de culture et d'époque oubliées' révolues. Je les scrutais avec l'étonnement d’un néophyte. Particulièrement, je remarquai la ribambelle étalée des outils. Je n'aurais imaginé leur appellation' ni leur fonction. Tous étaient sacrifiés pour un gain dérisoire. N'était-ce ultime espoir de survie pour eux, guettés en cas de mévente à l'abandon final dans la déchetterie? Pourtant continûment, d’experts doigts les avaient manipulés durant des années. Jugé désuet' obsolète' un jour chacun d’eux' impitoyablement, fut relégué dans un entrepôt, malgré le service honnête et loyal qu'il avait avec humilité rendu. Lors' attendant qu'un amateur bienveillant restituât leur dignité, sans lustre ils demeuraient figés' morfondus. Leur aspect misérable évoquait leur délaissement. Le chêne avait perdu son vernis, la cristallerie sa limpidité, l'étain son éclat. De même' effort' contrainte' avaient usé' patiné' le mancheron, déformé' faussé' manette et bouton, cran' levier, raidi la courroie, désajusté rouage et grippé l’engrenage. Rouillés' dépareillés, brisés' déteints' malmenés, tous gisaient, couverts de poussière ainsi que la gangue au long des ans. Lors' tous' résignés' semblaient supporter la déchéance héroïquement, n'éprouvant rancune envers ceux qui les avaient lâchement abandonnés.
Continuant ma promenade au milieu des antiquités, j'en vis une' incongrue' qui m'interpella. Je ne sais vraiment si j'étais sujet d’un chronique épuisement, si plutôt j'étais le jouet d'un éblouissement. Devant moi se trouvait un objet disparu depuis longtemps, roulotte à brancards peinte en couleurs vives. Je demeurais un moment incrédule et m'interrogeai. Pouvait-elle être en vente? Plutôt n'était-ce un véhicule utilisé par des bohémiens? La présence avérée de romanichels se concevait ici. Qu’on les vît de nos jours habiter pareille antiquaillerie, qu'un tel attelage au lieu de cylindrée les tractât, paraissait pour le moins étonnant. Je demeurai fasciné par la vision de cet archaïque objet. Lors' se produisit une autre apparition qui devait marquer mon séjour.
Là' parmi les chalands' dans sa robe à volants cramoisis, le buste enveloppé de mantille' avançait une inconnue gitane. Parcourant les allées, tour à tour elle adoptait maintien relâché' figé, voluptueux, défiant ou nonchalant, pose alanguie, les deux mains sur les hanches. Sa cambrure accentuée, ses longs cheveux d'ébène encadrant son visage au teint cuivré, lui prêtaient séduction, grâce irrésistible' irrépressible. Tantôt se raidissant' tantôt se détendant, sa féline allure affichait brusqueries inattendues, relâchements imprévisibles. Je remarquai dans sa mèche un bouton floral comme un astre en un ciel nocturne. Son regard hautain' lointain' parcourait la cohue, mais parfois étincelait pour y débusquer la proie qu'elle avait choisie. Le misérable ainsi' privé de volonté, viendrait s'agenouiller à ses pieds. Sous l'effet de son charme' il demeurerait pour toujours enchaîné. Sa progression la rapprochait de moi, sans que je pusse alors discerner si la guidait son intention. Plutôt le hasard de son cheminement' seul' en était responsable. Mon cœur débridé cognait en ma poitrine. Soudain, malédiction pour moi, jaillit de sa pupille un rayon fulgurant. Puis un vertige étourdit mes sens. Tout vacilla dans mon esprit: vendeurs' chalands' tréteaux, place avec maisons, coteau, soleil' azur. Je me cru l’instant même annihilé' possédé' saisi. D'un geste impétueux, sa main vers moi jeta sur le sol un objet que je ne pus distinguer. Puis je la vis se perdre au milieu de la foule. Je m'élançai dans l’intrication des allées, cependant' malgré ma promptitude' elle échappait à ma poursuite. Je découvris alors que la roulotte avait disparu. La tribu prophétique avait-elle ainsi continué son périple? Néanmoins' j'avais pu recueillir l'objet mystérieux qu'elle avait jeté. C'était l’immaculé bouton floral d’un cassie, probablement celui que j'avais aperçu dans sa chevelure. Désemparé, je rentrai chez moi comme un automate' aveugle et sourd à mon entourage. C'en était fait. Le pouvoir de la belle avait envoûté mon esprit.
Je m'interrogeai. Le hasard eût-il occasionné cet enchaînement d'actions bizarres? Ne pouvait-il émaner de ma seule imagination? N’étais-je un psychopathe envahi par le délire? Jean-Octave aurait-il un rapport quelconque avec cet événement? Je contemplais' tel miraculeux médium' la corolle au creux de ma paume. C'était pourtant bien le concret témoin de cette aventure. Ma pensée' désormais, ne se détournait pas de la créature inconnue, Dulcinée de mon rêve.

 

L'ÉPICERIE


L'après-midi, je fus la victime à nouveau d'un incident qui subjugua ma raison. J’avais épuisé vainement divers moyens pour oublier ma gitane. Lors' je résolus de sortir afin d’effectuer mes achats.
J'entrai nonchalamment dans une épicerie.
La porte en renâclant s'ouvrit. Son tintinnabulement bruyant résonna jusqu’aux tréfonds de la pièce. La boutique était vide. J’attendis. L'épicière apparut enfin. Cette empressée matrone à l'air futé, commerçante en son état, paraissait plus encline assurément pour colporter les commérages. Ces fonctions néanmoins s’avéraient complémentaires. Je demandai pour mon repas un assortiment de légumes. Précisément un choux-fleur' un kilo de carottes. L'épicière empoigna sa bacholle hémisphérique en fer-blanc cabossée, bosselée par d'incessants maniements, puis sortit vers les cageots. Rajustant ses lorgnons' elle égalisa la pesée. Fébrilement, l'aiguille au cadran plat triangulaire indiqua le poids désiré. Puis elle enveloppa ces primeurs dans un papier journal. Je remarquai sa curiosité manifeste à mon égard. Je n'y prêtais attention, conservant une attitude aussi naturelle et convenue que possible.
Une incongrue voix s’éleva dans le bar adjacent «Gisèle' une avèze et trois mominettes»
L'épicière' en me priant de l’excuser' m'abandonna. Du bistrot parvenait un raffut invraisemblable. Par l’ouverture immisçant un œil indiscret, je vis la patronne adroitement saisir un goulot, puis incliner la bouteille afin de remplir aisément la dosette. Pour finir' elle épancha le contenu dans un verre. Sa dextérité m'impressionnait. Devant le bar se pressaient des paysans qui plaisantaient, l'œil rigolard et la bouche éructante. La salle au fond' quasiment inoccupée, se trouvait meublée par les tables. Chacune était protégée par sa nappe écossaise en plastique. Des cendriers traînaient' montrant leur publicité: Picon' Pernod' Martini' Suze. Là' devant un billard plastronnaient deux joueurs. L'un d'eux risquait un coup, disposant la queue dans son dos qu'il devait exagérément cambrer. Sérieux' il affichait un air de concentration tel un masque effrayant. Sa destinée dépendait' pouvait-on penser, de l'échec ou de la réussite à ce coup. Le second joueur' les yeux plissés, d'un cube en craie bleue' frottait soigneusement le bout de sa queue, délicate opération de connaisseur averti. Brusquement' un claquement sec retentit' suivi d'un bruit sourd. La boule' après la bande et la collision, disparut par l’écoutille ouverte au coin dans le ventre obscur du billard. Là-dessus fusa dans l’air une exclamation générale «Tu fais des exploits, Gustou!»
Ramenant mon attention vers l'épicerie, je profitai commodément du laps afin d'observer le magasin. Partout s'étalait un fatras inimaginable. Toujours ouverte au long du nyctémère et de l'année, depuis les rougeoiements auroraux jusqu'aux brasillements vespéraux, la boutique incessamment remplissait les fonctions de restaurant, d’épicerie' bistrot' quincaillerie' tabaquerie, droguerie' crémerie' mercerie... Le fouillis de ses rayons offrait une abondance accueillante. Ces denrées auraient permis de soutenir un siège indéfini. Chaque étagère évoquait la corne antique' attribut de Ploutos'. L’on y voyait conteneur métallique enfermant sardine ou maquereau, savon de Marseille et tablette en chocolat Suchard, Lanvin' Nestlé' Milka' Cémoi, Lindt' Ferrero, paquets de Bonux et d'Omo, choucroute en conserve ou cassoulet, tripoux' biscuits' fruits confits, chocos BN' spéculos' petits Lu nantais, boudoirs' gaufrette à la vanille' à la fraise' à l'abricot... Le sol était jusqu’au fond envahi par les bouteilles. L’on y trouvait des crûs, saint-Pourçain, chateaugay' palas' corent, des sodas' sirots, de l'eau minérale aux noms de Saint-Yorre ou Célestins, Volvic' Châteauneuf... Près de la banque en avant s'ouvraient des bacs à friandises. Là' s'empilaient rouleaux de réglisse avec dragibus' calissons, malabars' carambars avec bonbons fourrés, mentholés, dragées, sucettes... Face à moi, dans le réfrigérateur mural s'amassaient berlingots de lait, pots de yaourt et fourme estampillée d'Ambert et Cantal' gaperon, bleu d'Auvergne et saint-nectaire' emmental' gruyère et Saint-Marcellin, camembert avec les carrés Gervais et Veau qui rit. De ces produits s'épanchait une indéfinissable émanation, mêlant boisson' lessive et légume. Sur la droite' à l’intention du vacancier incontinent d'achats, scintillait la bimbeloterie, Puy Dômeux en plastique' auvergnate en acrylique et celluloïd. L'on y voyait aussi tire-lire à l’aspect de goret, bougnat de porcelaine à la mine hilare' aux touffues bacchantes... Près de la sortie se dressait un portoir pivotant rempli de cartes. Là' s’affichait un kaléidoscope indéfini de monuments, plats régionaux' chapiteaux, vierge anthracite et pin-up en string auprès de salers mugissantes. L'on n'avait pas oublié' sur un emplacement supérieur, la nourriture intellectuelle et spirituelle. C'est ainsi que trônait un provincial roman, présentant sa couverture aux tons bleu vert' azur et nature. Dominant tout ce fatras' au plafond pendait, somptueux lustre' un papier tue-mouche englué d’insecticide. Suprême agrément, tels pierreries d'onyx' le paraient de points noirs les moribonds diptères.
J'étais plongé dans l'observation de cet amoncellement, représentation qu'un Bosch eût apprécié, quand l'épicière enfin réapparut. C'est alors que se penchant pour me donner le sac de mes achats, je l'entendis murmurer sur un ton mystérieux «Si vous le désirez, je puis vous procurer des cigarillos à des prix intéressants» Pour le moins interloqué, je m'apprêtais à rejeter cette offre incongrue, néanmoins je me ravisai. Pourquoi pas» répondis-je' en feignant de masquer ma surprise. «...Mais comment cela se peut-il?» poursuivai-je. Moins fort s'il vous plaît' Monsieur. Contrebande. Je ne puis mieux vous renseigner» De la contrebande en pleine Auvergne' aussi loin de la frontière! Que signifiait ceci? Bien que je détestasse irrémédiablement le tabac, je décidai' par amusement' de commander une ou deux boîtes. Plutôt qu'en fumée dans le boudoir secret d'un connaisseur distingué, ces prestigieux cigarillos finiraient dans ma poubelle. Quelle importance! «Vous me certifiez qu'ils sont de qualité supérieure?» dis-je avec un air de suspicion. Monsieur» répondit-elle' outrée «je vous le garantis» Lors' tel un amateur averti, j'exigeai des précisions concernant le papier utilisé, la texture et l’origine avérée de ce tabac, ce dont je n’avais cure. Puis-je avoir un échantillon?» Mais bien sûr' Monsieur»
De sa cache aménagée sous le comptoir' elle extirpa le produit, le dégagea du papier filigrané, puis me le tendit. Je le saisis délicatement, le humai, le passant lentement sous mes narines. Pendant cette opération que je prolongeai, l'épicière angoissée me considérait. Son œil guettait refus ou bien acquiescement que je pusse émettre. Je ne laissai transparaître aucun signe et répétai l'examen, simulant un air de gravité profonde. Combien?» dis-je en baissant la voix, montrant par cela que je négligeais cet aspect bassement pécuniaire. La volupté suprême uniquement pouvait me décider. Vingt euros' Monsieur»
L’épicière avait énoncé le prix, devais-je en convenir' évitant le moindre appesantissement. Je ménageai sans répondre un nouveau silence. Puis subitement' je déclarai «Marché conclu» signifiant par cette inattendue brusquerie ma détermination, final aboutissement nourri de ma réflexion. Mon épicière identiquement réagit, s'activant pour empaqueter la boîte. L’objet me fut tendu par sa main cérémonieusement, non sans qu’elle eût à l'entour émis un regard soupçonneux.
Je m'acquittai là-dessus du paiement sur un air blasé, détournant aussitôt la tête.
C'est alors que se produisit un extraordinaire événement. Le grelot bruyamment tinta, puis deux miliciens brusquement surgirent. La porte' ouverte avec une incroyable impulsion, buta violemment sur les rayons. Je m'empressai de fourrer le colis dans mon sac à provisions. «Douane' ordre annoncé du corregidor. Nous avons pour mission de fouiller la boutique»
Les deux carabiniers marchaient pesamment, claquant sur le sol pavé les talons de leurs bottes. Parfois, l’un d’eux posait la main sur l'espingole à sa taille. Je remarquai sur la tunique un insigne en tissu canari, Guardia civil. J'étais glacé. Je tâchai d'affecter un air ingénu, puis' d’un pas nonchalant' je me dirigeai vers la porte.
Lâchement' après avoir bénéficié d'un accueil gracieux, j'abandonnai mon épicière à son destin misérable. Par le dernier regard que j’osai dans la boutique en tournant la poignée, je vis la patronne atterrée devant son comptoir. Lors' je traversai la place et m'enfilai dans un passage. Là' je me perdis volontairement dans le réseau des venelles. Puis' sûr enfin de me trouver loin des carabiniers, je lançai dans le ravin le paquet si compromettant.

 

PREMIER INTERMÈDE


Arrivé chez moi, je tremblais encor sous le choc de cette inexplicable irruption. Quand j'eus retrouvé ma sérénité, je m'avisai d’agir. Devais-je immédiatement témoigner de cet incident, me rendre à la gendarmerie? J'écartai cette option. Qui voudrait me croire? Je passerais pour un psychopathe' un plaisantin sinistre. Finalement, si tout cela n'était qu'une illusion de mon esprit! Je regrettai vivement d'avoir abandonné les cigarillos. La boîte aurait constitué la preuve absolue des faits rapportés. Ne l'ayant pas' je demeurais dans la perplexité, ce qui renforçait mon affection. Je tentai vainement d'appeler Jean-Octave. Lui qui ne quittait jamais son bureau pendant la matinée, restait ce jour injoignable étrangement. Lors de mon ultime essai, je raccrochai' rageur' au nez du répondeur obtus, psitassique automate uniquement là pour me narguer. Je me souvins alors que mon ami' préventif pour ma santé, m'avait laissé les coordonnées d'un médecin local. J'obtins un rendez-vous d'urgence.
Quand je franchis le seuil du cabinet, le praticien releva son front docte' ajusta ses lorgnons, puis me considéra posément. Son profond regard exprimait l'empathie, commisération pour le patient accablé par tous les maux de la Terre. N'accordant nulle importance aux faits que je lui relatai, chaleureusement' il me rudoya «Reprenez-vous' que diable! Comment cette hallucination pourrait-elle ainsi vous troubler?» Docteur' je vous le garantis, ce que j’ai vu me paraissait tellement véridique» Là-dessus' négligeant mes objections répétées, sans plus attendre' il me prescrivit des calmants, puis me renvoya.
J’acceptai finalement les arguments de mon thérapeute. Néanmoins' au long de la soirée, je ne pus oublier la belle. Je pensais que ma vie durant' sa volonté me soumettrait. Je n’aurais jamais enfreint ses plus contraignants souhaits, ni contredit sa plus rude objurgation. J'eusse alors sillonné le désert afin de lui porter la Rose-des-Vents, trésor concrétionné sous les feux aveuglants du soleil. J'eusse' implorant son amour' plongé dans l'océan profond, recherchant la perle étincelante issue de la méléagrine. J'eusse avec ardeur escaladé les pics alpins, ramenant la solitaire edelweiss épanouie sous la neige éternelle. Pour elle aussi' j'eusse avec ténacité creusé, déterrant le diamant pur de sa gangue. Prince ou roi, j'eusse' en dépit des sacrements' subi son charme ensorcelant, répudié sans regret ma reine à la beauté céleste. Sultan' nabab' je fusse un jour devenu miséreux' mendigot, pour découvrir en son visage un éclair de pitié. J'étais à l'évidence envoûté par son diabolique attrait. Mon goût naturel' en effet, m'éloignant de la métèque à la peau basanée, me portait vers la jouvencelle au teint nivéen, distinction flattant ma prétention d'aristocratie. Mon désir frustré se nourrissait de lui-même. L’être aimé par sa physique absence encor plus m'obsédait, gravant en mon esprit sa présence imaginaire. La scène intensément vécue' tel indéfini déroulement, passait et repassait en mon obstinée mémoire. Sempiternellement' je revoyais la robe à volants cramoisie, la chevelure ondoyant' les yeux fulgurant, le bouton floral de cassie, la robe à volants cramoisie' la chevelure ondoyant, les yeux fulgurant' le bouton floral de cassie, la robe à volants cramoisie' la chevelure ondoyant, les yeux fulgurant' le bouton floral de cassie... J'imaginais ma gitanilla dans un tournoiement de flamenco. Ce déchaînement renforçait mon exaltation, tétanisait ma passion, décuplait mon affliction. Je tâchais de reconstituer mentalement sa parfaite anatomie. Pour cela, je me remémorai les fragments prometteurs que j’avais entrevu, ses bras' son épaule et sa cheville. Jugeant l'effet éminent de ces parties limitées sur mon esprit, je pouvais concevoir la fulguration qui me traverserait, contemplant un jour ce joyau de chair en sa nudité. N'en serais-je aussitôt foudroyé tel Sémélé devant le Cronide? Le soir' je ne pus dormir' possédé par la vision de la créature.

