JOURNAL INTIME DE
MARIE ANNE D’AUTRICHE

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant le destin de la princesse Marie Anne d’Autriche, impératrice du Saint-Empire romain germanique.



Voici le premier acte" et la scène première.

Dans ce boudoir j’attends" j’attends le coeur battant
Le nom qui changera" mon sort de jouvencelle
Qui déterminera" mon pays' mon langage
Gouvernera ma vie" mon devoir' mon espoir
Ce nom qui deviendra" celui de mon époux
Ce nom qui deviendra" celui de ma famille
Ce nom qui me fera" mère alors que suis vierge.
Dans ce boudoir j’attends" auprès de mon bougeoir
Ce nom qui me fera" femme et plus demoiselle
Ce nom qui me fera" conjointe et souveraine
Qui me procurera" mon foyer' ma famille
J’attends ce nom' j’attends" j’attends le coeur battant.

L’Escorial est désert" en cette nuit lugubre.
L’on dirait qu’un sphinx rôde" au long des corridors.
L’on croirait que des rets" ténus et invisibles
Sont tendus sur les seuils" des salons' des alcoves.
L’on croirait que partout" provoquant ma frayeur
De sombres araignées" hantent les encoignures
De venimeux serpents" rampent sur les tapis.
L’on croirait que partout" suscitant ma terreur
Dans l’air vicié tournoient" de féroces vampires.
L’indécision' le doute" emprisonnent mon âme
L’inquiétude et l’angoisse" étouffent mon esprit.

Mon huis préservateur" semble à jamais fermé
Dans l’éternel silence" et l’éternelle absence.
Mon huis préservateur" semble figé' muré
Mais n’est-ce une illusion" n’est-ce imagination?
Pourvu' mon Dieu' mon Dieu' qu’un doigt sec ne le cogne
Tel un funeste signe" annonçant mon destin.
Pourvu' mon Dieu' mon Dieu" que son battant ne s’ouvre.
Pourvu que l’on ne clame" un nom tant redouté.
Je rejoindrais' malheur" à Londres un époux.
Je ne connais ce prince" héritier d’Angleterre.
Sa délégation vient" pour me quérir la main.
De Buckingham ce duc" s’est déplacé lui-même
Pour mieux représenter" ce prétendant fameux.
Sera-t-il écarté? sera-t-il exhaussé?
Las' tant l’on insinue" de choses détestables
Sur Westminster' ce fort" que la Tamise borde.
L’on voudrait que je sois" la présence charmeuse
L’égérie subjuguant" ce puissant ennemi.
Ciel' mon père adoré" me vendrait-il ainsi?
Dites-moi' dites-moi" que cela n’est possible.
Froide est-elle son âme" autant que ces murailles?
Hérissant dans les nues" leurs grisâtres merlons.

Si l’autre nom m’échoit" évitant mon supplice
Je me rendrais à Vienne" où mes aïeux reposent.
Je n’ai de l’Empereur" aucune information
Mais je sais que là-bas" se trouve ma famille
Mes parents et cousins" mes tantes et cousines.
Je sens comme un appel" me saisir' m’emporter
Vers Hofburg' ce palais" que le Danube arrose.

Je mourrai si demain" doit me conduire au loin
Tel sinistre nocher" ce carrosse attendant
Pour hélas m’emporter" sans revenir jamais
Vers cette île maudite" où rien ne me séduit.
N’est-il monstre guettant" son ingénue victime?
Cette proie convoitée" c’est mon âme aux abois.

Dans ce boudoir j’attends" j’attends le coeur battant
Le nom qui changera" mon sort de jouvencelle
Qui déterminera" mon pays' mon langage
Gouvernera ma vie" mon devoir' mon espoir
Ce nom qui deviendra" celui de mon époux
Ce nom qui deviendra" celui de ma famille
Ce nom qui me fera" mère alors que suis vierge.
Dans ce boudoir j’attends" auprès de mon bougeoir
Ce nom qui me fera" femme et plus demoiselle
Ce nom qui me fera" conjointe et souveraine
Qui me procurera" mon foyer' ma famille
J’attends ce nom' j’attends" j’attends le coeur battant.

Horreur' j’entends soudain" sur l’huis un frappement.
Puis voici que mon père" en personne s’avance.
Mon Dieu" secourez-moi? Je ne supporterais
D’ouïr ce terrible nom" sans d’un coup m’évanouir?
Le choix est arrêté" l’avenir est fixé.
Plus rien las' ne saurait" en modifier les termes.
Je franchis de ma vie" la fatidique épreuve.