 

LA BOULANGERIE


Je me levai dès l’aube en dépit de mon agitation nocturne. Plutôt que la posologie de mon praticien, j'avais choisi médication moins conventionnelle. Mon principe était l'éviction du mal par sa consommation, boire à satiété le poison. Le problème était le suivant: dès lors que j'ignorais son identité, comment rencontrer la créature? Je doutais que fille ainsi pourvue d’appâts ne soit jalousement gardée. Je devrais mobiliser la ressource obligée de la matoiserie, de la fourberie, de la roublardise et de la ruse' afin d'approcher ma gitane. J’eus une idée. Mon pécule en tant qu'auteur m’autorisait tout caprice. Donc' après avoir jeté sans vergogne un sachet de calmants, je pris mon calepin, j'en arrachai la page initiale. J'écrivis alors méticuleusement en petits caractères:

Proposition d'emploi
Cherche homme habile en vue de mission très particulière.
S'adresser rue Servière à 14 h.

Satisfait' je contemplai mon œuvre. La formule à mon sens produisait un bel effet. Voilà qui devrait allécher la faune à deux pieds la moins recommandable. C'était le préalable à mon opération.
Je sortis sans tarder afin de placarder ma précieuse annonce. J'optai pour la boulangerie sur la voie Saint-Martin d'Ollières. Bientôt parvenu dans la rue, je franchis le seuil de la boutique. La boulangère' amas de chair énorme aux joues rebondies, jacassait avec un aussi plantureux échantillon de son espèce. La matrone' afin de converser plus commodément, s’était sans barguigner allégée de son cabas sur la banque. J'en profitai pour ne pas trop attirer l'attention. «Bonjour' pourrais-je ici poser une affichette?» Allez-y' allez-y» me répondit-elle évasement, poursuivant la jaserie que débitait sa lèvre infatigable.
Je me dirigeai vers le tableau prévu pour cet effet. J’y découvris un fouillis de papillons qui s'enchevêtraient... «Le Roger' vous savez, il ne sort plus tellement» Bonnes gens... Ah, c'est bien triste..» ...feuille enlevée d’un cahier scolaire à petits carreaux noirs' papier satiné' glacé' mat' recyclé. Certains comportaient verticalement des prolongements découpés. L'on pouvait y lire un numéro téléphonique' une adresse. Quelques-uns manquaient' par un client arrachés, si bien que ces billets simulaient démêloirs édentés, râteaux ébréchés' mains amputées... Ces papillons étaient fixés de manière aussi variée, punaise en cuivre' adhésif ruban, fichoir à l’extrémité conique ou trochoïdale. «...Vous croyez... vous croyez..» Des gens bien comme eux, on l'aurait jamais cru. Vous pouvez pas savoir ce que ça m'a fait quand on m'a dit ça..» Bonnes gens» L’écriture apparaissait non moins diverse. Là' se dessinaient majuscule empâtée, cursive étirée' lisse ou bien sinueuse. Parmi ces calligraphies se détachait parfois un texte à la machine. Les erreurs se trouvaient masquées de refrappe en x ou biffées à la main.

Cherche jeune fille sérieuse pour garde enfant 5 ans.

Étudiant licence donnerait cours mathématiques niveau sixième à terminale.

Vends motoculteur, bon état, prix à débattre

Vends 5 brasses fayard bien sec

«Je vous l'avais pas dit' je crois, mon petit-fils a été reçu comme ingénieur» Ah... peut-être bien que vous me l'aviez déjà dit»
Je fixai ma stratégique annonce en un coin. Seul un œil averti pouvait ainsi l'apercevoir. L'opération ne manquerait pas de rabattre en mon appartement, cet après-midi, le gibier qui m'intéressait.
Alors que je m'avançai déjà vers la sortie, je fus interpellé par un soudain silence. Je compris que s’était modifié le débit vocal des péronnelles. Celui-ci devenait un chuchotement, sûrement pour n'être écouté par une oreille indiscrète. Je m'empressai de saisir l'aubaine. Lors' je demeurai camouflé par le panneau, les sens en éveil pour ne perdre aucun mot de ces révélations. «Répétez surtout pas ça. j'ai surpris la Louise, vous savez la Louise de Fressange, figurez-vous, j'ose à peine le dire... Je l'ai vue s'enfermer dans la tonne de son jardin avec un homme..» Ooooh, c'est-y pas honteux, Jésus Marie» J'ai pas bien vu qui ça pouvait être, mais j'ai mon idée...»
Là-dessus, le grelot enrhumé de la porte émit un grésillement, ce qui signifiait l'arrivée d'un client. La commère immédiatement changea de sujet' sur un ton claironnant. Bon, ma nièce m'attend. Faut pas que je tarde trop»
Maudit soit le quidam qui me privait ainsi d'un secret si palpitant, pensai-je en mon for' contrarié vivement. La péronnelle avant de partir s'avisa d'accomplir son achat, tâche accessoire ayant occasionné sa venue. «Donnez-moi deux pains d'Alcala, Ursule»
Je m'interrogeai. Deux pains d'Alcala! Que pouvait signifier encor cette anomalie? Je connaissais le pain bis' le pain campagnard' le pain boulangot, le pain maya' le pain bagnat' le pain crestou' le pain ciabatta, mais je ne connaissais pas le pain d'Alcala. je n'avais même entendu ce nom dans la région, d'Aigueperse à Laroquebrou' de Saint-Anthème à Pontaumur. Le présentoir masquait la banque. Je ne pus apercevoir les fameux pains. Tous les habitants voudraient-ils me pousser à la psychose? N'avais-je aussi contracté la manie de la persécution?
En quittant la boulangerie, je fus tourmenté par une interrogation. Que devenait l'épicerie depuis l’irruption des carabiniers? Si j'avais été le jouet d'une hallucination, la commerçante aurait continué son activité normalement. Je retrouverais aujourd’hui la boutique ouverte. Sinon' l'établissement serait fermé. Les douaniers auraient en effet découvert les cigarillos. La prévenue serait incarcérée. Ce raisonnement rigoureux devait lever l'indétermination. Je tergiversais durant un long moment, puis' mobilisant mon courage et ma volonté, je résolus de visiter le magasin. Quand je fus en vue de la devanture' un large écriteau, barrant l’entrée' m’apparut: Fermé définitivement. Je sentis un frisson glacé parcourir mon échine.
Cependant' je tâchai d'oublier cet incident, m'adonnant à l’organisation de mon projet. Pour commencer, j'étudiai minutieusement un plan du village. Par hasard' je l'avais trouvé dans un tiroir. Jean-Octave' à mon égard attentionné, l'avait ici placée discrètement. Cela faciliterait mes pérégrinations dans le hameau, Labyrinthe où resterait perdue malgré son fil Ariane elle-même. Je parvins à retrouver les noms aperçus lors de mes sorties: rue Saint-Verny' rue du Pavé' rue du Brugelet, rue des Figuiers' rue du Moulin, rue Longue' impasse Antonin' rue des Ruisseaux... Par hasard' je remarquai la présence inopinée d’un curieux nom, rue du Candilejo, toponyme étranger fort peu local. Je ne cherchai cependant pas d'explication.

 

L'INTRIGANT


En début d'après-midi, je commençai de préparer la réception des prétendants. Je désirais les accueillir suivant un protocole étudié savamment, préfiguration de cet emploi très particulier. Je fixai d’abord une affiche en travers de la porte:

Recrutement
Sonnez, puis entrez

C’était la formule accueillant les patients dans les cabinets médicaux, lieux intimidants qu’il me plaisait d’imiter. Je disposai dans le vestibule un guéridon, puis le garnis de prospectus passablement défraîchis: Le Point, le Nouvel Observateur' Paris-Match' Biba' Marie-Claire. Je l’entourai de chaises. Je collai sur la porte aboutissant au salon, bien visiblement' un écriteau notifiant l'inscription ronflante: Bureau de réception. J’étalai sur la table un amoncellement de papiers, récépissés' bordereaux' contrats' attestations, pour montrer que j'étais submergé par le travail. Je masquai les bibelots' napperons, pour communiquer à la pièce un aspect fonctionnel administratif. Néanmoins' par un mélange étudié' je m'arrangeai pour qu'apparût, parmi les objets de respectabilité froide et convenue, quelqu'élément de l'environnement familial et campagnard. Je voulais que l'agencement trahît un rustique esprit, complexé par son état provincial ringard. Maintenant' il ne me restait qu’à m'habiller. Ma présentation devait refléter l’appartement transformé. Pour que mon regard fût sibyllin, je m'affublai de lorgnons noirs à l'opacité maximale. Je m'aplatis la chevelure avec de la gomina. J'avais également évité - raffinement délicat - de me raser le matin. Lors' ainsi contrefait, j'imitais un policier véreux ou bien un promoteur corrompu. Je complétai cet accoutrement par ma cravate en coton violet. J'avais pris soin de la friper méticuleusement, puis de la nouer aussi mal que possible. Satisfait, je vérifiai mon apparence en un miroir. Mon aspect me sembla patibulaire à souhait. L'heure avançait. Je trompai mon impatience en étudiant la topographie du hameau.
Le temps me paraissait long, mon anxiété s'amplifiait. Soudain retentit la sonnette. J'entendis grincer la porte et le candidat franchir le seuil. Puis tout se tut. Je n'eus guère à patienter longtemps. La sonnette à nouveau résonna. Déjà' trois postulants s’étaient présentés. J'évitai sur le champ de les recevoir. Cette obligatoire attente affermissait mon ascendant hiérarchique. De plus' elle attestait l'écrasante ampleur de mes tâches. Pendant ce temps, je me prélassai confortablement sur le canapé. Quand l'instant me parut exactement propice' enfin je me levai. L'air hautain, j'apparus dans le vestibule exigu. Le silence y régnait comme à la veillée d’un mort. J'esquissai vaguement une inclinaison du front, salutation conventionnelle et froide. Le premier homme' embarrassé' gêné, se leva pour me suivre...
Sans poser de questions, j'exigeai qu'il se présentât par lui-même. Quant au service attendu, je demeurai là-dessus très laconique. Ce candidat me sembla trop vertueux, défaut incompatible avec la fonction qu’il devait assurer. Le second me parut plus mesquin réellement que malhonnête. Le troisième' au lieu d’assumer son immoralité' me la suggéra, ce que je considérai comme inadmissible. Je le renvoyai sans ménagement. Je désirais un postulant désintéressé' généreux, qui tirât de la forfaiture un plaisir d'esthète. Quand je fis entrer le quatrième individu, je compris immédiatement que j'avais trouvé mon homme.
Un tortueux lacis de plis sillonnait sa face épanouie, de sa narine à son orbite excavé, de la commissure entaillant sa lèvre à sa tempe. L’on eût dit' le recouvrant' un rébus inextricable. Perplexe' un œil averti' s'efforçant de le sonder, s'y fût égaré vainement. Son épiderme inégal' râpeux' raboteux, crevassé' hérissé de poils touffus' drus, livrait complaisamment sa topographie d’éruptions cutanées, de boutons' verrues' évoquant les mille accidents, succès' revers' d'une existence équivoque et précaire. Loin d’en manifester honte ou gêne' il en tirait un naturel bonheur. J’en présumais par l’expression de jouissance imprégnant sa physionomie. Son frontal fuyant, sa pommette aplatie, son menton s’effaçant, promettaient sans tarir accommodements, trahisons' combinaisons, perfidies' fourberies' félonies. Sa chevelure indéterminée, fluctuant du brun clair au châtain foncé, décourageait de fournir un signalement. La rouflaquette à sa tempe imitait crochet, hameçon' qui pouvait enferrer la victime innocente. Le drôle était si décoiffé' dépeigné, qu'on l'eût dit réchappé de quelque algarade' effet de ses roueries. De broussailleux sourcils proéminents obombraient sa prunelle. Son œil vif paraissait fouiller l’âme ingénue, sondant les points d'achoppements afin de la soumettre. L'on eût dit que son nez immense en forme évasée' humant sans répit, subodorait tous les traquenards' flairait toute aubaine. Son bras amaigri' démesuré, semblait pouvoir subtiliser le moindre objet à sa portée. Sa tête engoncée dans son épaule apparaissait prête à parer' détourner, les rossées' dénouements, de ses frauduleux fricotages. Son édenté sourire et son regard malicieux, dissimulateur' sous la paupière en fente' achevaient de me convaincre. Je lui fis subir un court interrogatoire. L’état profondément pernicieux de sa moralité se confirmait, prérequis primordial pour que je le recrutasse. De surcroît, ce maroufle entretenait un impressionnant réseau d’accointances. Tel ramas de polissons' fripons' faciliterait mon opération. «Je vous engage» déclarai-je aussi laconiquement que solennellement.
J'exigeai d'abord qu'il m'appelât Maître. J'en vins aux conditions qu'il devait respecter. Sous nul prétexte' il ne prononcerait un nom de monnaie moderne et vil. Nous utiliserions pour nos tractations l’écu' plus noble à mon goût. Par simplification, je décidai la parité concernant les devises. Nous accordant par une enchère en coups d'éclat, dépit feints' rupture affectée' posture affichée, la gratification de nonante écus fut convenue. La somme allouée devait servir à débusquer la fille. L’acceptation d’un entretien galant de sa part serait maximisée de septante écus. Naturellement, je considérai ces montants comme exorbitants et lui comme infimes. La moitié se réglerait avant le travail et l'autre à l'issue. Je signai solennellement un contrat, puis j’apposai méticuleusement un sceau quelconque. La procédure en bonne et due forme intronisait mon intrigant.
Je lui communiquai le signalement de la créature. Maintenant' il fallait imaginer un motif à l'entrevue. «Qu’as-tu l’intention de proposer?» lui demandai-je. Vous pourriez envisager la rédaction d'un roman. Le sujet concernerait les bohémiens ambulants, ce qui justifie d'enquêter pour obtenir des informations» Le motif me parut peu convaincant. J'aurais mésestimé l'auteur qui l'eût validé pour une intrigue. Si tu veux tes écus' trouve une idée meilleure» lui répondis-je. Le prétexte importe assez peu, Maître' il faut plutôt l’accompagner efficacement. Vos écus par miracle ainsi le rendront parfaitement persuasif. La belle' assurément angélique' y sera malgré tout sensible» Cet argument fit mon admiration. Je lui joignis donc' pour soudoyer la créature' un émolument. Celui-ci fut évalué généreusement par lui-même à vingt écus. «Mais ce n'est pas tout, Maître» poursuivit-il. Que veux-tu m'extorquer de plus' vaurien?» Vous oubliez la justification de l'entretien. Mes septante écus» Le prix me paraît excessif pour ce prétexte aussi léger» Mon refus dans sa face empreignit un air faussement scandalisé, mais si bien contrefait que je dus m'incliner.
Le drôle avait d'abord tiré de ma bourse un paiement de nonante écus. J'avais dû le majorer de septante écus, puis vingt écus, soit au final cent plus huitante écus. C'était le gage avéré de son efficacité, ce qui me rassura sur le succès de l'opération.

 