«Ferdinand de Habsbourg" deviendra votre époux.
Ma fille vous serez" si Dieu le réalise
Demain l’Impératrice" Anna Maria d’Autriche.
C’est ainsi que le veut" l’empereur en personne.
Croyez que j’ai choisi" le meilleur avantage
Pour l’Empire et pour vous" pour l’Espagne et l’Europe.
Cependant rien n’est fait" ne vous réjouissez pas
Car la guerre interdit" pour l’instant ce projet.
Trop périlleux serait" un voyage aussi long
Quand patrouille partout" les troupes ennemies
Les bataillons suédois" les armées du roi Louis.
Demeurons circonspects" temporisons' laissons
Le temps nous révéler" une opportunité.»

Miracle' est-ce possible" ainsi je me réjouis.
Me voici délivrée" d’un horrible tourment.
Comment imaginer" ce bonheur qui me porte
Cet espoir véhément" qui d’un coup me saisit?
Mon intuition me dit" que m’est promis ce prince.
Par-delà monts et vaux" je sens qu’une influence
Pour toujours nous liera" par le serment nuptial.

Mais ce n’est qu’une étape" au long de mon destin.

*

Je me croyais sauvée" délivrée d’un péril
Mais le tourment cruel" enfonce en moi ses griffes.
Le doute insinuateur" se glisse en mes pensées.
Mon anxiété s’infiltre" en ma sérénité.
Ne se pourrait-il pas" qu’un fâcheux contretemps
Pût à jamais ruiner" l’impériale promesse?
Le souverain lassé" de cet empêchement
Ne trouverait-il pas" un parti favorable
Tout près dans ses duchés" de Saxe ou de Bavière.
Les princesses du sang" ne manquent à l’appel.
Mon imagination" prompte à l’accablement
Ravive ma souffrance" amplifiant ce danger.

En ce crucial instant" ma destinée se joue.
Dois-je écouter mon père" attendre en ce palais?
Dois-je passivement" en ce lieu demeurer?
Plutôt ne me faut-il" agir activement
Traverser le royaume" et rejoindre l’Autriche
Tenter cette aventure" en dépit des épreuves?
Cette irrésolution" me ronge et me torture.

Non" je n’y puis tenir. L’impérieuse équipée
Me paraît nécessaire" indispensable' urgente.
Je n’en vois les périls" ni les péripéties
Tant je vois les effets" qu’engendre l’inertie.

Que les jours et les nuits" sont longs et lancinants.
Le Temps s’étire en vain" durant les matinées
Se fige et s’engourdit" quand passent les soirées.
Le sommeil oublieux" a déserté ma couche
L’appétit s’est enfui" de ma table apprêtée.
Mon boudoir adoré" me devient exécrable.
Je ne supporte plus" cette morne existence
Quand la vie loin de là" pour moi doit s’accomplir.

Ce morose palais" n’est-il prison dorée?
Serait-il une claie" sur laquelle on me traîne?
Les pièces verrouillées" sont geôles et cachots
Les baies à croisillons" sont grilles et barreaux.
La verdure en ces parcs" mutilée' rectifiée
Devient massif obstacle" opaque paravent.
L’étendue confinée" de ces cours intérieures
Semble une restriction" temporelle et spatiale
Comme un enfermement" du corps et de l’esprit.
Les tours sont miradors" les jardins promenoirs.

Le Pardo' la Granja' le palais d’Alcazar
Le Pardo' la Granja' le palais d’Alcazar...
Ne dois-je au fil des mois" par mes carreaux ne voir
Que l’ardoise imitant" le maussade Brabant
Que les tours effilées" remémorant nos Flandres
Qu’abbayes et couvents" que reliques et châsses.

Je chéris cependant" l’Espagne mon pays.
J’aime son âpreté" j’aime sa nudité
Son relief tourmenté" ses rudes paysages
Ses chemins poussiéreux" ses dentelées sierras.
Les oliviers tortus" sous l’azur éclatant
Les agrestes rias" de vergers odorants.
J’aime sa langue abrupte" au flamboyant accent
Mais je dois sacrifier" l’amour de mon royaume.
Sans regret il me faut" quitter parents' amis
Car c’est là mon devoir" de femme et de princesse.

Je dois mobiliser" ma vitale énergie
Tendre ma volonté" vers ce final dessein.
Je dois me dépasser" je dois me transcender.
Je dois vivre' aimer' enfanter' mourir enfin.
La frayeur ne saurait" inhiber ma pensée.
Rien' plus rien dès lors" ne pourrait m’arrêter.
Si je devais subir" des épreuves terribles
Je partirais pourtant" vers ces prometteurs lieux.
Pour l’insécurité" je quitte mon confort.
Je renonce aux plaisirs" d’un séjour insouciant
Pour les tourments' chagrins" d’un sort énigmatique.

C’est décidé' je dois" forcer la providence.
Toujours seule j’irai" par les chemins d’Europe
Tandis que veillera" ma garde personnelle
Car je dois accomplir" ma destinée de femme.