AUZON


La matinée touchait à sa fin. Je me tenais immobile auprès de la Halle. Précisément, j'étais entouré par les bégonias suspendus, les yeux tournés vers le bâtiment de la Mairie' sise en contrebas, les deux mains sur un poteau. Les pots' abondamment arrosés, laissaient échapper un flot qui m'éclaboussait le visage. C'est dans ce maintien saugrenu que je devais me présenter, ne me retournant sous nul prétexte. J'attendais la visiteuse impatiemment. Son intervention me délivrerait de cette immobilité, maléfice imposé par sa volonté. Mon préposé de confiance avait mené rondement l'affaire. Cet insigne exploit représentait le fruit de ses relations véreuses. La belle en effet se révélait particulièrement inaccessible. Mon intrigant - jamais à court de moyens - n'avait pu l'approcher qu'après avoir usé d'ingénieux stratagèmes. C’est ainsi qu’en les soudoyant' il avait neutralisé plusieurs parents, par la ruse éloigné son amant' berné deux prétendants. Pour finir' il avait dupé la mère au moyen de boniments. Fort de la prouesse' il obtint pour moi l'entrevue, néanmoins selon ces dispositions contraignantes. Je les respectai, mais je me jurai' s'il m’avait trompé' de le rosser copieusement.
Il était midi pile. Je demeurais dans ma posture au moins depuis un quart d'heure. C'est alors que j'entendis une interpellation féminine. De ce timbre inimitable émanait un charme irrésistible «C’est vous, l'auteur?»
L’intonation du propos évoquait bien ma gitane. Démon, sorcière' ange ou fée, je ne savais. Cette expression voluptueuse' étrange' éveillait un violent désir. Je me retournai lentement et la découvris, splendide' éblouissante' en ce provocant maintien que je lui connaissais, parée de sa robe écarlate à volants noirs' les deux poings sur les hanches. Mon intrigant n'avait pas menti, mais voyais-je un être en chair ou bien un simulacre éthéré? Tout fantôme ordinairement constitué, me semblait-il' se dévoilait dans la nocturne obscurité. Celui-ci paradait sous le diurne ensoleillement à la méridienne. Je ne doutai pas que la créature apparue ne fût réelle. Bonjour...» lui répondis-je' arborant un beau sourire «...c'est bien moi, l'auteur. C’est vous la gitane' enfin la fille» Je suis bien la gitane» renchérit-elle en accentuant ce dernier mot. Sans doute' elle avait perçu ma gêne à la nommer par ce terme. Je désirais vous rencontrer... Mon intrigant vous a dit..» J'ai vu l’intrigant» répondit-elle identiquement en appuyant sur l'appellation. Je me trouvais humilié, reconnaissant ainsi la fonction de mon serviteur. Je tâchai néanmoins de poursuivre J'entreprends un ouvrage..» Vas-y, tu peux m’interroger» me coupa-t-elle.
Sa défiante aigreur s'était muée subitement en passivité, mais n'était-ce un effet trompeur? Je remarquai cet abrupt passage au tutoiement qu'elle adoptait, signant un esprit dépourvu d'urbanité. Je la soumis donc à mes questions improvisées - du plus nul intérêt' je dois l'avouer - sur la vie des romanichels itinérants. L'inanité criante en ses propos me plongea dans la sidération. Comment pouvait-elle ainsi discourir sans pensée cohérente? Puis elle abonda épancha sa faconde en digressions variées, déviant les sujets que j'évoquais. Selon sa glose amphigourique' elle était fruit d'amours illicites. Ses parents andalous dans son berceau l'avaient abandonnée. C’est ainsi que des bohémiens compatissants la recueillirent. Je ne croyais pas un mot de cette affabulation. Ma gitane au teint mat en effet n'avait rien d'une Européenne. Sa provocation délibérée me sidérait. Sans gêne' elle étalait ce mensonge avec un stupéfiant culot, malgré son invraisemblance et l'impossibilité que je le crusse. Naturellement, je me gardai bien d'exprimer un doute.
En conversant, nos pas nous avaient conduits au milieu du village. Devant nous s'ouvrait comme une invitation la rue Mange-Prunes. Ce nom lui fut donné' paraît-il' en souvenir des enfants démunis. Pour eux ces fruits constituaient leur seul repas. L’arbre ainsi' miséricordieux plus qu’un humain, leur dispensait généreusement cette aumône. Sur les côtés, forsythias' groseilliers' hortensias, dressaient leur corolle épanouie. Ces fleurs devenaient' cortégeant notre ambulation, flambeaux que brandissaient des appariteurs. Soudain, s’approfondit par la rue de Sinzelle une échappée d'azur et verdure. La vue s'étendait vers l’Auzon jusqu’au faubourg des Colombes. Le hasard nous poussa dans la rue Mignard en virant sur la gauche. La rue Longue enfin nous reçut par une arche au bénéfique ombrage. Là' sous les fortifications, le chemin de ronde au long des remparts nous offrit son itinéraire. Le parcours tantôt s'élargissait en glacis rugueux, tantôt s'étrécissait en sentier rocailleux. Parfois s'ouvrait un aplomb vertigineux, parfois la paroi nous emprisonnait en son exiguïté. Sur la muraille antique appendait quelquefois un végétal rupestre. L'on eût cru la toison d'un bisquain desquamé' crevassé. Maints blocs déséquilibrés' s'affranchissant de la gravité, ne semblaient retenus que par l'effet d'un prodige. Sur le versant de la citadelle' en contrebas, s'ouvraient cache' appentis' auvents, porche et réduit' cafignous. L'on aurait pu deviner quel motif obscur jadis les conçut, repaire infect' effrayant de bandits, refuge ultime en cas d'assaut inopiné, thébaïde inspirant la méditation d’un reclus, retraite abritant les baisers jaloux des amoureux. Nos regards intrusifs' par les palis de l'enclosure interrompue, s’immisçaient dans les rangs de vigne et les entrelacs de glycine. Là' nous découvrions des courtils poussiéreux, des jardinets terreux' des recoins moussus. L’on eût dit la partie honteuse et masquée d’un géant corps indécent. Voyeurs indiscrets, nous en profanions impunément l’intimité secrète. Parmi plantain' pissenlits' orties, gisaient chaudrons ébréchés' couteaux rouillés, tonneaux éventrés, bastaings vermoulus' outils grippés, tuileaux écaillés... Tamaris' laurier-tin' cornouillers' rejoignant pieux et piquets, remplaçaient le grillage absent par des inflorescences. Le raboteux lichen recouvrait les éboulis des perrés. La capillaire obturait les fentes. Pensant les contusions des maisons délaissées, la Nature ainsi versait un élixir de senteurs et couleurs.
Tout paraissait désert. L'on eût dit que les habitants s'étaient miraculeusement éclipsés. L'on pouvait imaginer que nous étions seuls dans le village. Nous croisions quelquefois un chat noir ou blanc, ténébreux Lucifer nous attirant dans un guet-apens, lumineux séraphin nous guidant vers la sortie libératrice.
Les étagements de maison, d'enceinte et muret, de promontoire et de redan, formaient un fouillis inextricable' une infinie complication, merveilleuse et mystérieuse' envoûtant l'esprit confondu. Partout' sur le roc' sur le moellon, jasmin' liseron, lierre et volubilis agrippés dans les anfractuosités, projetaient leur végétaux serpentements, couvraient mâchicoulis, meurtrière et donjon, baignant de sérénité ces martiaux témoins rendus inoffensifs. Néanmoins' quelqu’atelier mêlait ses panneaux en novopan' tôle ondulée, dans cette enchanteresse harmonie du minéral et du végétal. Dans un tableau sublime' ainsi, l'on décèle un empâtement erratique.
Je n'aurais su prévoir où pouvait aboutir ce labyrinthe incertain, nous conduisant en circulaire itinérance. Nous avions descendu la rue des Anglais, puis la rue des Figuiers, puis remonté le chemin de la Treille. Là, suivant la rue Saint Verny' la rue du Pavé, nous retrouvions la Halle. C'était le départ de notre aventureuse errance. D’ici' nous accueillit la rue de la Berche encadrée par deux murets, puis la cour Chadude apparut. Ce cheminement nous mena rue de l'Enfer' défilé rétréci, passage ondulant comme un serpent dans le cœur du hameau, sinueuse et tortueuse. Lors' sans que nous l’eussions recherché, se présenta le seuil d’une exiguë venelle' ainsi nommée Pas du Diable. Sous nos pieds, les grossiers degrés taillés dans le roc massif' plutôt qu’ouvrage humain, paraissaient concrétions de la magie méphistophélique. J'imaginai qu'en ce lieu protégé des regards indiscrets, soudain ma gitane allait se retourner, me fixer insolemment de sa pupille irradiante. Lors' j'aurais écrasé violemment sa bouche' aven de voluptés, sur ma lèvre en un baiser fiévreux. Mais rien ne se produisit. Je conscientisais le hiatus éloignant le roman de la réalité. Suivant la rue du Sol' empruntant la rue Servière aussitôt, par la rue de l’Âme ainsi nous reprenions la rue de l'Enfer. Nous étions redescendus jusqu'à l’Arc du Brugelet, bordé par son échauguette. Si grande en était la dénivellation que s'inversait l'architecture. Sous nos pas béaient lucarne et chien-assis d'un passage inférieur. Nos fronts voisinaient seuil et soupirail d'une allée supérieure. Continuant cette ambulation, bientôt parut la chaussée bituminée de Champagnac-le-Vieux. Son macadam nous guida jusqu'à Place Chambon, remontant près du Gaudarel. Silencieux' le ruisseau' glissant en sa gorge envahie de frondaisons, nous gratifia d'une émanation vaporeuse. Lors' cette algide impression nous délivra de la chaleur accablante. Face à nous parut un sentier pentu fortement. Ses linéaments serpentaient parmi genêts et chaos granitiques. Sans nous soucier de sa destination, nos pas l’empruntâmes. J'imaginai que nous étions plongés dans un fabuleux Orient. Châtaigniers' alisiers qui nous ombrageaient devenaient ginkgos, térébinthes. Le commun fétuque aux épis drus se changeait en odorant myrte.
Cependant, nos propos se poursuivaient pareil au cheminement de nos pas. Je feignais un intérêt pour les divagations de ma gitane. Son bavardage ignorait la contrainte imposée par la raison. J'étais plus attentif aux inflexions de sa voix qu’au sens de ses propos. Sans répit' elle entamait tout sujet, ponctuant son discours d’exclamations, d’inopinées interjections' d'inattendues ruptures. Son intonation devenait tour à tour modulante ou mordante. Le fil de son idée s'étalait en broderies, digressions démesurées. Son imagination trahissait une inclinaison fantasmatique. Parfois, son esprit s'échauffait' exalté par sa tendance invasive. Sa faconde imitait le parcours d'un carrosse en un chemin périlleux, menaçant de s'abîmer à tout moment. Nos tempéraments divergents se révélaient au fil de l'échange. Sa versatilité s'opposait à mon équanimité. Rien dans ses goûts naturels ne s'harmonisait avec mes préférences. Visiblement' elle adorait le tumulte et l'agitation, les milieux réverbérant de feux' embrasés de lumière. J'affectionnais inversement la source au fond du val endormi, la futaie silencieuse et le canal engourdi. Ce vagabondage ainsi nous conduisit parmi les champs. Bruyère et lavandin caressaient nos mollets. Sur la gauche' un vieux manoir apparut, je présumai que nous approchions de Rizolles. Torride et suffocant, l'air' qui semblait avoir balayé le désert' nous brûlait' nous desséchait. Le soleil au zénith' suscitant sur nos bras sudation, paraissait vouloir nous désubstantialiser' nous annihiler. Cependant' comme expiant cet excès, l’on eût dit que la Nature essayait d'amoindrir l’écrasante oppression. Les rameaux des buissons nous tendaient leurs juteux fruits, mûre ou bien prunelle et framboise. Je n'osais cueillir ces généreux dons végétaux. Ma compagne avidement les saisissait pour les engloutir.
Le sentier menait au sommet sur un méplat qui formait un belvédère. Cette inopinée destination' nous ménageant un arrêt, paraissait le but prédestiné de cette aventureuse errance. Nous pouvions croire ainsi notre escapade orientée par un esprit, contrôlant nos mouvements et nous menant à sa guise. Là' penché sur la ravine' un grand châtaignier' ployant ses rameaux, nous invitait généreusement à jouir de son providentiel ombrage. Sur un moelleux tapis d’herbelette à son pied, reposait un banc pierreux nous proposant un bienvenu délassement. Tel gisait-il en ce lieu' monolithe égaré, concrétion d'un fortuit cataclysme aux temps précambrien. Non loin' fondu parmi la broussaille en ce pastoral tableau, se dressait un calvaire humble et moussu, haussant par-dessus les genêts fleuris son crucifix rubigineux. Figés, nous demeurions cois' admirant le panorama. Devant' s'élevaient des coteaux couronnés d'un pigeonnier. Parfois saillait un escarpement qui rompait le moutonnement des grèzes. Vers l'ouest au loin s'étendait le Cézallier, massif que prolongeait le basalte effusif des planèzes. Là-bas' là-bas' plus encor' l'on devinait la succession des coteaux, vallées, monts' pitons' sommets. Leur topographie vague' incertaine' indistincte' affleurait, s'allongeait' s'étalait, se mêlant à la nébuleuse architecture édifiée par l'éther.
À l’opposé' du côté nord' apparaissait Auzon. Formant un géant accroc lors de sa brutale extrusion, le gneiss du sommital mamelon' butte où se trouvait sis le hameau, semblait avoir déchiré le manteau vert des forêts. Les habitations de la citadelle au pied des remparts se pressaient. Non loin se disséminaient les pavillons dans la campagne environnante. Chaque ouverture et baie' livrant leur béance enténébrée, suggérait ses tréfonds secrets. Là' peuple obscur et besogneux, s’entassaient humblement ses mille âmes. De leur douceur' les incurvations de chaque ove' arcade en étagements, de la basilique à la collégiale et de la muraille au château, contrastaient vivement avec les trumeaux nets' encadrements carrés. Les arbrisseaux dans les courtils et jardinets dressaient leurs houppiers, reliquats épargnés de la sylve antique autrefois recouvrant la Terre. Les autans' l'écir' la burle' arrachant ses parements' enduits, longuement' sempiternellement, de leur souffle avaient ruiné l'ossature éparpillée de son blanc squelette. Sans répit' le ruissellement avait sapé ses profonds soubassements, le gel fendu ses piliers' ses linteaux. Les moellons équarris' taillés, s'alternant avec le crépi brut parmi les toits couverts de noues, composaient un échiquier lilial' gris' ocracé, qui se détachait sur le camaïeu vert du paysage. Le vestige issu de chaque époque' esthétique et civilisation, pavement gallo-romain, tour médiévale' anse et voûtain renaissants, pavillon' villa contemporains, par un extraordinaire assemblage' un curieux empilement, créaient illusion de contempler un humain destin. Son évolution transparaissait en saisissant raccourci, depuis sa création jusqu'à son expansion, depuis la torpeur du passé jusqu'au tourbillon du présent. L'on ne pouvait comprendre' ébahi, comment le hasard' les nécessités, jadis avaient pu générer cette harmonie. L'arbitraire émanant des royaux décrets, les dégâts des pillards' les déprédations des révolutions, conflits' jacqueries, l'abondance et la pénurie, l’avarice et la concussion des baillis' des intendants, les bienfaits et méfaits du climat, l'avaient marqué dans sa chair minérale' adjoignant de nouveaux monuments, défigurant' soustrayant d'anciens bâtiments, blessant ou pansant lésions' contusions, de son grand corps paralytique. Passivement' il subissait les affronts de l’Homme et des éléments. Le village' étiré sur le bord du Gaudarel et de l’Auzon, paraissait un vaisseau fantastique. Sa passerelle et coursive étaient venelle et ruelle. Sa cale était catacombe et caves. Sa bouche aérienne était buse et puits. Ses galeries étaient chemin de ronde et ses hublots soupiraux' baies. La terrasse élevée du château se muait en proue, son clocher en gaillard' le cimetière était sa poupe. Bastingage et pavois étaient remparts' les fondations quille et carène. Poteau' fil téléphonique' antenne' étaient mât, gréement' vergue. Tendant sa voilure immobilisée pour un avenir incertain, le navire ainsi paraissait voguer sur l'océan des âges.
Sans doute impatientée par ma contemplation, ma gitane en toussotant me rappela sa présence. Puis elle usa du banc qui l’invitait. Je fis de même. L'atmosphère était biblique. La fantaisie des éléments paraissait avoir aménagé ce lieu. Sans doute' il abritait' fécondés' magnifiés' par ce décor serein, la méditation du sage et l'exaltation du myste. L'on aurait pu se croire ici dans le Moab' au cours de l'ancien temps, quand l'Homme était candide et la Création vierge. Miraculeusement s'allégeait le hideux poids de la Matière. Le visage ineffable et secret de la Divinité se dévoilait. Je contemplais tour à tour la croix et ma compagne. «Paix, Renoncement» disait le calvaire. «Désir' Volupté» répondait le regard de la Femme. Confondu' mon esprit s'interrogeait, parfois inclinant vers le premier' parfois vers la seconde.
J'examinai ma gitane. Que je pusse à loisir observer de près cette apparition, l'objet des pensées m'obsédant jour et nuit, me sembla soudainement incroyable. Son corps suscitait le violent désir de possession, l'assouvissement des pulsions, l'exultation lascive et débridée. Je remarquai - détail encor inaperçu - que sa robe en son mitan se trouvait partagée par un filet. Par là' s’immisçant, le regard apercevait la peau de ses cuisses. Tel agencement irradiait mes sens plus que si la fille était là, de la tête au pied dénudée près de moi. Son parfum capiteux semblait naturelle émanation de sa chair. Son visage induisait un charme ambigu, loin des canons traditionnels. Sa beauté paraissait irréductible à tout critère esthétique. L'observant, je ne parvenais à déterminer d'où provenait ce pouvoir. Pas un élément ne présentait perfection qui pût l'exprimer. L'on ne dissociait l'effet que provoquaient' réunis congrûment, sa trop charnue lèvre et son trop étroit menton, son œil trop large et son nez trop court. De surcroît, ses traits se trouvaient amplifiés par le maquillage exagéré. Du rimmel noir pareil à la nuit prolongeait sa fente oculaire. De même' un empâtement pareil à la cerise imprégnait sa lèvre. Son minois enjôleur suggérait parfois une exigence implacable. Ses traits séduisants trahissaient une expression de virago vulgaire. De cet ensemble émanait une harmonie singulière envoûtant l'âme. Certains menus détails cependant, si l'on approfondissait l'investigation de sa physionomie, le froncement de sa paupière' un vif éclair en son iris luisant, vaguement avertissaient d’un obscur danger.
«On descend manger?» dit-elle en se levant subitement. Bien avant que je ne réagisse' elle avait amorcé le retour. Sans que nous échangeassions de propos' nous parvenions en bas. Le Gaudarel tumultueux apparut à nos yeux. La voie de Champagnac recueillit à nouveau nos pas. Rue des Faubourgs' dans la cité basse' une épicerie se présenta. Nous entrâmes. Derechef' ma gitane emplit en vrac un sac d’aliments variés, sans réfléchir visiblement à leur consommation réelle. Confusément, sa main preste accumulait friandise avec charcuterie, sorbet' chocolat' nougatine' orange et melon, tomate et persil. Pour elle on eût dit que les denrées de ce magasin, destinées uniquement à son intention, n'avaient nulle importance et nul coût. Cette emplette immodérée me surprenait. Je n'imaginais pas que ma gitane étique honorât pareil festin, gobichonnage excessif d’un Pantagruel ou d’un Gargantua. Quant à moi, je me serais plutôt satisfait d'un frugal repas, tel celui que partageait Don Quichotte avec Sancho Pança. Le sac fut bientôt plein. Je payai. Ce règlement conséquent lui parut de ma part automatique. Malgré le rapport occasionné par cet achat, je lisais dans le regard de la commerçante une antipathie butée. Gêné, je désirais que finît sans tarder ce moment pénible. D'un côté, je ressentais le besoin de respectabilité, manifestation de mon tempérament aristocratique. De l'autre en moi brûlait mon désir de posséder la beauté vénéneuse. «Mais où va-t-on manger?» l'interrogeai-je' hésitant. Je ne sais pas, on verra»
Qu'elle exprimât une intention' qu'elle optât pour un choix, je me pliais passivement à ses desseins, me gardant bien d’émettre un avis contraire. Là-dessus, nous avions de nouveau remonté la rue Longue. Nous rejoignions la Collégiale en empruntant le chemin de la Virade. Puis' après de nombreux détours qu'elle imposait résolument, s’offrit à nos pas la rue de l'Enfer. Là' subitement, je demeurai glacé, figé sur place. Près de nous' sifflant, rampait un corps écailleux' sinueux. Reprenant mes sens' je reculai. Cependant ma compagne avança crânement, puis saisit promptement de sa main le reptile ondoyant. D'un geste' elle avait projeté l'animal au pied d’un muret. Là, miraculeusement il s'enfila dans une anfractuosité. Je ne doutai pas qu'il eût rejoint par ce biais l’espace infernal. Ce messager satanique' issu du néant, semblait suscité par ma gitane afin d’éprouver mon courage. Bien qu’humilié par ce nouvel incident, je tâchai de poursuivre un entretien pour masquer ma déconfiture. Quand la Cour Chadude apparut, ma compagne ici jugea l'endroit congruent pour un dîner. Sans plus attendre' installée sur le muret, la voilà vidant le sac de victuailles. L’on n'eût imaginé campement plus incommode et plus inconfortable. Sur les moellons mal dégrossis, les provisions tenaient en équilibre incertain, menaçant de s’éparpiller au sol. Ma gitane entama sans discernement un paquet de biscuits, puis sans plus de manière' envoya le reste au fond du précipice. De même' elle y jeta négligemment un sachet de bonbons, sans considérer ce qu'il pouvait contenir. Durant un court laps' elle avala deux grains de raisin blanc, dévora deux pruneaux, croqua la chair d’une acidulée reinette. Puis elle en jeta pareillement le trognon dans le ravin, s'inquiétant peu si quelqu’âme au-dessous recevrait cet immondice. Pour ma part' n'éprouvant nul appétit, je pus au maximum sucer un melon qu'elle avait abandonné. La trace en creux de ses dents me semblait imprégnée d’un succulent philtre. N'aurait-il pu s'agir d'un poison dangereux? Je m'aperçus que les sorbets' fondus rapidement, s'égouttaient sur le gravier en un jus pâteux. Ce gaspillage inconsidéré qui me choqua' lui parut naturel.
Dès qu'elle eut fini, sa main retira par un pli de sa robe un poudrier doré. Dans le miroir du couvercle ovoïde' elle observa son visage. Puis' m’ignorant' elle étala son fard avec une extrême impudeur. Je pouvais supposer qu'elle avivait sa beauté pour un inconnu, galant prestigieux plus digne assurément de la séduire. Certe' il aurait pu s'agir simplement d'un incoercible instinct, monomanie que la poussât à cette exagérée coquetterie. La seconde hypothèse au moins ne blessait pas mon amour-propre. Je la considérai donc évidente.
«On va au château?» proposa-t-elle en replongeant le poudrier dans sa robe. Mais... je croyais qu'il n'était pas ouvert à la visite. Le propriétaire habite en partie les appartements» Pas grave' ils sont absents» J'étais interloqué par sa réponse inébranlable. Sans considérer si je l'approuvais ou non, résolument' elle adopta ce dessein. J'obtempérai sans la moindre opposition. Je devais me l'avouer, ses propositions délibérément se transformaient en impératifs.

 

LE CHÂTEAU


La nuit tombait quand apparut devant nous le seuil imposant du château. La grille en était solidement fermée. Sans manifester le moindre émoi ni la moindre hésitation, ma gitane extirpa de sa robe un filament de fer incurvé. Si bien elle en usa de ses doigts prompts que seul m'apparut le résultat. La serrure énorme avait cédé lamentablement. Pivotant comme à regret, le battant sinistrement grinça. L’on eût dit' par ses gonds rouillés, qu’il émettait le dernier gémissement de sa triste agonie. Ce portail massif' neutralisé par un être aussi fluet, me parut allégorie de la puissance anéantie par l'adresse. Plus affligeant et navrant, j'y voyais la profanation qui triomphait de la protection. Rien n'entamait la détermination de ma gitane. Tous les humains' tous les éléments, se trouvaient enchaînés par son charme et sa rouerie dévastateurs. Ma volonté' subjuguée devant ses résolutions, me sembla comparable à ce verrou qu'avait dompté ses doigts magiques.
Sa conduite assouvissant tous ses désirs' quoiqu'intuitive' irréfléchie, dépassait la prescription du plus radical cyrénaïste. Je doutais qu’en son for pût habiter un jugement conscient et moral. Pour elle' on eût dit que seul importât l'instantanéité. Projection du futur' souvenir du passé, paraissaient hors de son champ mental. Cette insuffisance était renforcée par l’horreur du silence. Complétant ce tableau, s'ajoutaient les variations d'un psychisme inconstant, l'abandon systématique à chaque impulsion. Je ne savais quel maintien présenter sans me dévaloriser. Devais-je à ses provocations m’affirmer, l'apprivoiser par la douceur? Mon attitude' assez peu lisible en raison d'un embarras continu, contribuait à me prêter l'image édulcorée d'un esprit faible. Je ne parvenais à me dégager de sa présence envahissante. Lors' tachant d’exploiter mon défaut, je résolus de rester insaisissable. J'accentuai la concision de mes propos laconiques. Je multipliai les ambiguïtés, les allusions' les réparties sibyllines. J'essayai de convertir en impavidité mon humiliation. Devant son excentricité' ses fomentations, je demeurais marmoréen comme un briscard blasé' désabusé. Rien de ce qu'elle envisageait ne devait m'offusquer ni m'étonner. Ce flegmatisme indolent que je simulais pour saper son aplomb, masquait mon esprit moraliste et ma poltronnerie, du moins le croyais-je. Sans doute à son jugement, j’apparaissais comme un être inintéressant' falot. Son égocentrisme' ignorant toute empathie, pouvait expliquer cet effet. Je ne savais si la désinvolture affectant ses propos était feinte. Son comportement heurtait mon tempérament disciplinaire et spartiate. Je conjurais son envoûtement par un donjuanisme arrogant, s'amalgamant avec un cynisme insolent. J'attendais le moment où' par l’effet de ma froideur calculée, cesserait son babillage incessant. L'on voit ainsi de fougueux torrents dont l’onde en glace est figée, vaincue par le gel hivernal. Simplement' elle aurait pu' saoulée par sa volubilité, possiblement se résigner au silence. Tels sont' traversant le désert d'Arabie' ces rus tumultueux, taris sous l’effet de l’ardeur caniculaire.
Cependant, nous approchions du bâtiment. Devant nos pas' un porphyrique angelot' jouant du violon, nous accueillit aimablement. Le souris qu'il affichait m'intrigua. Ne signifiait-il une allusion moqueuse à ma position de galant? Je préférais penser qu’ingénument il nous conviait en son domaine. Soudain, la symphonie de senteurs et couleurs émanant du parc nous pénétra.
Suivant un irrégulier damier, le jardin se composait de boulingrins et troènes. De lieux en lieux' des ifs taillés, pareils aux pions géants d’un échiquier, s'étalaient dans la partie centrale. Des sorbiers au-delà dressaient leur silhouette éployée de longs folioles. Vers le fond' l'on devinait imperceptiblement des tamaris légers, si fins qu'ils simulaient des nuées dans l’air suspendues. Sur la pergola' jaillissant des smaragdins rameaux, s'épanouissait un essaim de roses. L’une était pastel' une autre ivoirine ou céruléenne' incarnate... Les faisceaux des projecteurs scellés dans les allées, suivant leur incident rayon, nuançaient insensiblement leurs tons versicolores. Capiteux' entêtants, les parfums dans la magie chromatique ajoutaient leur olfactif enivrement. Sous nos pas crissait un sablon pellucide. Ses grains aux rayons séléniens brillaient tels verroteries. Mon pied buta sur un objet ovoïde et lourd qui roula devant nous. Je ramassai la chose' intrigué. Je peinais à convenir qu’en mes doigts se trouvait une orange. Bientôt, j'en vis un nombre indéfini. Leur peau chatoyait au milieu des réverbérations. Je ne distinguais cependant nul oranger d'où provînt cet agrume. Par ailleurs' je doutais fort que l’un des sorbiers pût l’avoir engendré. Le spectacle inopiné de ces fruits, dispendieusement abandonnés, communiquait une impression de féerie phantasmatique. Divaguant dans les allées, nous apparut sur tous les côtés un précipice. Nous marchions sans le savoir dans un jardin suspendu. Nos pas' devant le muret' nous conduisirent. L’obscurité nous interdisait de sonder le fond de cet abîme. Nous pouvions imaginer qu'il s'approfondissait à l'infini. L'on apercevait cependant' comme un rougeoiement diffus, la rampe en brique au bord du pont enjambant l'Auzon. Telle un serpentin galactique évanoui, luisait la route en lacets d'Escolge. Sur la montagne au loin' vers la Croix-des-Abris, scintillait le hameau de Boussac. Là-bas, les veilladous' unis devant l'âtre en pelant des marrons flambés, se remémoraient d'anciens contes. Je l'imaginai pour compléter ce tableau parfait, bien que ce fût improbable en notre époque. Lors' ma gitane imprudemment se pencha par dessus le muret. N'était-ce un jeu pour m'impressionner? Je craignais de la voir chuter au fond du ravin. Cependant' je m'inquiétais à tort. La main d'un infernal démon la retenait assurément.
Nos sens n’avaient encor épuisé l'enchantement du jardin... quand apparut le seuil de l'édifice. La porte épaisse et renforcée, pas mieux que le portail' n'offrit à mon instigatrice une opposition. Nous traversions maintenant un vestibule obscur menant vers le salon. Nous y pénétrâmes. La pièce' éclairée par des lueurs chatoyant' se livra devant nos yeux. Là' sous le solivage' au mitan, parut la table imposante' immense' entourée de ses dix chaises. Contre un des côtés, rutilant de cire' élégamment s'étirait un long buffet en noyer. La crédence' en relief' présentait sa collection de quatre assiettes. Leur éclat irrésistiblement captiva mon regard ébloui, malgré l'inconfort de cette illicite incursion chez autrui
L'on y découvrait au long du jour la vie quotidienne aristocratique. Le décor' identique ainsi qu'un leitmotiv congru, dévoilait une esplanade encadrée par des balustres. Les frondaisons d’un parc magnifique au fond se déployaient. Sur la première assiette' à l'aube' un déjeuner groupait la maisonnée, le père imposant' majestueux, grave' en son plastron noir amidonné, la mère' humble' attentive' en sa jupe isatine ourlée. Tête ingénue blonde auprès d’eux, chacun de leurs deux enfants se frottait la frimousse avec sa menotte. Sur la droite' un chien veillait fidèlement, humant l'air du matin. Sur la gauche' en un coussin moelleux, se prélassait un chat noir dont luisait l’œil matois. Sur la seconde assiette' alors que le diurne astre au zénith s'élevait, les deux bambins jouaient gaiement. Le garçonnet' en habit de cavalier, bravache et conquérant tel un Bellérophon, d'un fouet domptait son Pégase invisible. De son côté, la fillette' affublée de résille et d’un collier en faux joyaux, se croyait devenue Shéhérazade enjôlant un calife amoureux. La troisième assiette' au soleil déclinant, montrait l'épouse en compagnie d'une amie, duchesse ou comtesse. Leurs maris' figurés dans un breuil sur un coursier fringant, se livraient aux joies cynégétiques. Chacune arborait sa robe en taffetas aux reflets changeants. Sur le sol reposait une ombrelle insoucieusement abandonnée. Sur la quatrième assiette enfin, sous le croissant de lune épanchant son falot rayon, demeurait un hibou perché tel un guetteur au sommet d'un pot-à-feu. Maître expert' le porcelainier, mariant singularité' conventionalisme' alliant norme et nouveauté, sur l’émail avait réuni le poncif' l'originalité, la tradition' l'invention, haussant par son art la réalité fruste à l'univers des Idées. Sur le pourtour' manifestation de ce dessein, brillait vivement tel un téménos le marli doré, séparant du monde extérieur l'imaginaire espace.
Une injonction de ma compagne ennuyée par la diversion, détacha mon regard de ces fascinants objets. Lors' je poursuivis mon avance. Le salon' vaguement éclairé par les rougeoiements de la cheminée, s'articulait directement à la pièce adjacente. Là' dans l'âtre' encor' un dernier tison luisait, veillant fidèlement ces lieux désertés par les habitants. Là' de somptueux tapis aux motifs persans couvraient la tomette. L’un des côtés se trouvait flanqué par un divan bas, présentant pêle-mêle un assortiment de coussins polychromes. Sur les murs chaulés se détachaient rapière et sabre' épée, dérisoire avertissement à notre immixtion coupable. Ces trésors jaloux paraissaient livrés sans défense à nos regards cupides. Ma gitane occupa délibérément un fauteuil luxueux. Ses doigts serrant les accoudoirs ventrus, sculptés en corps d’écailleux dragons, semblaient tourmenter ces carnassiers captifs. Posant ainsi que châtelaine' elle étudia son maintien provocateur.
Je poursuivis la marche afin d'écourter ce navrant épisode. Béant au fond du salon nous reçut un couloir ténébreux. Sa profondeur semblait se prolonger indéfiniment. De salle en salle' antichambre ou chambre' ainsi nous progressions lentement. Parfois' magique apparition, l'on entrevoyait un croissant de lune à la faveur d'une archère. Le château se muait à mon regard en décor psychédélique. Ses recoins secrets' suscitant l'assouvissement de la sensualité, promettaient volupté' mais possiblement suggéraient danger. L'ombre et l'imprécision, l'exiguïté' le confinement des lieux, parfois occasionnaient un frôlement' un effleurement, fortuit sinon volontaire' unissant nos mains' nos bras. Si loquace auparavant, ma gitane avait d’un coup suspendu son bavardage incessant. Je n'entendais plus que le bruissement de sa respiration, le froufroutement de sa robe. Quelquefois' nous tâchions de retrouver le chemin perdu, nous égarant dans ce labyrinthe inextricable. Tout semblait pouvoir à tout moment survenir. «Là, prenons garde aux oubliettes...» «regardons bien devant nos pas» chuchotai-je. D'éventuels ennemis demeuraient tapis dans l'obscurité. N'y a-t-il un dogue énorme au fond de ce passage? Dans cette encoignure ici, la statue n'a-t-elle un instant vacillé? Quelqu'un ne se cache-t-il en cette armure? Ma compagne en sa main tenait ses mocassins qu’elle avait quittés. Parfois' à la faveur d'un rayon, j’entrevoyais une évanescente épaule' un galbe élancé de jambe. Ma gitane afin de mieux franchir quelque obstacle avait soulevé sa robe. Ses volants s'accrochaient à mes vêtements. Je sentais son corps s'abandonner' se dérober, sans que je pusse effectivement savoir si - volontaire ou bien fortuit - c’était l'effet d'un caprice intentionnel ou bien celui du hasard. La résolution de ce jeu sensuel' quoiqu'il ne fût jamais avoué, devait consister en un débordement érotique. Sous l'impulsion de mon désir' j'aurais soudain saisi la fille. Je l'aurais plaquée sur le sol' retroussant les volants de sa robe. J'aurais arraché ses dessous. Bravant sa résistance' ultime illusion de pudeur simulée, j’eusse étreint son corps nu, collé ma lèvre à la sienne et trituré des seins turgescents. Puis enfin j’aurais pénétré son pubis dans l'ivresse orgastique. Nous relevant après un moment de léthargie, nous aurions feint d'ignorer cet épisode. La véhémence aurait pu transcender le copulatoire instinct, gommer la honte engendrée par sa pauvreté mécanique. Cependant, mon tempérament ne s'accordait pas avec cette impétuosité, pourtant nécessaire au déroulement romanesque. J’optai pour une esthétique édulcorée, casser la fougue afin que l'acte apparût anodin, presqu'un accomplissement routinier' sans la moindre importance. J'étais prêt à lui saisir la main... C'est alors que sa voix résonna dans une exclamation, «Là, sur la gauche...»
Devant nos yeux' par une ouverture' un lumineux flux jaillit détonnant en cet environnement de lueurs pâles. Nous avançâmes.
Une immense entrée se dessina, rehaussée d'effigies et de faux merlons pyramidaux. La majesté propre à ce monument' tranchant avec le rude aspect du château, ne manqua pas de m’étonner. Ce ne fut rien en comparaison de la stupéfaction que j’éprouvai, franchissant le seuil. Je me sentis plongé dans un nouvel univers. N'avais-je ainsi changé de civilisation, d'époque et de continent? La hauteur au sommet de la salle était prodigieuse. La surface en frise ininterrompue' de la base au plafond, se trouvait totalement revêtu par un déploiement d’arabesques. La fresque en tous sens étendait son réseau, filet minéral gigantesque' infinie damasquinerie. Par le milieu, deux représentations de galeries étageaient leur succession. Chaque ogive à l'arc outrepassé laiteux contrastait sur un fond mauve. Leur fictive échancrure épousait un canevas, denticule et sphérule ou pendentif' bâtonnet, figure unique ou similaire ainsi multipliée' réitérée. Le niveau supérieur se trouvait couvert d’oves. L’on eût dit les rayons d'un rucher énorme. Plus haut' s’étalait un revêtement de prismes. Leurs concavités' convexités, constituaient leur facette éblouissante. Sur la coupole au sommet zigzaguait un réseau de linéaments brisés. Leur suite ajourait un angle obtus' rentrant' sortant. Puis tout là-haut' un lanterneau, par où s'infiltraient les rayons séléniens, reluisait faiblement de sa clarté blafarde. Sur les mur' un faux balcon peint, soutenu par la simulation de modillons, surplombait les moulurations. Partout courait la cimaise en déroulant sa juxtaposition d'émaux. Partout brillaient' fulguraient, lapis' jaize' outremer' jaune' orangé, dont les bandeaux s'entremêlaient' se tordaient' se torsadaient, se lovaient' en galbe' en courbure' en flexure ou s'écrasaient en brisure. Le caprice et la virtuosité paraissaient les avoir engendrés. L'on ne pouvait discerner partie qui ne fût envahie par ligne ou trait, point' volume. L’œil s’égarait dans les fils' rubans, plis et replis' inflexions, détours' contours' ondulations' de cet enlacement inextricable. Ce jeu de symétrie' dissymétrie, se développait sans dessein ni finalité, sinon la beauté pure en son essence. Délicatesse' élégance et raffinement, s'y cumulaient' s'y reflétaient' s'y fondaient. C'était prestidigitation' mirage' illusion réifiés. C’était la répétitivité constituant canon' formule et procédé, la profusion traduisant dogme. C’était complication' densité converties en esthétique. La décoration devenait algorithme' arithmétique. C'était l'esprit géométrique omniprésent' omniscient, dans son orgueil refusant' niant, création minérale' animale et végétale. C'était la foi mystique évacuant figuration' représentation, par son absolue désir d’abstraction.
J'orientai ma lampe en tous sens. Fasciné' subjugué, je désirais saisir la merveille en sa totalité. Ce moderne objet que je tenais dans la main, soudain' me parut irrespectueux. Ces beautés révolues ne devaient se dévoiler' pensais-je ainsi, par le désacralisateur faisceau d'un projecteur contemporain, mais par le purificateur feu d’un bougeoir ancien.
Émergeant de l'extase où j’étais plongé, lors' je m'interrogeai. Logiquement, cette œuvre islamique ainsi ne pouvait se trouver sous des cieux vellaves. S'agissait-il encor d'un caprice engendré par mon esprit? N'était-ce une imitation méticuleusement réalisée, fabrication de plâtre et de carton-pâte? N'étais-je abusé par mon cerveau malade ou la main d'un malin faussaire? Mais pourquoi' dans quel but? Quoiqu'éprouvé par cette incongruité, je crus bon de n'en rien laisser paraître à ma gitane. J’avisai de me comporter comme un esprit désabusé, considérant que tout ceci relevait de la normalité. La fantasmagorie ne trahissait en sa face aucun étonnement, ni minime intérêt, qu'elle apparût familière à son œil ou qu'elle y fût hermétique. La beauté pouvait-elle être insensible à ce qui la constituait? me demandai-je.
Lors' indistinctement' résonna le carillon du beffroi. La succession des coups se propageait comme un lointain écho, se répercutant par les galeries et les voussures. J’en dénombrai douze' il était minuit. «Déjà! quel malheur! j’ai du retard' adieu» s'écria ma gitane' effectivement surprise ou feignant la surprise. Puis, se rechaussant promptement' elle entama son chemin vers la sortie. Je la suivis au long des couloirs' mais ne pus la rattraper. Dans la rue, je ne vis plus que sa chevelure ondulant au milieu de la nuit.
Je m'interrogeai. N'était-ce un artifice ourdi pour me fausser compagnie? Quel impératif pouvait motiver un départ aussi rapide? Serait-ce afin de rejoindre un galant? Parviendrais-je à le savoir jamais? Fait troublant, midi pile était le moment de son apparition, minuit celui de sa disparition. N’était-ce un hasard? N’était-ce un jeu fantaisiste à moins que ce ne fût superstition, magie?
Revenu chez moi, je m'aperçus que la montre en or à mon poignet manquait. Je la portais bien pourtant ce matin. La belle assurément pratiquait un art dont j'aurais dû me prémunir.