Toi' Maria Monica" ma dévouée ménine
Discrètement' préviens" mon escorte fidèle
Mais que n’en sachent rien" ni le roi ni la cour.

Ô' puissè-je déjà" voir fluer le Danube.

*

Voici le deuxième acte" et primordiale scène.

J’ai traversé des monts" franchi fleuves et mers.
J’ai tremblé quand parfois" surgissait une troupe.
J’ai souffert de chaleur" et j’ai souffert de froid.
J’ai subi l’inconfort" d’un exigu carrosse
Les continuels sursauts" d’un rétif attelage.
Malgré mon rang d’infante" il me fallut gravir
Des chemins pentueux " pour aider les chevaux
Braver le vent brutal" gerçant mes fines lèvres
M’exposer au soleil" brunir ma blanche peau.

La Castille m’offrit" son âpre majesté.
La ville d’Aranjuez" paraît bordant le Tage.
Voici que resplendit" le sublime palais
Mariage minéral" du marbre et de la brique.
Puis Albacete' fort" aux falaises crayeuses
Présente ses murs blancs" ses tuiles cramoisies.
La meseta s’étend" désert inculte' aride
Puis la huerta prodigue" aux vergers innombrables.
Vacuité' pauvreté" richesse et plénitude.
C’est ainsi qu’est l’Espagne" inculte et verdoyante.
Je rejoignis Valence" où le Turia s’écoule.
Valence l’héroïque" et Valence martyre.
Valence défendue" puis Valence perdue
Puis Valence investie" puis Valence reprise…

Le souvenir du Cid" imprègne encor la ville.
Don Gormas offensa" don Diège son vieux père
Va-t-il à sa maîtresse" accorder préférence?
Va-t-il à son vieux père" accorder sa revanche?
Mais le devoir prévaut" et s’impose à l’Amour.
Chimène crie vengeance" aux pieds du roi Fernand
Mais Rodrigue s’illustre" en combattant les Maures.
Le voici pardonné. C’est l’Amour qui triomphe.

Sagonte près d’ici" lors du combat punique
Fut incendiée' ruinée" par les Carthaginois
Mais Rome victorieuse" à nouveau la conquiert.
La voici maintenant" florissante et puissante.

De ce lieu je rapporte" en un pot de faïence
La graine d’olivier" qui plus tard fleurira.

Puis sur une galère" aux courants je confiai
Mon hasardeux parcours" dans la mer Tyrrhénienne.
Ce fut la prime étape" émaillant mon destin.

Naple au fond de son golfe" inoubliable image.
Naple instable et fragile" incertaine et précaire.
Le Vésuve fumant" sans répit te menace
Des Champs Phlégréens monte" une ardente vapeur
Les galeries en tuf" percent tes fondements.
Tu grandis pourtant' Naple" au sein de ces dangers.
Naple' enfantée par Cume" engendrée par la Grèce
Naple enfin devenue" la ville aragonienne.
Je décidai céans" de passer quelques jours
Dans cette cité faste" où les peintres sont rois
Car depuis toujours' là" pour immortaliser
Mon visage et mon nom" ma prunelle et mon front
M’attendait patiemment" un artiste prodige.

*

«Quand vous me recevez" dans ce pauvre atelier
Ce grenier encombré" d’ébauches et d’épures
Mansarde où partout règne" obscurité' clarté
C’est plus qu’en grande pompe" être un jour honoré
Dans les riches palais" de l’Orient merveilleux.

Les rais par la verrière" animent vos tableaux
Tels divins messagers" bénissant vos ouvrages.
Dans ce réduit partout" l’on sent planer votre âme.
L’on y voit pêle-mêle" ingrédients et pigments
Des colles et vernis" mortiers' pilons' palettes
Liants et diluants" siccatives substances.
Ne sont-ils éléments" de procédés subtils
Qu’une esthétique essaie" pour enfin s’épanouir?
Cadres au mur calés" montent jusqu’au plafond
Tels paravents masquant" les repentirs secrets.
Dessins rectifiés' raturés' abandonnés
S’entassent dans un coin" remplissent rayonnages
Comme dans la mémoire" ébauches avortées
Labyrinthe concret" de l’abstraite pensée
Qui frémit et qui point" qui se cherche et se trouve
Qui mûrit lentement" par sueur et douleur
Puis brusquement surgit" fulgurante' éclatante
Pareille au nouveau-né" fruit de la gestation.
Tels enfants devenus" des adultes matures
Les toiles terminées" attendent leur destin
Scène mythologique" et portraits officiels
Champêtre paysage" avec morte nature...

L’on dit que mon aïeul" hautain pourtant' sévère
Du Titien ramassa" le pinceau qu’il fit choir.
Ne serait-il séant" qu’infante j’inclinasse
Mon royal front devant" cette main prestigieuse
Médium accomplissant" tous ces fastes chefs-d’oeuvre?
Je suis fleur' dites-vous" mais vous êtes l’étoile
Qui monte au firmament" de la notoriété.
Par votre génie pur" Diego' vous m’accordez
Renommée prodigieuse" et privilège immense.
Vous me haussez plus haut" que nul être en ce monde.
Plus fûtes magistral" pour me portraitiser
Qu’avec Antonieta" même Isabelita.
Plus mîtes-vous chaleur" finesse dans mes traits.
Plus fîtes-vous d’éclairs" en ma prunelle noire.
Comme splendidement" vous sûtes évoquer
De mes yeux profondeur" et de mon teint blondeur.
Comme superbement" vous pûtes figurer
Mon air un peu boudeur" et quelquefois joueur.
De vous j’obtiens faveur" honneur sans nul pareil
Q’envieront tous les rois" jalouseront les reines»

«Pardonnez mon orgueil" j’ai l’insigne ambition
De vous apporter plus" que ces vains avantages.
Par cette huile imparfaite" issue de mes pinceaux
Je vous procure' Altesse" éternelle survie.»

*

Mais ce n’est qu’une étape" au long de mon destin.

Puis encor j’ai franchi" des villes et des fleuves.
Pérouse protégée" par murailles étrusques.
Florence où triompha" Laurent le Magnifique
Bologne la Dotta" la Rossa' la Grassa
Padoue la Byzantine" investie par les Huns
La mouvante Venise" aux canaux innombrables
Trieste au bois sacré" des héros homériques
Son fleuve Timavo" que visita Jason
Maribor en Styrie" que la Drave traverse.
Graz au pied du Schlossberg" citadelle impériale.

Ce pays n’est-il pas" bénédiction de Paix.
Ne serait-ce Arcadie" luxuriante' opulente?
Royaume préservé" de faunes et dryades.
Ce pâtre surveillant" ses chèvres gambadeuses
N'est-une bergerade" une églogue vivante?
Ce paysan vaquant" à ses travaux champêtres
N'est-ce tableau de genre" ou bien vraie pastorale?
Dans ce breuil giboyeux” aux profondes cavées
Ne verrait-on surgir" Diane et ses chasseresses?
Pour la tendre Vénus" l’idyllique nymphée
N’est-elle nid douillet" psychédélique abri.
Le généreux vignoble" aux grains inébriants
N’est-ce un décor festif" pour Liber enjoué
Lors qu’avec lui s'ébrouent” ménades et bacchantes?
Ce mont n’est-il Parnasse" où résident les Grâces?
Comme sont éclatants" ces pics neigeux' brumeux
Qui paraissent brossés" de céruse et de craie!
Ces tons si frais' si vifs" de la saison vernale
Contrastes soutenus" dégradés et fondus
Ne seraient-ils mixtion" le mélange savant
D’un génial coloriste" écachant ses pigments?
Cette friche envahie" de broussaille et plantain
Ne serait-elle esquisse" en camaïeu roussâtre
Palette vernissée" veloutée' nuancée
Chromatique harmonie" moelleuse et chaleureuse?
Blancs d’argent' blanc de plomb' dans ces pâles nuées
Ne sont-ils caissons peints" où brille un arc céleste?
Ces guérets sont aplats" n’y devine-t-on pas
Les traces d’un pinceau" recouvrant un panneau?
Ces pâturages gras" ne paraissent-ils pas
De lourds empattements" larges surépaisseurs?
Le vert de Véronèse" au nerprun vert se mêle.
Ces laques de garance" et vermillons ardents
Ces terres de Cassel" et ces terres de Sienne
Le baume de Venise" et le jaune de Naples
Bitumes de Judée' miniums' cadmiums' sépias
L’ocre avec le cobalt" les carmins' outremer
De Rubens ne sont-ils" agreste évocation?

J’ai visité' franchi" des villes et campagnes
J’ai découvert l’humain" sous multiples visages
La féminine engeance" et la virile gente.
L’ai-je sondé' fouillé" dans sa profonde essence?
Plutôt n’ai-je effleuré" que la prime apparence?
Mon Dieu' comme partout" les hommes sont vulgaires
Qu’ils sont laids et grossiers" qu’ils sont brutaux' sordides.
Mais les filles parfois" montrent charme' élégance.
L’on voit en leur visage" idéale beauté.

Ces gueux' ces malheureux" illettrés et ignares
Ne sont-ils d’une race" avilie' dégradée
Les enfants corrompus" d’Abel et de Caïn.
Pas un ne saurait lire" un parchemin savant
N’apprécierait le chant" d’un violon' d’une lyre.
Dans la cité' cloaque" où les vices triomphent
Leur multiforme flot" s’écoule sans répit.