 

DEUXIÈME INTERMÈDE


Plutôt que de l'apaiser, l’omniprésence avérée de la gitane avait accru ma passion. De plus' sa dangorosité' sa malhonnêteté' sa grossièreté, qui normalement auraient dû m’en détourner, me subjuguaient au contraire. J’en étais entiché bien qu’au fond de moi je la méprisasse. Je ne parvenais à trouver mieux l'appétit que le sommeil. Je me languissais dans mon désœuvrement. Dès que je m'adonnais à la moindre activité, son image en mon esprit s'imposait. Que je lusse' écrivisse ou me promenasse en tâchant d'oublier, je restais inévitablement la proie de mon obsession. Mon intrigant me fournissait des entrevues, mais nul être' ange ou démon, n'apparaissait au lieu convenu. J'en éprouvais un dérangement inutile. Mon gousset devait se délester néanmoins d’écus additionnels. Pour une inconnue raison, ma gitane obstinément demeurait invisible.
J'avais abandonné l'espoir de la retrouver, mais un jour se produisit un fait curieux. Me promenant rue Longue' affligé désespérément, je vis au-dessus de moi s'ouvrir la baie d’un balcon. Là, parut une inconnue coiffée d'un catogan. L'observant plus attentivement, je fus stupéfait de m’apercevoir qu'il s'agissait de ma gitane. Puis je vis' habillé d'un smoking' un gentleman roux, certainement un Anglais, s'approcher d'elle et tendrement l'enserrer. La fille à cette invitation répondit par un déhanchement lascif. Je détournai le regard et m’enfuis. Je fus traversé par une inconcevable excitation. L'aiguillon de la jalousie décuplait mon désir inassouvi. Muni d'un estoc' n'aurais-je alors dû monter jusqu'à l'appartement, provoquant ainsi mon rival en duel?
Ce ne fut pas tout. Le jour suivant' rue de la Ganivelle' à nouveau je l'aperçus, tenant la main d'un homme en habit de général espagnol. Dans aucun lieu quand je la recherchais, partout je la voyais quand je m’efforçais de la fuir. Ce nouvel affront surenchérissait mon humiliation. Miné par la succession de ces péripéties, j'optai pour me confiner dans mon appartement. Je voulais éviter absolument de la rencontrer.
Que signifiait tout ceci? J'étais hébété. Mon état mental ne me permettait plus d'apprécier la situation. Pour achever de me plonger dans la dépression, je découvris sur le quotidien Centre-France un curieux entrefilet. Je subodorais qu'il n'était pas étranger à ma gitane:

Affaire peu banale dans la commune d'Auzon. Le cadavre d'un homme borgne, par suite d'un accident antérieur, a été découvert derrière la Giralda. Le meurtre a été commis à l'arme blanche à midi. Un témoin a aperçu le suspect dans les environs, un homme blond aux yeux bleus parlant avec un fort accent basque. L'individu, déjà fiché par les services de la police des mœurs de la Généralité, a échappé aux gardes civils. La mort remontant à deux jours, aucune hypothèse précise ne peut à ce jour être retenue concernant le mobile; il pourrait s'agir d'un crime passionnel.

Qu'était la Giralda? J'étais sûr que ce lieu ne se trouvait pas dans la commune. Cette appellation ne me paraissait pas totalement inconnu, mais où pouvais-je avoir pu le rencontrer? Certainement' il s'agissait d'une erreur typographique. Rien n'excluait que ce fût mon syndrome obsessionnel. Pour dissiper ma perplexité, j'envisageai de contacter la direction du quotidien. La confirmation prouverait mon intégrité psychique. J'eus cependant peur de lever l’incertitude. C'est ainsi que je demeurai dans une indétermination neutre. Néanmoins, je crus plus avisé de consulter à nouveau le médecin.
Il parut manifester à mon égard une outrancière attention, ne m'opposant nul argument. Selon son opinion, mes tribulations relevaient incontestablement de la réalité. Précédemment' il m'en dissuadait, ce jour il m'en persuadait. M'approuvant au lieu de me contredire' il semblait débonnaire excessivement. Ne voulait-il éviter que mon état ne devînt dangereux? Ses continuels acquiescements simulés' en plus de m’horripiler, me désespéraient de le convaincre. «Docteur' j’ai vu' j’ai touché la créature' elle existe' elle existe. Je l'ai vue' je l'ai touchée» Mais bien sûr' bien sûr» Je l’ai côtoyée de midi jusqu’à minuit» Mais bien sûr' calmez-vous, bien sûr' elle existe' elle existe. Cela ne fait aucun doute. Rentrez chez vous, reposez-vous»
Il me prescrivit de nouveaux tranquillisants, puis me raccompagna diligemment. Son obligeance encor plus m'enrageait. Lors' je me jurai de ne jamais appliquer sa médication.
De retour à mon appartement, je m'interrogeai. Ne me faudrait-il pratiquer un examen de conscience urgemment. Si j'étais hanté par ce monstre inexistant, cela signifiait que mon esprit générait le mal. C'est lui qui secrétait le ferment de ma passion pour la créature. Cependant' ne pouvais-je être abusé par un sortilège?
Démoralisé' vaincu, je résolus de m'en remettre à la religion, salvatrice et consolatrice apaisant les damnés. Pour cela, je convoquai mon intrigant par téléphone' usage inélégant, mais efficace. J'eusse aimé qu'il fût en permanence à ma disposition, qu'il apparût immédiatement dès le tintement d'un grelot, signal convenu pour satisfaire ainsi tous mes caprices. J’appréciais qu’il fût une avérée canaille. Je pouvais évoquer les hallucinations qui me tourmentaient, jamais il n'en contestait l'existence. «J'abdique» lui dis-je «ne pourrais-tu me fournir un bon prêtre afin de me confesser?» Maître' assurément... quoiqu’une idée me paraît meilleure...» Quelle idée?» Jurez de ne point vous emporter quand je vous l'aurai confiée» Bon, je le jure»
Il s'approcha de mon oreille... Je fus tellement scandalisé par ses propos que je me courrouçai. Maître enfin, vous m'aviez juré...» Non' je n’accepterai jamais cette infamie. J’ai dit: le prêtre' uniquement le prêtre» Calmez-vous' Maître. Je m'en vais solliciter une entrevue pour vous auprès de lui. Cependant, mon idée pourrait vous servir ultérieurement. Ne serait-il opportun céans de la rétribuer?» Gredin, scélérat, vaurien» m'indignai-je en haussant la voix, non que je fusse avaricieux ni courroucé, mais je mettais un point d'honneur à ne pas m'incliner sans résistance. Je finis cependant par acquiescer' puis réglai mon filou. «Bien joué» me disais-je. Mon intrigant se montrait plein de ressources. Je devais en convenir, Son immorale habilité méritait l'argent qu'il m'extorquait.

 

LA COLLÉGIALE


Quand je franchis le seuil de la collégiale' immédiatement, je me crus parvenu dans l'antichambre attenant au Paradis. Le mystère éternel de la Divinité remplissait l’édifice. Près du portail' un bénitier profond comme un tridacne ouvrait sa valve. Pour l'âme angoissée du mécréant qui pénétrait ces lieux, généreux' il offrait le réconfort de son eau purificatrice. Le cierge' en se consumant, diffusait pour le croyant sa lueur' don mystique et bénéfique. L'ombre était sacrée, le rayon magique. Sur le chœur' flottant comme une haleine exhalée par des séraphins, l'encens léger se mêlait au parfum des bouquets printaniers. Sur l’autel' un ciboire en cuivre' un calice en cristal scintillaient, conviant le pécheur à l'Eucharistie rédemptrice. Les vitraux versaient un lumineux flot comme une irréelle irradiation. Nul bruit ne troublait cette ambiance éthérée de recueillement. Partout' sur les parois' apparaissaient ange ailé, saint pensif ou sainte émue' Christ éploré. La crèche aux santons figés' dans un recoin, proposait l'éternel émerveillement de la Nativité. Serein, Jésus paisiblement épousait la croix. L’on eût dit que s'effaçait l'agonie tragique en ce havre édénique. Cipolin tendre albuginé' dorure aux chaleureux chatoiements, se recouvraient en moulurations dans les chapelles. Sur tous côtés' peints subtilement, les corps nacrés des chérubins voletaient parmi les nues, les Bienheureux se mouvaient dans l'espace. Frondaisons' floraisons' bourgeonnements, s'agrippaient aux piliers, s'enroulaient aux chapiteaux, luxuriaient sur les voûtains. Partout s'affichaient maintiens majestueux, mouvements d'apitoiement, de compassion. Partout se déployait la symphonie des couleurs pastellisées, tons crémeux et laiteux, beige et vert amande au milieu des rosés' bleutés, suggérant jacinthe' orgeat, neige et lis' œillet. Transparence et légèreté' jusqu'à l'évanescence édulcorés, désubstantialisaient' désincarnaient motifs et personnages. L'être ici devenait hypostase et la scène allégorie. Les pigments humblement se fondaient' s'effaçaient, bannissant la minime arrogance et la moindre offense. Le point trop vif d’un jais' d'un incarnat' rompant l'harmonie, serait apparu comme une insupportable injure. De même' un agressif tambour eût détruit le mélodieux chant d'un violon. Ces blondeurs' blancheurs' pâleurs évoquaient ingénuité, virginité' candeur' innocence. Dans ce décor' nul dragon hideux' nul incube affreux, nul serpent difforme. La satanique engeance avait déserté ce lieu pur. L'on ne pouvait imaginer ici que pût exister la Géhenne. Hors du monde inférieur' la collégiale isolée baignait dans la grâce. Confusément' dans un coin ténébreux, l'on distinguait la tenture en velours du confessionnal désuet, dressée comme un paravent face à l'intrusion des péchés. Belzébuth lui-même' attendri par cette oasis d'amour et dévotion, n'aurait osé d'un pied fourchu tacher le pavé, souiller l'air d'une haleine empestée. La moindre évocation de l’Enfer' le simple énoncé de son nom, dans ce Paradis auraient paru blasphème intolérable.
Pour ne pas troubler cette assemblée d'angelots, je demeurais un long moment immobile. Puis enfin, j’avançai jusqu'à l'autel.
C'est alors que monta lentement dans la nef un air de psalmodie. Son envoûtante expressivité, son fluctuant déroulement' dans l’espace infini, m'évoquaient l’univers spirituel que la pensée peut seule atteindre. Je savais que depuis bien longtemps, le chapitre avait dissous la communauté monacale. Je pus croire ainsi que ces voix provenaient d'un chœur céleste. Parfois' la mélodie s'interrompait, ménageant un laps nécessaire à la méditation qu'elle avait créée. Je demeurais fasciné. J'imaginai que j’étais en un monde inconnu, loin de l'Humanité' loin des calamités. Je crus atteindre ainsi l'acmé de ma vie, le moment suprême où se révélait mon intériorité, ma vérité. L'idée me vint d’abandonner céans tous mes biens, rejoindre en leur dénuement ces miséricordieux moines. Je voulais adopter leur vie de renoncement, d’observance et de soumission. Je désirais m'annihiler dans l'adoration du Seigneur. Les passions' l’agitation' m'apparaissaient dérisoires. J'aurais voulu m'affranchir des mondanités' réprouver mon indignité, me repentir' expier mon impiété' mes péchés. J'aurais voulu' transporté par la psalmodie, me dissoudre à tout jamais dans le domaine éthéré, me confondre avec l'inanimé' l’incréé, m'annihiler dans l'extase et la béatitude.
Sur le mur se trouvaient accrochées des plaques. Remerciements envers Dieu' Jésus' Marie, se développaient en calligraphie dorée:

Mère affligée du Perpétuel-Secours, ô Marie, que ta bénédiction m'accompagne

Ô' Vierge-du-Portail, merci, merci pour avoir sauvé petit Pierre

Dame adorée du Portail, ô toi si bonne, à jamais sois mon refuge

Ô Mère adorée du Seigneur, accepte ainsi ma prière éplorée

Mon Dieu, verse aux pécheurs ta bénédiction, bénis ceux franchissant le sacré seuil de cette église

Grâce infinie soit rendue pour toi, Marie, toi, si bonne

À Marie, qui donna le jour au doux Jésus

À toi, Jésus miséricordieux pour nous avoir lavés de nos péchés.

Sur la crédence' au-devant, reposaient des missels présentant leurs feuillets jaunis. Pour le réconfort de l’âme éprouvée par un deuil affligeant, le premier suggérait la consolation d’oraisons funèbres. Le deuxième au pénitent prescrivait son édifiant recueil. Le troisième offrait aux fiancés convolant son nuptial épithalame. Près d'eux' une imagerie pieuse étalait sa collection d’icônes. S'y mêlaient portrait poupin, féminin visage et frimousse enfantine. Parmi drapés' draperies, mandorle et nimbe auréolaient cheveux blonds' châtains. Pouvait-il exister butor qui ne fût ému par cette harmonie, mécréant qui ne fût converti par cette innocence? Profondément troublé, je saisis par hasard une image avec déférence en me signant. Sainte Agnès' en pastourelle au milieu de ses brebis' priait, la face éplorée vers les cieux, les mains jointes. Je remarquai son visage empreint de noblesse et de bonté. Ce visage' il me parlait' il me disait «Je suis beauté' beauté, beauté pure. Je suis beauté lumineuse et radieuse...» La prière accompagnait l'image.

Agnès, ô toi, qui fis revivre en sa miséricorde infinie la foi du Sauveur, sois bénie par Dieu' sois bénie par Marie, sois bénie par le doux Jésus. Pour toujours demeure en nous, fais revivre en nos cœurs le céleste amour. Te voici la souveraine en mon âme. Laisse-moi déposer à tes pieds mon orgueil. Qu'il devienne humilité par la foi de l'adoration divine...