Mon Dieu' comment peut-on" vivre et n’être pas noble?
Mon Dieu' comment peut-on" manger' boire et dormir
Sans qu’au fond de soi-même" on ne sente fierté?
Comment ce paysan" besogneux' miséreux
Peut-il aimer sa vie" chérir sa propre fange?
Dans sa médiocrité" dans sa mesquinerie
Comment ainsi peut-il" accepter son état?
Mais ne se croit-il pas" respectable' estimable?
De même un vil ciron" se croît le parangon.
Tous ces pauvres déchets" ces loqueteux vivant
Dans la nécessité" dans la précarité
Peuvent-ils supporter" le poids de l’existence?
Comment préfèrent-ils" être valet' manant
Que de s’anéantir" à jamais disparaître?
Si dans l’un de ces corps" je me trouvais soudain
Je plongerai sur l’heure" en un profond abîme
Pour ne pas supporter" cette infamante opprobre.
Si ma vie devenait" cet enfer étouffant
J’aurais dans l’instant même" absorbé la ciguë.

Cependant comme nous" ils ressentent les maux
Faim' soif' anxiété' peur' douleur' malheur et deuils
Ne sommes-nous soumis" aux mêmes sujétions
Mixion' défécation' désirs libidineux.
Ces ninons' manolas" que parfois je rencontre
Ne sont-elles mes soeurs" n’avons-nous en commun
Semblables afflictions" tracas et obsessions?
Pareillement sur nous" pèse malédiction.

Mon insigne noblesse" irradie mon esprit.
Ma pureté m’exalte" illumine mon âme.
Je suis princesse' infante" et serai bientôt reine.
Pourtant ne suis-je pas" fille ainsi que ces filles
Pourtant ne suis-je pas" fille parmi ces filles.
Parfois cupide' envieuse" et quelquefois perfide?
N’ai-je sensualité" pareille aux frustes bêtes?
Moi qui me glorifie" de parler grec' latin
Qui me targue d’aimer" la musique et les arts
Ne suis-je affriolée" par de vils brinborions?
Ne suis-je affriandée" par des mets alléchants?
N’ai-je pas seulement" sur le peuple ignorant
Vanité' prétention" plus que vraie distinction?
Mon dédain n’est-il pas" suffisance affectée?
N’ai-je ascendant fortuit" par mon éducation?
Nous' rejetons royaux" de lignée pure issus
N’avons-nous entraîné" carence et déficience
Par cette hérédité" créé débilité
Par consanguinité" produit infirmité?

Ainsi philosophant" au long de mon voyage
Bientôt je me trouvai" sous les remparts de Vienne.

Le voici devant moi" ce fleuve tant rêvé.
Qu’il est fougueux' profond" qu’il est majestueux.
L’on croirait que le froid" décuple sa puissance.
Te voici' Donau" berceau de mes aïeux.
N’es-tu pas de l’Autriche" un naturel symbole?
Tu charries en ton flot" alluvions et glaçons
Que ton humeur farouche" en tes berges arrache.
Tu portes les échos" des montagnes boisées
La haute Forêt Noire" aux verts épicéas
Quand Donaueschingen" réunit tes deux bras.
Tu sembles trépasser" quand' près d’Immendingen
De perfides avens" dans les tréfonds te plongent.
Krâhenbach' Elta' lors' de leur eaux t’abreuvant
T’évitent l’agonie" raniment ta vigueur.
Quand ton lit développe" un retour sinueux
Tu parais à Schlögen" désorienté' perdu
Mais tu reprends ton cours" en direction de l’Est
Vers ta mère attendant" sa nutritive manne
Tout là-bas aux confins" de la Russie neigeuse.
Ton flot royal arrose" Ulm et Sinmaringen
Puis Linz et Manthausen" puis Melk' Durmstein et Krems.
Lors viennent t’élargir" l’Ainst et la Traun' la Enns.
Comme on voit d’une armée" grossir les bataillons
Quand de nouveaux soldats" s’unissent à ses rangs
Pour sauver la patrie" contre l’envahisseur.
Dans ton onde bleuâtre" aux opalines moires
Tu fonds et purifies" pareille au magicien
La verdâtre eau de l’Inn" issue des pics alpins
La noirâtre eau de l’Iz" venant des marécages.
Tu reflètes châteaux" palais et abbayes
Mirant de leurs saillies" clochetons et donjons.
Quand l’estival soleil" fulgure au sein des cieux
Ton bruissant cours paresse" au long de ses méandres
Comme un chat ronronnant" près de l’âtre vermeil.
Le joyeux paysan" puise en ton flanc profond
La pépite fluente" elixir des primeurs.
Le négociant recueille" en toi ses marchandises.
Les boeufs et les brebis" divaguant assoiffés
Dans la prodigue coupe" étanchent leur gosier.
Mais quand vient le printemps" soufflant sa tiède haleine
Que la fondante neige" enfle tes reins mouvants
Tu grondes et rugis" tel un tigre en colère.
Tes vagues déchaînées" s’abattent sur tes rives
Ton flot agriffe et mord" déchire et déchiquette
Ports' appontements' quais' remblais' embarcadères.
Péniches et chalands" barges et bolozanes
Brisés' disloqués' défoncés' pulvérisés
Ne sont plus sur le sol" que débris pitoyables.
Ta naissance remonte" à l’antécambrien.
Tu jaillis quand Thétys" féconda l’Océan.
Partageant' rattachant' les ethnies' les pays
N’es-tu conservateur" ou bien distributeur?
Borne séparatrice" ou lien associatif?
Par ton chemin liquide" aux rapides courants
S’échangent matériaux" denrées et provisions
Traditions' nouveautés' rites et conventions.
Donau' jusqu’à nous" tu charrie tes eaux vives
Puis tu vas et t’enfuis" là-bas vers Komarno.
La vaste plaine hongroise" ouvre à tes flots sa voie.
Tu lèches Budapest" Belgrade et Pancevol.
Tu franchis Golubac" et les Portes de Fer
L’étau cyclopéen" des Balkans et Karpates.
Puis délivré' tu flues" vers Calafat' Svishrov.
Tu n’étais près des monts" qu’un mince ruisselet
Te voici plus encor" majestueux' fougueux.
Tel naît dans sa caverne" un malingre lionceau
Mais il grandit bientôt" mais il grossit' forçit
Devient le puissant mâle" arborant sa crinière.
C’est alors qu’apparaît" ton immense delta.
Là' dans la vase enfoui" tu faiblis' t’amollis.
Ton instable courant" se désagrège en bras...
Puis lentement tu meurs" exténué' laminé
Quand se dilue ton flot" dans la vaste Mer Noire.