Prolongeant ma visite au fond, je m'avançai vers la crypte aménagée. Dans ce renfoncement discret' je croyais trouver - statue fruste et mal dégrossie - la vierge au noir visage ornant les abbayes montagnardes. Médusé' je découvris au contraire' ici, la représentation de Marie dans sa majesté suprême. Pareil joyau de l'Art en un village auvergnat, voilà qui me surprenait. J'étais abasourdi. Comment ce miracle avait-il pu s'accomplir? Je crus à nouveau traverser le seuil d’un pallier spatio-temporel. N'étais-je ainsi téléporté par magie dans un lieu différent du globe? Ces bijoux' stucs' soieries' pouvaient-ils émaner de la matérialité, sinon de la spiritualité? Je n'aurais pu le dire. Sans plus m'interroger concernant sa réalité, je me laissais transporter par la fascination qu'exerçait la sainte.
Ses traits modelés dans la cire immaculée brasillaient, se détachant sur les nuées de guipure et mousseline. Son diadème enchâssé de pierreries fulgurait en ses mèches. Les pendentifs argentins sur la tempe et le front nacré scintillaient. Dans sa tunique' un rosaire étincelait de ses feux smaragdins. Les rubis' les jais' ruisselaient sur la gorge et le cou, cependant qu'un long collier dispersait les huit rangs de ses perles. S'irradiant partout, les miroitements opalins croisaient les feux diamantins, se mêlant aux chatoiements des améthystes. Le rubicond fard de la pommette en son teint pâle exprimait sa douleur. Figés sur les joues, des quartz hyalins figuraient des larmes. Son œil dilaté semblait compatir à la peine étreignant les êtres. Se mouvant dans la transcendance et le génie, l'artiste avait dépassé la morale abstraite. La représentation réunissait les oppositions, fusionnait les contraires. La tristesse irrémédiable exaltait la beauté. Par une antinomie qui défiait la raison, la sensualité renforçait la virginité, richesse évoquait générosité. L'humilité' l'apparat' se joignaient en accord audacieux. La dévotion mariale insufflait dans mon âme un étourdissant élan, transport d'apitoiement jusqu'au délire et vertige.
C'est à ce moment que me parvint un bruit de marche. Sans doute' il s’agissait d'un ecclésiastique attitré, le chanoine averti par mon intrigant pour me confesser. J’entendis les pas s’arrêter vers la porte. Probablement communiquait-elle avec la sacristie. Suivit un moment de silence. Je perçus' feutrés' un raclement de gorge' un toussotement, puis un grattement sur la poignée, le tintement d'un objet métallique au sol chutant. Le moine éprouvait quelqu’embarras pour enfiler sa clé dans la serrure. Néanmoins' il y parvint après moult rotations du panneton. La porte alors s’ouvrit. Devant moi' titubant' il parut, puis s'avança dans le passage en cillant des yeux. Je conjecturai, considérant sa face égarée, qu’il émergeait d'un bénéfique et réparateur assoupissement. Gauche' il se déplaçait lentement. Son comportement semblait inapte à l'habileté, contraire à la fausseté. La soutane à la forme ample' au teint fané que ceignait un cordon gris, l’enveloppait en gommant son empattement. Ses pieds nus se trouvaient maintenus par les courroies d’escarpins grossiers. L'on n'aurait imaginé port aussi précaire et vêture aussi primaire. Sa corpulence' en n'évoquant ni la maigreur' ni l'obésité, montrait que ne le soumettaient ni la fanatique austérité, ni l'immodérée sensualité. Sa probité rayonnait en sa face enjouée. Sa bonhomie sans fard se révélait en ses traits purs. Son visage oblong' qu’illuminait un iris bleu, reflétait sa candeur naïve. Son regard débonnaire et bienveillant dévoilait une âme ingénue. Sa calvitie paraissait livrer ses pensées. La régularité soignée de sa tonsure évoquait l’humilité, la soumission, le renoncement aux plaisirs mondains.
«Mon fils» m'apostropha-t-il sur un ton paternel en joignant les mains «vous désirez confier votre âme à Dieu, m'a-t-on signifié» Je le souhaite avec ardeur, mon Père» murmurai-je en baissant les yeux. Je suis bien heureux de vous accueillir ici. L'esprit saint du Seigneur s'étend sur ma collégiale. Cependant, l'on n'y voit hélas encor les déprédations de la guerre. Lors de la Reconquête après l'Occupation, vers mil deux cent quarante-et-un, l'ancien chœur fut détruit par les Infidèles» Ce propos me surprit. N'avait-il voulu prononcer mil-neuf cent quarante-et-un? Sans doute il confondait Reconquête avec Résistance' Infidèle avec nazi. Je ne relevai pas ces lapsus anodins. «Rassurez-moi' jeune homme. Depuis combien de jours n’avez-vous pas avec Dieu communié?» Mon père. heu... je n'ai plus souvenir' ah' pardonnez-moi» répondis-je en balbutiant, confus de cet aveu.
Après que j’eus proféré ces mots' il prit un air consterné' plissa les yeux fortement, comme abasourdi par ma déréliction. Lors' se reprenant' il baissa la tête et médita, puis sur un ton résolu ditBien». Certainement' il devait souffrir de constater mon regrettable état. Soudain, j'eus l'impression que les séraphins s’effarouchaient de ma révélation. Je crus voir se hérisser leurs cheveux' frissonner leur visage. Ne pouvant exprimer de sévérité, leurs doux yeux me considéraient avec un air de contrition pitoyable. Je fus désolé d'avoir assombri ce concert angélique.
Étendant lentement un bras qu'il maintint figé, le Père ajouta sur une inflexion de commisération, «Le savez-vous? L'Homme au cours de sa vie peut s'éloigner de Jéhovah, las, mais il éprouve un jour en son cœur le désir de le rejoindre. Venez' mon fils' vous serez délivré bientôt. Ne craignez rien, vous retrouverez sans tarder la protection du Sauveur»
Le bon Père alors me désigna le confessionnal. Tremblant d'appréhension, je tirai le rideau noir et m’assis dans l'habitacle. Cependant, je dus attendre un moment que le chanoine enfin se fût placé. La soutane apparemment l’empêtrait. Je ressentis ses coups d’épaule et de genoux heurter les parois. Je perçus finalement sa voix étouffée par la grille, «Mon fils' je vous en prie, soulagez votre âme accablée sous le poids de ses péchés. Souvenez-vous, le Créateur vous pardonne en sa mansuétude infinie» Mon père...» Je n'osais poursuivre. Mon fils» dut-il répéter «ne craignez rien' votre âme est sous la protection du Seigneur. Dieu vous considère' apitoyé. Soyez bien sûr de sa clémence à votre égard» De ma voix attristée, j'entamai le récit de mes aventures Mon esprit fut subjugué par un mauvais ange à l'aspect de fille» Jésus' Marie» s'indigna le bon Père' interloqué, puis il ajouta' s’apaisant «comment est la créature?» Voluptueuse' étourdissante' excitante...» Miséricorde' ô Sanctus' sanctus' sanctus Dóminus' Deus Sábaoth» ...Sensuelle autant que lascive..» Pleni sunt cæli et terra glória tua. Hosánna in excelsis» ...Délurée, dévergondée, provocante...» Benedíctus qui venit in nómine Dómini. Hosánna in excelsis» J'entendais le bon Père incessamment se tourner' se retourner. «Comment l'avez-vous rencontrée?» Par hasard. Je l’aperçus le jour de la brocante' un matin» Mais comment l'avez-vous retrouvée?» J'hésitai, puis me résolus à tout lui dire. J'ai pris à mon service un intrigant. Pour lui, ce fut un jeu de ménager avec la belle une entrevue»
À ce moment, j'entendis le Père épouvanté me débiter un torrent liturgique. Puis il reprit Mon fils' avez-vous satisfait ce rendez-vous avec le diable?» Je l'avoue' mon Père» dis-je en un dernier souffle. Je le sentis à nouveau se retourner. J'entendis un bruit confus. Lors' je craignis que dans son effervescence' il ne se fût cogné. Je m'inquiétai. Ne serait-il évanoui? «Vous allez bien' mon Père?» me décidai-je à m'enquérir. Le démon, le démon... Cependant... l’avez-vous touchée?» Je m'en suis gardé» répondis-je. Cette affirmation n'était pas véridique entièrement, néanmoins' je songeais à ne pas effaroucher le bon Père. Plus que moi-même' il semblait souffrir de mes péchés. Je n'osais lui confesser les effleurements dans le château. Je n’étais pas honteux, mais j'étais mû par un mouvement de compassion réelle à son égard. Je le sentis se rasséréner, puis je l’entendis profondément soupirer. J'étais moi-même autant que lui rassuré.
Là-dessus devait s'achever la confession. Je fus bien soulagé de quitter cet isoloir inconfortable et noir. Sous les rayons divins, je trouvai le bon Père entièrement bouleversé, les traits visiblement tirés. Mes péchés étaient bien affreux' pensai-je affligé, pour avoir ainsi provoqué révolution pareille en son visage. L’infortuné saint homme en sa vie n'avait jamais côtoyé le Cornu. Lors' avant de m'adresser un mot, prestement 'il courut vers la crédence afin de saisir le goupillon, le trempa dans l'eau bénite et m'en aspergea le corps entier, ponctuant copieusement ce ballet d'imprécations. La sueur dégoulinait de sa tonsure en bataille. Si bien se dépensa-t-il que sa face en devint cramoisie.

«Vade retro satanas. Te implor Doamne, nu ignora accasta rugamente! Nici morte nici al flinçtei! Lasa orbita sa fie vasul crei va transporta sufletul la el! Este scris, aceasta putere este dreptul poporuil meu de a conduce. Asa sa fie! Asa sa fie! Acum! Amen. Amen»

Je ressentais en moi l’âpre et dur combat qu'il menait, repoussant l'engeance effroyable au-delà des confins ténébreux. Duel inégal assurément. Que pouvait le bon Père' un si candide esprit, face aux fourberies du Malin? «Mon fils» me dit-il' rompant son effrénée sarabande «je ne puis vous le cacher, vos péchés sont abominables. Voici venu pour moi le moment terrible. Je dois vous infliger le châtiment exigé par Dieu. Pendant six jours' vous devrez incontinent réciter cinq Ave, puis vingt Pater chaque aube et crépuscule» Je baissai la tête en m'entendant signifier ma peine. J'en fus anéanti plus que si je devais subir la potence. Le bon Père en son for semblait effarouché. Jamais sans doute il n'avait prononcé verdict aussi dur. Malgré le caractère abominable assurément de mes péchés, dans son ingénuité foncière' il n’avait imaginé - quelqu'effort qu'il fît - de punition plus sévère. «Maintenant» poursuivit-il «garantissez_moi que vous ne reverrez pas le monstre. Vous allez répéter «Par Marie' par Jésus notre illuminé Sauveur' je le jure' Amen.» Je m’empressai d'obéir, la voix mal assurée' les yeux baissés. «Mon fils' allez en paix» dit-il pour clore ainsi l'entretien.
Je me dirigeai déjà vers le parvis. Le Père en un généreux élan me rattrapa, me prit doucement par l'épaule et me dit, comme un dernier message afin d'amoindrir ce châtiment si rude «Mon fils' ne désespérez pas, je dirai pour vous tous les jours un Ave Maria» Merci» murmurai-je en un souffle.
Ce poignant échange enfin conclut ma visite à la collégiale.

 

LA JASSERIE


La religion n'avait opéré nul effet positif sur ma santé. C'était la conclusion qui' malheureusement' s'imposait. Dans la foi pourtant, j'avais atteint la volupté suprême autant que dans le vice. Par un dernier recours ainsi, j'avais dû me résigner à l’infamant projet de mon intrigant. Lors d'une orageuse après-midi, je me dirigeai vers ce lieu maudit. Précisément quand tombait la nuit, moment propice à l'entrevue.
J'avais emprunté le chemin de la Souleyre. C'était' près du ruisseau, la jasserie qui se dressait au fond de la vallée. Telle un pestiféré banni, la masure au milieu des marais seule émergeait. Nulle autre habitation ne paraissait accepter sa proximité. Là, tout semblait sinistre et lugubre. Les ténébreux sapins barraient l'horizon, des rochers en lave aussi noirs que la poix sourdaient, vomissements chthoniens régurgités par l’Enfer. Peu serait d’affirmer que la bicoque amochée n'avait aucun charme. L’on n'y put trouver élément exempt de corruption: mur d'enceinte en pisé dégradé, façade écaillée' moellons désunis, toiture en lauze éventrée. Le portail rouillé' désajusté' quand je le touchai, s'ouvrit de lui-même en exhalant un grincement funèbre. L’on eût dit qu’il était mû par un pouvoir démoniaque. Je découvris une antique et vermoulue roue hérissée de moignons. Tari depuis longtemps' un bief autrefois en mouvait les aubes. La jasserie semblait un ancien moulin désaffecté. La roue, figée maintenant après avoir effectué milliers de révolutions, paraissait allégorie de la mort anéantissant le mouvement, dissipant l'énergie vitale. J'avançai vers le seuil envahi par les chardons et l’ortie. Soudainement' une exclamation de voix suraiguë me fit tressaillir. «Que vous soyez pape ou malandrin' venez en mon logis, vous aurez besoin de moi»
Peu rassuré, je poussai néanmoins la porte au battant branlant. C’est alors que par la baie trois chauves-souris s’élancèrent. Puis un chat noir étique à l’œil fulgurant, d'un bond' s'évapora dans la pénombre. Je ne vis personne avant qu’une interjection rauque à nouveau retentît «Je vous attendais»
Je n'eus qu'une envie, me retourner et fuir au loin, mais un courant d'air violent referma la porte. Je me sentis pris tel un rat dans un piège. Mon œil essayait en ce fatras une infructueuse investigation. Je finis par discerner le visage émacié de mon hôtesse aimable. Tapie comme un fauve' elle émergeait d'un renfoncement sombre. Masquant son buste' un hétéroclite amoncellement s'entassait. Devant elle' un grimoire écorné voisinait sa boule en cristal. Par le fenestrau, les derniers rais l'animaient de lueurs phosphorescentes. Je voyais réellement ce typique instrument de l'art divinatoire. Je n'aurais jamais pensé qu'il pût exister hors des légendes.
«Ne craignez rien, venez' approchez» me dit-elle' en s'égosillant de sa voix éraillée. Cette invitation m'inspirait peu de sympathie. Ne pouvant reculer, je n’avais que le choix de m’avancer. Perplexe' elle examina ma personne en détail. Son excessive attention finit de me décontenancer. Je me sentis fouillé jusqu’en mon intimité. Sans discontinuer de me fixer, par un geste elle indiqua dans l’ombre un vieux banc. Je m'assis, m'assurant que le siège était vide. Je n'eusse été surpris en effet d'y voir un serpent enroulé. «Quel démon vous poursuit?» La gitane aperçue lors de la brocante un matin, femme insidieuse et voluptueuse»
Elle émit un rire inextinguible. «Savez-vous le nom de la créature?» Je ne sais» Grave erreur. Le nom, c'est la personne. Par mégarde avez-vous donné le vôtre?» Sans doute» Seconde erreur. Le nom permet de nuire à la personne» Possédez-vous une étoffe' un cheveu provenant de la créature?» Non... mais attendez... si» répondis-je' en me souvenant du bouton que j'avais conservé. «J'ai pu recueillir le bouton floral qu'elle arborait en sa chevelure» Montrez-moi cela» dit-elle avançant brusquement sa main vide' ossue. Patte acérée de panthère ou serre aiguë d’aigle autant ne m’eût effrayé. Verrues' sillons' y traçaient topographie tourmentée' contournée. Son ongle acuminé' crochu' simulait griffe. je lui tendis le végétal précieux. Comme un fauve aurait emprisonné sa proie, sur l’objet délicat' ses doigts se refermèrent. Lors' elle examina la pièce à conviction, puis étendit les deux bras sur la boule. Soudain, le cristal parut s'éclairer de rayons surnaturels. «Sphère au pouvoir magique' ô toi qui vois les mers et continents, toi qui peux éventer les secrets enfouis dans les cœurs' montre-moi, débusque-moi le démon d'où vient ce bouton. Montre-moi son corps' son visage et ses cheveux, son œil' sa bouche. Montre-moi sa pensée. Montre-moi ses desseins, dévoile-moi ses désirs.»
Pendant que la sorcière en déclamant scrutait son instrument, j'exploitai ce moment pour considérer plus attentivement la pièce. Face à moi s'ouvrait l'antre abominable et noir de la cheminée. Sa flamme illuminait l'âtre. L'on eût ainsi cru l'esprit de Lucifer au fond de la Géhenne. Sur une étagère où pendaient les fils des araignées, s'alignaient pots' flacons' portant leurs noms en calligraphie gothique. Je lus' horrifié «venin de cobra, liqueur de limaçon, purée d'Épeire...» Je pâlis à l'idée qu’il me fallût ingurgiter ces potions. L'incertain plafond' maculé par la suie' les scories, s'évanouissait tel voûte insondable. Dans l'air flottaient mofette ammoniaquée' relent soufré, qui paraissaient exhalés par l’infra-monde. Sur le carrelage inégal' irrégulier, traînaient de ci de là ramassis' résidus, parmi les cancrelats' scarabées. Je devinais leurs sinueux corps luisants ramper sur le sol. Promenant mon regard' je discernai dans le grès des creux imprimés. Sans doute' il s’agissait 'pour écarter les démons' de lupine empreinte. Bien que je la susse artificielle' inquiet, je m'attendais à voir l'épouvantable apparition du fauve. La pièce' infecte' abjecte' ainsi jonchée de gravats, paraissait n'avoir jamais été nettoyée. Cependant contre un des murs' un bataillon de balais se pressait. Leur immobilité m'effrayait. J'eus peur que chacun ne s’animât pour entamer un manège infernal.
Je fus tiré de mon observation par un soudain cri. «Je la vois, je la vois... Son apparence est aguichante ainsi que ce floral bouton, mais son âme est aussi corrompue qu'un fruit pourri. Nous traiterons cela dans un moment. C’est vous qu’il me paraît plus urgent de considérer. J'espère au moins que vous n'avez pas consulté le chanoine» C'est-à-dire..» Vous avez donc vu ce poltron, ce naïf' cet imbécile.»
Un rire inextinguible à nouveau la secoua. J'étais outré qu'elle émît tels propos à l'égard d'un homme aussi pieux. Je pris un air offensé, mais toutefois me gardai bien d'exprimer une improbation.
«Approchez-vous, regardez-moi dans les yeux» Je m'avançai légèrement sur mon séant, puis la fixai' malgré l’embarras que j'en éprouvai. Ses broussailleux sourcils brusquement se froncèrent «Mais il me semble...» poursuivit-elle en me considérant de sa pupille inquisitrice. Puis elle agrippa soudainement un flacon sur la cheminée. Je sentis un frisson froid parcourir mon échine. «Tendez-moi la main, nous allons procéder au test» Je lus sur le redouté flacon l'inscription latine «sale», ce qui me rassura vaguement. Je sentis le cristallin contenu se déverser dans ma paume. «Serrez fort»
La vieille émit un flot d’imprécations dont je ne compris que des bribes «Lilith' guenon' truie' femelle en rut' arrière...» Quand se fut terminée sa péroraison, je me sentis plonger dans le délire. Tout mon corps s'agitait, vibrait. La sueur à flots dégoulinait sur mes tempes. «Desserrez la main» dit-elle. De mes doigts s'échappa brusquement un liquide inconnu. «C'est bien ce que je pensais» Lors' elle apposa brutalement sur mon front sa main gauche en ricanant. Je sentis sa peau me brûler comme un fer à blanc.

Par la Création jaillie du Néant, je t'exorcise au nom de la Vie, de l'Éternité. Rien de mon pouvoir ne viendra, sinon Pureté, Vertu' Bien. Tsébaoth' Adonaï' Seigneur suprême' impérieux, par ta puissance et ton hégémonie, de son esprit élimine' extirpe et bannit la tribu maléfique.

Puis elle approcha sa face auprès de mon visage et gueula, «Combien dans le corps de cet homme êtes-vous?» Je fus tellement surpris et terrorisé que j'émis un grognement. «Sept. Bon Dieu» s'exclama-t-elle. Sa voix se mit alors à débiter un chapelet d'obscénités. La verdeur en eût empourpré le front du Cornu lui-même, «Vomissure' immondice abject' fumier, putréfaction de jument, prurit' excrément de putois, récrément de chimpanzé, déjection de fouine. Tu vas le cracher ton nom, tu vas le cracher? Tu vas sortir' fiente infecte? C'est toi, l’ignoble Asmodée? Bâtard' fielleux, sors' allez' sors de là. Tu m'entends, morveux. Tu vas sortir...»
Je mouvais mes bras' mes jambes. Les traits en mon visage involontairement se contractaient. Je ne pouvais plus contrôler mon corps' mes paroles. J'émettais râlements, sons dépourvus de signification comme un enragé. Cette agitation paraissait la protestation des vils démons. Découverts inopinément' ils se rebiffaient en moi. L’injurieux débordement se poursuivait, de plus en plus violent' de plus en plus saccadé. Houspillés par cette élocution raffinée, les mauvais génies terrés dans mon esprit un par un s'échappèrent. Sans doute écœurés' que fût au grand jour dénoncée leur ignominie, honteusement ils abdiquaient. Certains vainement s'accrochaient, mais desserraient bientôt leur faible étreinte et s’évaporaient en fumée. Sans doute empruntant quelqu’anfractuosité, sous la terre ils descendaient jusqu’au satanique abîme. La vieille alors saisit le grimoire et lut sur un ton grandiloquent:

Par la Création jaillie du Néant, je t'exorcise au nom de la Vie, de l'Éternité. Rien de mon pouvoir ne viendra, sinon Pureté' Vertu' Bien. Tsébaoth, Adonaï, Créateur suprême' impérieux, par ta puissance et ta domination, de son esprit élimine' extirpe et bannit la tribu maléfique.