Mais paraît devant moi" le palais impérial.


*

Voici le troisième acte" et la scène première.

Pathétique moment" fatidique moment.
C’est de ma vie l’instant" crucial et capital
Me voilà debout seule" en cet appartement.
La pourpre et l’or chatoient" partout sur les parois.
Sous le stuc des plafonds" le cristal étincelle.
Ne serait-ce pourtant" piège trop séduisant?
Mais ne serait-ce pas leurre" ou mirage trompeur?
Cet aigle qui me fixe" au tympan du fronton
Ne va-t-il m’écraser" de ses terribles serres?
N’a-t-il pas reconnu" sa fille ainée si chère?
Ne suis-je qu’un joyau" dans cet écrin splendide?
Suis-je un présent offert" en ce pompeux décor?
Ne serai-je qu’objet" pour l’ennui d’un monarque
Sinon proie convoitée" pour son instinct sadique?
Pourquoi vins-je en ce lieu" si loin de mon pays?
Las' pourquoi ne restè-je" en mon boudoir chéri
Protégé par les murs" du puissant Escorial?
Hofburg' palais superbe" en son giron m’accueille
Moelleux tapis d’Orient" chalereuses tentures
Que peuvent-elles masquer" en leur sombre épaisseur?
Quelle trappe occultée" peut s’ouvrir dans le sol?

Chuchotements discrets" dans la pièce voisine.
Le voici" le voici. Puis vient un long silence.
Mon coeur' me semble-t-il" va rompre ma poitrine.
C’est alors qu’apparaît" cet inconnu pour moi
Cet homme énigmatique" imaginé cent fois
Redouté' convoité" si longtemps recherché.

Regards' timides propos' regards de nouveau.
Je craignais de subir " la virile ascendance
Mais voici qu’il hésite" en attente' incertain.
Lui' si résolu' fier" devant ses lansquenets
Si valeureux' glorieux" sur les champs de bataille
Devient près d’une femme" humble et si réservé.
Combien plus me dévoile" une allure' un aspect
Qu’un prolixe discours" embarrassé' distant.
L’espace d’un éclair" maintenant j’ai compris
Qu’un lien définitif" bientôt nous unira
Qu’un lien profond bientôt" scellera notre amour.
Je suis le reposoir" de son âme en errance.
Je la sens palpiter" en ses maladroits mots.
Voici qu’elle confie" ses tourments' son angoisse.
Je la recueille en moi" la rassure et la porte.
J’exulte et me réjouis. L’espérance m’entraîne
Dans un rêve intérieur" illuminé d’éclairs.
Des phosphènes dorés" scintillent dans mes yeux.
Me voici transportée" me voici projetée
Vers l’hyménée prochaine" et ma nouvelle vie.
Mais ce n’est qu’une étape" au long de mon destin.

*

«Sachez' Anna Maria" que vous êtes ma nièce.»
«Je suis votre cousin" vous êtes ma cousine.»
«Je connus votre mère" et votre père aussi.»
«Je suis la vieille tante" et soeur de votre mère.»
«Votre père est mon oncle" et ma fille est sa nièce.»