Je dus glisser insensiblement dans un état cataleptique. C’est ainsi que je crus percevoir le chant d'un kyrie, pareil au souffle apaisée des vents dispersant les nuées orageuses. Puis je fus tiré de mon ravissement par une interjection cruelle, «Que le sang coule! Maintenant occupons-nous de la créature. Voulez-vous sa disparition par le poignard ou par le poison?» J'étais interloqué. Mais... je n’ai jamais souhaité sa mort» dis-je «c'est un crime!» Ah, ah, ah, ah. Le poignard' j'ai dit' le poignard»
Se retournant vers sa boule' horreur' je la vis saisir une aiguille. «Fais périr ainsi l’être impur qui porta cet objet, transperce-le comme avec ce dard je pourfends le cœur de ce bouton» Non» criai-je effaré tandis que s'élevait son ricanement sardonique.
Je me levai, reculant d'horreur jusqu'à la porte' et m'enfuis dans la campagne.

 

TROISIÈME INTERMÈDE


Fatigué par un cauchemar nocturne où surgissaient démons et dragons, je tâchai le matin suivant de me raisonner. J'avais subi sans broncher un désenvoûtement convenu, digne assurément d'un mauvais ouvrage. Si j'avais pu lire un aussi contrefait chapitre en un roman, franchement' j'aurais pensé que l'auteur se moquait de son lecteur. Me remémorant la scène en mon esprit, je fus pris d'un rire inextinguible. C'était vraiment de la bouffonnerie pure. Comment ai-je ainsi pu m'y laisser prendre? C'était grotesque. Boule en cristal' potions' chats noirs' chauves-souris, n'était-ce un minutieux défilé de lieux communs éculés? Rien ne manquait à cette impeccable anthologie de l’exorcisme. Dans ce tableau trop parfait, tout paraissait truqué' manipulé, mais n'en fus-je aussi l'acteur zélé, complice inconscient de cet affligeant spectacle? Ces flacons sur la cheminée contenaient-ils réellement des potions? Chauves-souris' chat, n'avaient-ils été lâchés par un adroit manigançeur? Tout simultanément paraissait tellement faux et tellement vrai. La véracité naissait de la fausseté même et réciproquement. Je me remémorais la scène à la collégiale avec le bon Père. Ne relevait-elle ainsi d'une identique essence? L’idée me scandalisait et m'obsédait. Quoi! le chanoine aussi jouerait un rôle? J'en fus chagriné, songeant à l'amitié que j'éprouvais envers lui. C’est alors que m’apparut un paradoxe. Lequel était plus dévoyé, le Père affectant candeur ou la sorcière imitant méchanceté? Mimer bonté me paraissait plus indécent que simuler cruauté. Cependant me vint une autre hypothèse. Tout cela ne serait-il pas la machination de mon intrigant? Je savais ce dont le drôle était capable. Que n'aurait-il imaginé pour me soutirer de la monnaie? Je décidai céans de le convoquer pour l'interroger.
Dès qu'il entra, je le pris au collet «Gredin, coquin, je vais t'apprendre à me berner. Combien l'as-tu soudoyée la vieille afin de jouer la comédie? Pendard' avoue» Loin de se décontenancer' il afficha l’étonnement, patrocinant dénégations de sa voix implorante et sifflante. Ne pouvant rien en tirer, je finis par le congédier.
Je demeurai deux jours sans le voir' mais au milieu de la nuit, je fus réveillé par des crépitements sur les volets de ma chambre. Je les entrouvris. C'était lui qui m'alertait par de petits cailloux jetés sur ma fenêtre. Lui sachant gré de cet élégant procédé, je pardonnai son intolérable atteinte à mon sommeil. «Voulez-vous revoir le si joli monstre?» Jamais, tu m'entends? jamais!» Croisement de la Barreyre' au coucher du soleil' demain, vous le trouverez dans la gargote. Mais prenez garde... Le Diable y sera» Jamais, jamais, jamais» répétai-je en claquant le volet. J’étais sûr de ma décision. Fréquenter la créature en effet n’était pas dépourvu de risques. Ce motif seul justifiait de ne pas me rendre à l'adresse indiquée.
Cependant, j’entendis un nouveau crépitement de cailloux sur mon volet. Je le rouvris' puis hurlai, «Quoi!» Pour ce renseignement, pensez-vous à mon salaire?» Scandalisé par son effronterie, je voulus montrer le raffinement princier de mon abnégation. J'allai chercher ma bourse. J'en tirai tous les écus' tous les billets, puis les jetai sans ménagement à sa figure.
Sous l’inattendue pluie de ce trésor fabuleux, je vis s’irradier son visage incrédule. Certainement' vivait-il grâce à moi son plus beau jour. Se démenant' il se mit à quérir la manne éparpillée. Son excitation réjouie relevait du plus grand comique. Ce moment savoureux valait bien la somme ainsi dilapidée.

 

LA GARGOTE


Auzon la nuit me fit un effet de cité surnaturelle. Mieux que le compas de l'architecte ou le burin du maçon, l'imprécision de l’ombre édifiait partout fabuleux édifices. Dans ce village où se dressaient le jour' communs logis, mon imagination' mon hallucination, créaient minaret' tour mudéjar' palais mauresque. Je me trouvais dans un état profond de psychique abdication. Loin de m'en inquiéter, je ne pris garde à ces fantasmagories.
Je remontai la rue de la Croix et poursuivis jusqu'à la Halle. Bientôt' je me trouvai devant de la collégiale. C'est là que le bon Père assidûment priait pour mon salut. J'éprouvai de la gratitude envers lui, jugeant qu'il était bien généreux de s'infliger pour moi des pénitences. J'empruntai le chemin de la Virade et je débouchai sur la rue Longue. Je la suivis jusqu'en bas, Croisement de la Barreyre. Là' je tâchai de repérer l'établissement. Sur la droite' en un renfoncement, je découvris un bâtiment de brique enfoui sous la végétation. Non sans m'assurer que ne s’y dissimulât aucun traquenard, je franchis prudemment la passerelle au-dessus de l'Auzon. Puis je m'avançai devant la façade... La porte en métal forgé se devinait au fond d'un porche obscur. Je lus distinctement sur l'enseigne «Chez Lillas Pastia» Ce nom me paraissait familier, mais je ne parvins à me remémorer quand j'avais pu le rencontrer.
De la gargote' un accord de guitare alors s’échappa. Je reconnus un air de flamenco. Son mélisme insinuant rejoignait' par échos répétés, la symphonie des grillons sur les coteaux. Soudainement' un chant s'éleva' rauque et passionné, dans l’éther suspendu par d’nfinies inflexions. Je fermai les yeux, m'abandonnant à la griserie de cette harmonie. Je me crus soudainement dans une Andalousie de rêve. Je comprenais maintenant le sens profond' sinon l'explication, de mes visions depuis mon arrivée dans ce village. Tout se référait à ce lieu, pourtant si loin de l'Auvergne.
Cependant, je m'avisai de pénétrer sans bruit dans l'établissement. C'était probablement un lieu mal famé. Je me souvins de l'avertissement formulé par mon intrigant. Cependant, je ne renonçais pas à mon entreprise. Quel inassouvi désir avait envoûté mon esprit? Je m'approchai, circonspect. La porte en chêne était simplement repoussée, je l’entrouvris. Parut alors un hall désert' lugubrement éclairé par un bougeoir. Dans l'ombre au fond s’allongeait un corridor. C’est à ce moment qu’une interjection jaillit de la cave. Je poursuivis mon investigation vers l'escalier. Sa rampe ainsi qu’un fil d’Ariane à l'étage inférieur me conduisait. Mais quel Minotaure allais-je y trouver? me disais-je. N'étant pas un client habituel en ce lieu, je ne pouvais manifestement y surgir sans provoquer l'attention. Comment observer ce qui s'y passait? Je descendis précautionneusement jusqu’au palier intermédiaire. Là, je découvris le trou béant d’un soupirail qui résolut mon problème. La grille ajourée masquait ma présence. Le cœur battant, je glissai mon regard dans la pièce.
La salle à mon œil inaccoutumé parut obscure. Tel un sémaphore en un brouillard épais, dans la fumée stagnante émergeait un candélabre. Je distinguai les tables. De son rutilant disque à bord ténébreux, chacune ainsi qu'un champignon vénéneux se dressait. Là' dans ce repaire' à n'en pas douter, s’acoquinaient trafiquants et malfrats. L'atmosphère évoquait la canaille et le vice écœurant: blancheur livide au plafond, teint fuligineux du sol' mobilier couleur vinasse et café, chrome arrogant du comptoir' ambiance oppressive. Devant' sur le zinc reluisait un flot dégouttant, pareil à l'ondée sur un chéneau percé. Parmi les cendriers' mégots écrasés, pêle-mêle émergeaient flacons, bouteille à long goulot, carafe à corps aplati' salmanazar et bonbonne. Partout se disséminaient les verres. Vide ou plein, chacun d'eux attendait qu'on le remplît ou qu'on le bût. Je parvins à lire assez malaisément les noms sur les étiquettes, «Malaga, Manzanilla, Jerez de la frontera.» L'aubergiste' un gaillard énorme affublé d'un surtout cramoisi, versait un spiritueux pour un client avachi sur un tabouret. Ses deux yeux flamboyaient tels brasiers dans sa face obèse et mafflue. Son menton se trouvait absorbé par sa barbe effrayante. Ses proéminents sourcils barraient son étréci front. Devant' se tenait un louche individu, profil étique et teint blafard' enfourchant sa chaise à l'envers. Son œil vitreux fixait le vide. Sa casquette à la visière abattue sur l'occiput' inutile ici, lui prêtait suffisance et morgue. Sur la droite' un autre homme au regard absent' enserrait sa guitare. Sa main telle une araignée leste égrenait des accords mélancoliques. Sur le feutre' en un plateau' négligemment traînaient dés, jetons et cartes. Ces dangereux objets du hasard évoquaient le jeu, l’argent' le pari' la dispute et la tricherie. Comme embusqués dans un coin, patiemment' ils attendaient le moment propice où des mains enfiévrées, mues par la cupidité, les prendraient' les manieraient, jusqu'à la rixe inévitable. Vers le fond, sur la jambe allongée d'un souteneur' se trouvait sa prostituée, bas noirs et robe au volant fendu. Sa main tenait un long fume-cigare effilé' doré. D'un geste emphatique' elle en portait l'extrémité vers sa lèvre épatée, rutilant de vermillon criard. Puis s'en échappait un nuage opalin, chargeant l'atmosphère empesée d'âcre effluence. Contre un des murs délavés, le miroir au tain mat écaillé réfléchissait la scène. Chaque élément, silhouette' objet' s'y trouvait accusé' déformé, créant un fantastique et fantomatique univers.
Muet' je demeurai tapi, l’œil collé sur le soupirail.
Tous regardaient vers la droite où se détachait un féminin profil. Ses longs cheveux noirs scintillaient sur les volants de sa robe écarlate. Je n'eus de peine à reconnaître en ce portrait ma gitane. Devant elle' un homme au vigoureux maintien' vaguement blond, se tenait debout. Sur un ton brutal' aigre' ils échangeaient des propos virulents. J'ignorais ce langage amalgamant espagnol et régional idiome. Néanmoins, je compris que l'individu reprochait sa conduite inconstante à la fille.
Soudain' sur un mot plus vif de la femme irritée, l'homme exaspéré s’empara d’un lourd tabouret qu’il renversa, la gitane au sol jeta son verre. Le guitariste alors cessa de gratter son instrument, la péripatéticienne émit un cri, le patron contrarié grommela. Malgré ces protestations, le ton s’amplifiait insensiblement, les réparties se précipitaient. La gitane en courroux vers les cieux brandissait les bras, l'homme agitait ses poings, tonitruait. Plutôt que de se calmer sous la menace et la sommation, la fille en se cabrant vitupérait. Le mépris qu'elle affichait' venimeux' virulent, provoquait l'ire inassouvie de son agressif compagnon. Malheur' ne comprend-elle ainsi que le danger l’étreint? Voilà qu’un accès de sanglots irraisonnés la traverse. L'homme hébété ne pouvait contrôler ses propos, ses mouvements. Parvenant au sommet de la tension, la fille arracha son alliance et la jeta rageusement. L'amant' alors saisi par la fureur' dégaina de sa taille un poignard. La gitane émit un cri perçant, le dernier que sa bouche allait prononcer à l’issue de son existence. Désormais pour elle' émoi' plaisir' douleur' duplicité' probité, se rejoignaient dans la mort universelle. Ne pouvant accomplir un geste' ainsi demeurait-elle. Son corps s'offrait' immobilisé' figé' dans une atonie sidérante. L’on eût dit que la force alimentant son hystérie se fut évanouie. Puis avant que personne ici ne pût réagir' c'en était fait. Son corps s'écroulait sur le sol' tête abattue, chevelure éparpillée, le sein taché d'un écarlate épanchement. J'étais cloué sur place.
Je ne sais comment je pus retrouver ma raison, restaurer mon courage afin de remonter l'escalier, traverser le vestibule et quitter l’établissement. Je m'avançai bientôt jusqu'au milieu de la voie. Là, je repris ma respiration, je calmai la confusion de mon esprit. Malgré le drame' ici, tout restait silencieux. Désespérément' j'essayai de crier, mais aucun son ne pouvait s'échapper de ma gorge. Tout le village aurait dû' pensai-je' accourir comme après un cataclysme. L'inimaginable avait surgi, rompant la tranquillité quotidienne. Des sentiments violents se bousculaient en mon esprit. J'éprouvai simultanément épouvante' incrédulité. Ma gitane assassinée' disparue. Comment le concevoir' l’imaginer?
Malgré mon affolement, je parvins à rejoindre un abri téléphonique. Tremblant encor' je composai le numéro de la gendarmerie. La tonalité s'établit. J’entendis interminablement des crépitements, des grésillements' des impulsions, puis enfin la sonnerie... Mais soudain, la réponse inattendue finit de me commotionner. Je basculai dans l'incompréhensible «Guardia civil' Aquí' Guardia civil ¿Qué pasa?»
Tout vacilla tandis qu’un trou noir s'ouvrait en mon esprit. Je m'écroulai. Pendant mon dernier instant conscient, j’entrevis le récepteur qui se balançait, dans la nuit silencieuse égrenant ses mots déments «Guardia civil, ¿qué pasa' qué pasa? Guardia civil ¿qué pasa' qué pasa?...»


 

ÉPILOGUE


Quand je repris conscience' un moment plus tard' je me trouvais sur un banc, non loin de Jean-Octave Aydat. Près de nous régnait une intense animation. Dans mon étourdissement' j'entendis ces propos. «Ça va, ça va mieux?..» «Rien de grave» «J’avoue qu’on y est allé fort à la fin»
Nous étions réunis à l'intérieur de la Halle où je fus transporté. Le sourire épanoui de mon entourage était significatif. Je compris immédiatement. L'on m'avouait la machination dont j'avais été l'objet si longtemps. Je bus un peu d'eau qui finit de me requinquer. «Monsieur le Maire» dit Jean-Octave en nommant un convive encravaté qui s'avançait. Cher poète et romancier, nous voici très honoré de vous accueillir ici, mais nous vous devons bien des explications» Je le crois' c'est le moins que l'on puisse» L'an dernier, le Comité Municipal décida, sous l'impulsion de Jean-Octave Aydat, la création d'une originale animation culturelle au village. Certains habitants s’étaient proposés pour y participer. Chacun devait rejouer dans sa vie le déroulement d'un récit: Carmen de Mérimée. Des caméras filmaient incognito les scènes. Bientôt sera diffusée la reconstitution de l'intrigue»
Carmen de Mérimée. Comment avais-je ainsi pu ne pas songer à cette œuvre? Je me jurai dorénavant de revoir mes humanités. Carmen de Mérimée, bien sûr» dis-je' un peu confus de n'avoir pas reconnu la nouvelle. Nous avons recréé le cadre où l’auteur situa l’action, principalement Séville. C'est ainsi que vous avez pu voir des éléments sculptés par un artiste. La crypte au fond de la collégiale évoquait la Giralda, la cathédrale. Dans le château, vous avez découvert la copie de l'ancien Alcazar' palais mauresque. C'est une opération de promotion presqu'unique. D'après ce que nous savons' un précédent seul existe. C’est la tradition d'un petit hameau grec en Asie Mineure. L'on y rejoue réellement tous les sept ans la Passion du Christ. La fin tragique eut lieu dernièrement en l’année mil neuf cent vingt» J'ai senti cependant le parfum de l'Andalousie» dis-je afin de me rattraper. Dans le scénario manquait un rôle' évidemment l'écrivain» rajouta mon collègue. Vous le savez, Mérimée paraît lui-même à la fin de sa nouvelle. C'est ainsi que fictivement il rencontra Carmen et don José. Je vous donnai son rôle à votre insu. Vous étiez le seul participant au scénario sans le savoir. J’avoue que vous avez magistralement joué, si l'on peut dire» Lumineux. Quelle idée formidable!»
Je connaissais la motivation cachée de mon ami. La machination devait restaurer mon inspiration. Je lui dis en aparté, L'opération' me semble-t-il' commence à produire un effet»
Le Maire ainsi poursuivit, Le chant grégorien qui vous a ravi dans la collégiale était factice. Tout simplement' c'était l' enregistrement d'un psaume. Le défilement se déclenchait par l'interruption d'un rayon laser. Quant à ces fruits dans le parc' il s’agissait effectivement d’oranges. Nous en avions achetées cinq kilos pour les disséminer. Cet agencement devait évoquer le fameux Jardinet des Oranges. Pour l'article inséré dans le quotidien Centre-France' en réalité, l'organisatrice avait trafiqué le journal. C'est ainsi que fut mentionnée la Giralda. Le contenu commentait la mort de Garcia, le rom de Carmen' poignardé par don José. D'après Mérimée, l’assassinat de l'héroïne eut lieu dans la montagne. Par commodité, nous l'avons simulé dans la bodega de Lillas Pastia. Pour cela, nous avons choisi la bâtisse au fond de la Barreyre. Cet épisode ultime ici clôturait la représentation. Nous attendons maintenant, si l’aventure a déclenché votre inspiration, que vous conceviez un roman pour immortaliser le village» Mais sachez que j’y songe».
Là-dessus, le Maire ému s'avança vers un podium pour s'adresser aux invités.
«Monsieur le Député, Messieurs les conseillers municipaux, vous tous' chers administrés, notre opération La Carmen d’Auzon vient de s'achever superbement. Cet évènement participe au renouveau culturel en Auvergne. La dimension littéraire aucunement ne doit s'étioler. Malgré notre obsession de la matérialité, nous devons lutter pour le développement du livre. Chacun doit pouvoir découvrir les monuments scripturaux de la France. Le trépidant rythme entraîné par la modernité' sachez-le, jamais ne tarira notre appel vers la méditation. Que serait la dignité pour un humain cultivant son champ, mais négligeant son esprit en friche? L’âme a besoin de pensées comme un corps de nourriture. Le devoir d'un élu, c'est de promouvoir l'intellectuel épanouissement. L'adhésion profonde à la spiritualité, ferveur qui nous unit, rejoint l'effort de citoyenneté. Fraternité, Liberté comme Égalité sont le terreau du chêne éternel qui nous habite. Par sa racine' il puise au passé la tradition fertile. Par ses rameaux' il capte au soleil du Futur sa créativité. La culture' oui, je la sens vivante en nous, je l’affirme ici devant tous' oui, nous croyons en elle et nous la soutenons. L’Homme exprima depuis les temps solutréens ses peurs' ses douleurs' ses joies, son bonheur' ses tourments' par la parole éphémère. L'apparition des premiers écrits, par la graphie substituant les sonorités, fixa le souffle évanescent de la pensée fugitive. C'est ainsi que naquit l'Humanité, s'unissant dans le mouvement civilisationnel. Verba volant, scriptura manent C’est ainsi que s’élabora pictogramme' alphabet, sur le rocher' le papyrus' le parchemin, le papier: vergé' vélin, puis un jour les pixels projetés sur l'écran de l'ordinateur. Les grands auteurs' contraignant l’espace et la durée, par la médiation de l'écriture ont forgé l'esprit de nos parents, pétri le nôtre et formeront demain celui de nos enfants, tous éblouis par l’effloraison de la sublimité, par la fructification du génie. Chez eux' nous devons admirer le travail acharné de l'écriture. Ces chefs-d’œuvre' ils ont émerveillé notre enfantine imagination, puis illuminé l'acmé de la maturité. Soyons sûrs qu’ils enchanteront encor nos années de vieillesse. Quel médium' peut-on s’interroger, prévaudra pour les découvrir' les apprécier? Rien pour l’amateur ne remplacera la compagnie d’un livre aimé. Le multimédia' belle invention' peut faciliter nos travaux, mais sachez-le, jamais il ne supplantera ce livre auquel nous vouons notre amour. Toujours' il accompagnera l'incertain cheminement de nos vies. Pour le passionné lecteur' sachez-le, rien ne restituera son plaisir de palper les feuillets, sentir l'odorant parfum de la colle amidonnée. Las, que deviendrions-nous si tous les écrits s'effaçaient d'un coup, si nos cerveaux ne s’étanchaient plus à la source infinie de leurs bienfaits?
Qu'il me soit permis de rendre un hommage à Mérimée lui-même. C’est le génie pur dont nous admirons l'œuvre abondante et si forte.
Avant de vous passer la parole' en dernier lieu, Monsieur le Député, je voudrais qu’à cet évènement soient associés tous les habitants. Chacun me fut' selon sa compétence' un chaleureux soutien. Pardonnez-moi pour ceux que j'aurais oubliés»
Monsieur le Maire' en mon esprit je revois ce jour si faste. Vous étiez venu me voir dans mon bureau de Clermont-Ferrand, vous savez' ce petit bureau sans moquette et mal chauffé. Quand vous étiez venu' donc' pour me proposer La Carmen d’Auzon, je fus immédiatement conquis par un tel projet. L'initiative a porté ses fruits, la réalisation vivante et colorée d'un chef-d'œuvre. Je rappellerais ce qu'André Malraux un jour déclara: Il me semble indispensable que la culture cesse d'être l'apanage des gens qui ont la chance d'habiter Paris ou d'être riche. Monsieur le Maire' ainsi, par votre investissement enraciné dans le terroir du Velay, par votre effort d'unir tous les résidents, qui' sinon vous' aurait aussi merveilleusement illustré ce propos? Le succès de ce projet pour la Région demeureras dans nos mémoires»
Sur le côté, les auditeurs pouvaient lorgner la préparation de l'agape. Ces gustatifs appâts se trouvaient déployés' eût-on cru, par insolent dessein de provocation. Malgré l'appétence éprouvant l’estomac de chacun, tous' n'en doutons pas' étaient suspendus à la déclamation vibrante. Nul certainement n'aurait songé se restaurer vulgairement, tant les captivait la substance intellectuelle épanchée par les discours. Le brillant échange officiel fut conclu par des acclamations. «Permettez-moi de vous présenter» reprit le Maire «les acteurs qui si magnifiquement ont joué cette animation»
Les applaudissement fusèrent. Tous étaient redevenus des citoyens ordinaires. Les reconnaissant' et ma gitane en particulier, je ne pouvais les imaginer tels que je les avais côtoyés. Comment avaient-ils pu jouer si passionnément? L'édile insista pour que je me joignisse à la troupe. C’est vrai que j’avais tenu moi-même un rôle en ignorant ma fonction. L’on ne m'applaudit pas moins, ce qui me satisfit particulièrement. Je ne dédaignais pas la considération qu'on me témoignait. J’appréciais que l’on me célébrât lors des réunions mondaines.
Cependant' j'examinai plus attentivement, dégrimés, ceux que j'avais côtoyés au cours de cette aventure unique. Tous arboraient cet air sérieux, si particulier aux acteurs' quand la pièce est finie. C'est ainsi qu'humblement' devant le public' ils se prosternent. La montre en or me fut restituée cérémonieusement. L’experte en manipulations qui me l'avait subtilisée' Carmen' se présenta, Mélanie Monchamp' secrétaire à la Mairie. Mon intrigant, de son métier comptable' un homme honorable' en n’omettant pas un euro, me rendit l'argent qu'il m'avait si bien extorqué. La sorcière était Présidente au Comité Municipal d'Auzon, vénérable et respectée personnalité. «Je vous invite à partager le pot de l'amitié» conclut ainsi le Maire.
L'assistance alors se rua vers les tables. Pendant que l’on offrait kirs et pizzas, j'eus tout loisir de converser avec les acteurs. J'en fus profondément déçu. De fait, ce ne fut qu'un banal échange au sujet de considérations triviales. J'appris de Carmen qu'elle était mariée, mère en plus de quatre enfants. Sa peau' débarrassée du fard qui lui fonçait le teint, ressemblait au papier mâché. Ses cheveux décolorés' vaguement châtains, n'évoquaient plus ni la passion ni la nuit profonde. Quant à son œil sombre' il gardait sa couleur' mais sa flamme avait disparu. S’épanchant en menus détails' elle eut tôt fait de me fatiguer. Mon intrigant lui-même affichait un air benoîtement honnête. Je fis connaissance avec le décorateur. C'est lui qui reconstitua la vierge et le fameux Alcazar de Séville. Ce miséreux survivait grâce aux travaux concédés par la Région. Fruste' il se présentait comme un beatnik en polo dépenaillé, jeans rafistolé, se conformant à sa barbe hirsute et son œil exalté. Je le félicitai pour son travail. J'y percevais un talent certain. Snobant mon compliment' il haussa les épaules. «De la merde» me confia-il à mi-voix «pour moi, c'est purement alimentaire. Que voulez-vous' il faut bien vivre!» Néanmoins' il me commenta ses répliques. Sa vierge était l’image hybride inspirée d'originaux différents, la Virgen Belen et la Virgen Macarena. Puis' abandonnant le sujet, bien vite il me présenta les photographies de sa production libre. Ce n’était qu’un fatras avangardiste inesthétique à mon goût. J’étais sans doute insuffisamment averti pour les apprécier. J'exprimai poliment un compliment anodin, puis m'esquivai. Je vis le bon Père' enjoué visiblement par la farce. Pétillant' il m'exhibait son nez postiche et son faux crâne en caoutchouc. Mais j'eus subitement envie de pleurer, contemplant ces témoins qui brisaient mon rêve. Pour finir, le dernier acteur qui vint à moi fut mon praticien. Rien ne lui semblait surprenant dans cette expérience. «Que ce fût réel ou non, je n'aurais pas agi différemment à votre égard» me confia-t-il' froidement. Trop fatigué pour sonder ce propos, j'en approuvais la pertinence.
L'assassinat de ma gitane avait eu lieu fictivement, cependant pouvait-on considérer qu’elle était morte ou bien vivante? Ne perdurait-elle ainsi dans un autre univers' celui de la pensée? Le bon Père également habitait les replis de mon cœur. Tant que subsisterait en moi son image' il serait vivant. La contradiction pouvait surprendre. La trace en mon esprit mieux s'imprimait que les évènements quotidiens. Les héros de Mérimée représentaient la pure essence. Les matériels humains se révélaient imparfaits amalgames. Les seconds étaient la réalité, les premiers la Vérité.
Qu'avait pu receler comme authentique élément ce burlesque épisode? Que signifiait cette arlequinade où se mêlaient fiction' réalité? Mimant la fatuité' n'avais-je éprouvé des émotions brûlantes? Je compris que je n'avais jamais aimé Carmen' je devais me l'avouer. L'amour' je l'avais pourtant rencontré. C'était lors de la mascarade à la collégiale. C'est là que j'avais découvert le visage éblouissant de sainte Agnès. J'avais été saisi par sa beauté si lumineuse. De même elle existait, bien qu’elle apparut sous l’aspect d’une image en traits et couleurs délayées. C’est elle enfin qui m'avait délivré de la possession. Par elle ainsi' j'avais trouvé ce que n'avaient pu réaliser, ni le bon Père et sa ridicule objurgation, ni la sorcière et son désenvoûtement puéril.
Je vis alors Jean-Octave. Je l'apostrophai car une idée me tourmentait, «Maître' en ce grand jour' pourrions-nous poursuivre un échange interrompu, s'il vous agrée» Mais bien volontiers» Le roman que j'envisage en narrant la scénographie, d'après vous' sera-t-il un faux roman?» Sans nul doute» Si je me souviens bien de vos propos, dans le faux roman, l'auteur est censé considérer l'action comme étant fausse entièrement. Cependant' j’ai subi sans l'éventer la machination. Je ne me trouvais donc pas dans la condition du faux roman. De même 'il en sera pour mon lecteur. Celui-ci ne connaîtra pas le trucage avant le dénouement final» Jean-Octave' indécis 'réfléchit profondément, prenant un air doctoral. Je savais qu’il aimait pontifier. Naturellement, je ne manquais pas d'encourager son goût de l'ostentation. Vous avez raison, l'action pour vous sera considérée comme étant vraie, néanmoins' elle est fausse en référence à la réalité romanesque. Pareillement, vous pourriez écrire au cours d'un récit vrai la narration d’un spectacle. Si l'on se rapporte au niveau fictionnel principal du roman, cette incision de second degré devient fausse. Vous écrirez donc un vrai faux roman»
Dérouté pour le moins par le discours de mon ami, j'acceptai cependant la dénomination de vrai faux roman. Par ailleurs» dis-je «mon jeu n'était pas très bon. N'ai-je un peu trop joué les dandys cyniques?» Pensez-vous. C'était parfait» Ma prestation ne méritait probablement pas ce compliment. J'en voyais les défauts, l’outrance et l’insuffisance. Je crus bon d’exprimer humblement des réserves. «La scène au confessionnal' je ne sais pas si les gens vont l'apprécier» Justement, le pervers lecteur en détournera le sens véritable. Subrepticement' il y verra de la critique anti-religieuse. Mieux encor' il verra de l'anticléricalisme. Vous serez dans le ton» N'est-ce un peu conventionnel?» Pensez-vous, cela fonctionne ainsi depuis deux siècles. Ce conventionalisme est toujours vu comme une originalité»
La réception touchait à sa fin, les invités se raréfiaient. Je saluai les officiels' puis rentrai chez moi.
Remontant la rue Notre-Dame du Portail' je fus décontenancé. Le village' auparavant si pittoresque à mes yeux, me parut sans relief et triste. Plus rien ne subsistait ce jour du charme envoûtant qui l'imprégnait. Devant moi s'étirait la succession des façades. Les vasistas révélaient des réduits mornes. Certains étaient protégés des regards indiscrets par de pisseux rideaux. Certains étaient condamnés' par un panneau de bois. Tel on voit un crêpe étendu sur un œil aveugle. Parfois' à l'intrusif regard des passants, les baies opposaient le fer épais des persiennes. Quelquefois, je voyais un luminaire enchâssé de guingois, versant le faisceau mort de ses rayons sur un seuil crasseux. Parfois' un fil téléphonique' au long d’un mur' courait de lien en lien, simulant un feston morne. Là' ruisselait un chéneau percé qui souillait le crépi. La dépôt ferrugineux s'étalait ainsi qu'un nimbe infernal. Sur les balcons appendait le fardeau poisseux du linge étendu: maillots' torchons, slips' mouchoirs' pantalons, tricot. Leur aqueuse imprégnation dégouttait lamentablement sur la chaussée. Depuis les recoins où les gravats s'entassaient, montait l'âcre exhalaison du périchor moisi, le remugle écœurant de l'urine . Là, malodorant' un étron canin luisant ornait le macadam. Par une embrasure en s'immisçant 'mon regard découvrait un logis, sordide environnement, lino percé, parquet usé' tapisserie défraîchie, reflets de vies médiocres.
J’examinai le sol en marchant. De ci de là se détachaient débris et déchets confus. Là' gisaient chewing-gum écrasé' rond huileux ou graisseux, feuille égrugée' martelée par le piétinement, criblée de pertuis ou réduite en résille à sa nervation. Là' reposait un noyau de cerise' un vis' un mégot. Plus en avant s'étalait un papier transparent de friandise. Plus à droite' un bout de laine' un pétale' un morceau de paille. Plus à gauche 'un éclat de brique ou de plâtre... Là' se trouvaient dispersés de menus papiers, mimant des confettis misérables. Parfois' l’on voyait aussi des bris indéterminés. C'est en vain qu'on s'interrogeait. D'où provenait-ils? Comment avaient-ils pu s’échouer en ce lieu? Près d’eux' les gens passaient' ne soupçonnant leur existence. Comment avais-je auparavant pu ne pas remarquer ces ramas? Leur saugrenue présence aujourd'hui m'assaillait. Le regard n'est-il guidé par la disposition d'esprit, sélectionnant reflet' image' odeur ou sonorité, selon qu'ils nous agréent ou bien nous sont importuns?
Quand je relevai les yeux, je vis une inscription dénommant la venelle où je me trouvais, rue du Candilejo. C'était l'appellation mentionnée faussement sur la cartographie, mais en réalité le nom d'une artère à Séville. Là' s'y rencontraient Carmen et Don José dans le récit de Mérimée. L'incongrue plaque était cernée d'un emplâtre évident, révélant qu'on l’avait scellée provisoirement. La supercherie me parut flagrante alors que précédemment, plongé dans ma passion, la contrefaçon m'avait semblé d'une indubitable authenticité.
Je parvins à la cour Chadude. C'était là que ma gitane' ou plutôt' j'oubliais, Mélanie Monchamp' secrétaire à la mairie, consomma si peu son repas si dispendieux. Ce réel épisode en mon esprit devenait pur tableau romanesque. Dans mon imagination déformante' il apparaissait grandi, magnifié tel exceptionnel moment que je ne revivrais pas, mais que je me remémorerais sans répit. N'évoluait-il en mythe originel que ranime un rituel simulacre? Par-dessus le muret, mon regard s'étendait sur le hameau vers le Gaudarel. Mon village' Auzon. N'avais-je été l'amant de ce tellurique enchevêtrement, confusion de moellons et de roche' Auzon? J'avais parcouru ses voies, ses rues' chemins' allées, foulé ses pavés' chaussées' franchi ses ponts' ses voûtes. J'avais scruté ses monuments, cave et cellier' jardin, cour' terrasse et toit, comme on découvre indécemment l'intime anatomie d'un corps. Le dôme était son plantureux sein, l'éperon sommital sa croupe. L’ombrageuse encoignure était secrète aisselle' aine obscure. Le puits devenait son vagin, la végétation pilosité. La pierre était sa chair. Ses chéneaux' caniveaux' écoulaient humeurs' sueur. La pénétration dans les replis de ses voies m'avait ensorcelé, déclenchant un monstrueux orgasme. Sa puissance avait en mon for suscité sensualité' volupté, générant un émoi sauvage et fiévreux' érotique et mystique. La cité' cette émanation de Gaïa' deviendrait' je le savais, la véritable héroïne imprégnant mon roman. Carmen' finalement' n'était qu'un prétexte. Mais le village en ce jour me semblait mort. Sa masse appesantie me paraissait carcasse abandonnée. Désormais, ce panorama ne revêtait plus de signification pour moi. Je revoyais celui' si chargé de sens et d’affectivité, que j'avais admiré depuis les hauteurs jouxtant Rizolles. Fantasmatique Auzon, plat résidus' reliquat de ma passion trahie, scorie de mon illusion poétique évanouie. Fantasmagorique Auzon, pitoyable et vain témoin de mon aventure avortée... Chimérique Auzon, mausolée de mon défunt rêve.
Là-bas' vers le cimetière éloigné jouxtant le hameau, soudainement un chien hurla tel un Cerbère à l'infernale entrée. Lors' j’eus l’impression qu'en mon âme un vide infini s’ouvrait. Je voulais fuir. Bizarrement' une idée me vint. Pourquoi ne pas terminer ma villégiature à Séville? J’y découvrirais l’authenticité, j'oublierais les machinations. Mais un moment de réflexion m’en dissuada. Le songe éthéré que je recherchais ne se trouvait en aucun lieu... sinon dans mon esprit.
Le jour suivant' dès l'aube' ainsi je pris congé du village. Parvenu chez moi, j’entamai la narration de mon vrai faux roman... dont vous lisez le dernier mot.

La gitane d'Auzon - Claude Fernandez - Éditions Sol'Air - © Éditions Sol'Air - 2010 - ISBN, 978-2-35421-112-7 - Licence Creative Common CC-BY-ND