Je retrouve les mots" de mon enfance chère.
Je connais ce langage" et pourtant ne l’appris.
Je rencontre parents" que je n’ai jamais vus
Pourtant voici déjà" que tous m’ont reconnue.

Que serait un humain" s’il n’avait sa famille?
Dans la foule anonyme" une âme abandonnée
Telle épave en un flot" dérivant loin du port
Comme un esquif au gré" des perfides courants.
Mais que suis-je au milieu" de ces lointains aïeux?
Suis-je fille ibérique" ou fille germanique?
Dans mon âme l’Espagne" à l’Autriche est mêlée.
Quel sang coule en mon corps" engendrant ma pensée?
Ma double hérédité" s’amalgame et s’accorde.
Ne suis-je auréolée" par ma duale ascendance
Je suis fille d’Europe" en mon coeur' mes racines.
Dans mon for intérieur" je demeure identique.
Marianna me nommais" Anna Maria deviens.
Comment au fil des ans" tous ces liens se tissèrent
Malgré l’écran des monts" la dimension des mers?
Nous sommes devenus" l’acmé du genre humain
Les meilleurs éléments" les divins rejetons.

*

Repas' dîners' goûters" promenades au parc
Jeux' divertissements" l’un à l’autre s’enchaînent
Dans la cour du Stallburg" au vieil Amalienburg.
Délire indescriptible" immense frénésie.
Fût-il fête nuptiale" aussi faste' aussi gaie?
N’avons-nous dépassé" par la magnificence
Les noces de Cana" que peignit Véronèse?
Le sort n’est-il pareil" à toutes ces fontaines
Qui gazouillent gaiement" au milieu des bassins
Nous prodiguant un flot" bénéfique' intari?

«Mais pourquoi ce tourment? Des larmes sur vos joues
Dégringolent soudain" parmi ces joyeux ris.
Pourquoi cette inquiétude" au milieu du bonheur?»

«Qu’avez-vous donc Altesse" ô quel chagrin subit
Vient dissiper la joie" dans votre âme troublée?
Quel nuage obscurcit" l’azur de vos pensées?»

Dans mon esprit je vois" ma grande soeur aimée
Qui partit vers la France" à la cour du roi Louis.
Mama' la nomions-nous" quand mourut notre mère.
Nous avions même esprit" en nos corps séparés.
Nous avions en commun" nos codes et nos mots
Que même nos parents" ne pouvaient décrypter.
Rien ne peut relâcher" cette insécable union.
Las' comment pouvons-nous" vivre ainsi désunies?
Quand surviendra pour moi" l’inévitable Mort
C’est vers elle qu’iront" mes ultimes pensées.
Rien ne dissipera" mon infini chagrin.
Même un époux ne peut" remplacer une soeur.

*

Me voici maintenant" l’impératrice en titre.
L’Empereur mon époux" est déprimé souvent.
Sa complexion fragile" et son hypocondrie
Nécessitent soutien" sollicitude' amour.
Je dois être enjouée" pour vaincre sa tristesse.
Garder mon assurance" afin de l’affermir
Conserver mon sang-froid" pour dissiper ses peurs.
Mon optimisme doit" rompre son fatalisme.

Souvent il est absent" pour mener les armées.
C’est ainsi que je dois" accomplir ses fonctions.
Je succède aux Césars" je succède aux Augustes.
Puissè-je n’être indigne" et ne jamais faillir.
Comment le concevoir" comment l’imaginer?
Je perpétue le fil" d’une lignée glorieuse
Qui dans le passé plonge" au fondement de Rome.
Je dois braver le sort" et modifier l’Histoire.
De moi dépend la vie" de mes sujets soumis.
De moi dépend la vie" de l’Empire en danger.

Mon action politique" est tour à tour jugée
Trop sévère' inflexible" ou trop accomodante.
Je sens que l’ambition" rode et cherche à me nuire.
Las' ma famille unie" se trouve désunie?

Des ennemis ligués" contre nous se déclarent.
Factions' coalitions" contre nous se déchaînent.
Pourrai-je préserver" l’unité de l’Europe?
Comment contre les Turcs" protéger nos cités.
L’indéfectible union" de mon père à Madrid
Me permet d’affaiblir" nos communs ennemis
Répartissant ainsi" les fronts et les secours.
Si l’Espagne n’était" l’Autriche serait-elle?
Si l’Autriche n’était" l’Espagne serait-elle?
Mais comment enrayer" les forces malfaisantes?
Comment contrecarrer" les manoeuvres larvées
De la diplomatie" que mène Richelieu
Pour suborner les rois" de Saxe et Brandebourg?
Le fourbe cardinal" catholique en son fief
Soutient les réformés" pour saper nos duchés.
Sa bourse généreuse" engraisse les Suédois
Pour élargir le front" jusqu’en Poméranie.
Puis tel un charognard" il corrompt et promet
Pour ainsi dépecer" le Hainaut et l’Artois.
Nous devons supporter" l’orgueilleux Wallenstein
Plus soucieux d’agrandir" son domaine en Bohême
Que de sauver l’Empire" et mater l’ennemi.
Christine de Savoie" résiste à ses beaux-frères.
Sa position paraît" incertaine et précaire.
L’on ne saurait se fier" à sa douteuse alliance...

La Terre est échiquier" dont nous manions les pions.
Malheur à ce joueur" qui mal déplace un fou
Ne sait positionner" ses tours et cavaliers.
Promptement le voici" mis en échec et mat.

*

Las' maintenant la guerre" ici vient nous poursuivre.
Que faudra-t-il encor" afin d’alimenter
Cette bête insatiable" excitée par la chair
Ce chacal' cette hyène" au souffle ravageur?
La guerre' infecte' immonde" astreignant les humains
Souvent les abaissant" parfois les grandissant.
Nous sommes tel un cerf" dans sa fuite éperdue
Quand le presse la meute" aux aboiements féroces?
L’on discerne déjà" son rauque grondement
Que rythme incessamment" cannonade et mitraille.

Le Schweizerhof s’emplit" d’une foule indistincte
Nobles et roturiers" valets' chevaux et chiens
Cuisiniers' artisans" manants et gentilhommes
Goûtes-sauce' intendants" cochers et colporteurs
Palefreniers et ducs" servantes et princesses.
Tous' pieds nus ou chaussés" dénudés' perruqués
Dans carrosses dorés" ou tirant un charroi
S’élancent vers la voie" qui nous conduit vers Linz.

Les chevaux étonnés" toujours obéissant
Ne comprennent pourquoi" lors d’un si beau matin
Brusquement se produit" cette révolution.
Calmes dans la cohue" sereins et résignés
L’on croirait des penseurs" de sages philosophes
Tandis que l’Homme fou" s’agite sans relâche.

Par vantaux et portails" le château se dépeuple
Tel par son vomitoire" un théâtre bondé.
Lui' si plein de clameurs" est devenu muet.
Fontaines et jets d’eau" plus dans le parc ne jasent.
Plus dans les boulingrins" ne roucoulent colombes.
Ce qui nous paraissait" infrangible' éternel
Se révèle soudain fragile" et éphémère.
Le géant orgueilleux" qui dresse aux nues ses tours
Semble aujourd’hui gésir" déserté' négligé
Tel squellette blanchi" tel carcasse engourdie.

Si pouvaient ses moellons" conter leurs souvenirs
Que nous confieraient-ils" sur les siècles passés?
Quels fantômes surgis" de la brume historique
Verrions-nous s’animer" par les carreaux des baies.

Voici la galerie" des glorieux souverains
Voici la succession" des prestigieux monarques
Rudolf' Albrecht' puis Rudolf encor' puis Friedrich...
Mais voici que survient" le grand Maximilian.
Bella gerant alii" tu Austria nube
Que les autres guerroient" nous préférons marier.
Maximilian' Marie' de Bourgogne héritière
Puis Marguerite et Juan" de Castille héritier
Puis Philippe et Juana" l’héritière espagnole
Bella gerant alii" tu Austria nube
Que les autres guerroient" nous préférons marier.
Maximilian' Bianca' princesse milanaise
Puis Ferdinand' Anna' de Hongrie l’héritière
Suivent Maria' Ludwig" de Bohême héritier.
Bella gerant alii" tu Austria nube.
Que les autres guerroient" nous préférons marier.

C’est ainsi que l’Empire" au fil des jours s’impose.

Tous ces trésors laissés" là' dans la Schatzkammer
Seront-ils perdus' subtilisés' dérobés?
Ce château magnifique" honneur de nos aïeux
Le retrouverons-nous" indemne ou bien ruineux.

Mais ce n’est qu’une étape" au long de mon destin.

*

Par ce jour de printemps" pour nos yeux la Nature
Dévoilait sa parure" aux couleurs chatoyantes
Que parsemaient partout" myosotis' renoncules...
Mais nous fûmes alors" environnés de corps
Mutilés' déformés' sanglants' hideux' affreux.
Quelque massacre ici" venait de se produire?

L’atroce puanteur" émanait de ces chairs
Tel infecte nuée" provenant de l’Enfer.
Les organes profonds" qui maintiennent la vie
Boyaux' poumons' trachées" s’étalaient au soleil.
Dieu' comment accepter" qu’en nous soit enfermée
Cette machinerie " mystérieuse' écœrante
Ces replis' ces tumeurs" dégoûtants' répugnants.
Des mouches vrombissaient" tel essaim de l’Erèbe.
L’on aurait pu savoir" quel signal convenu
Les avait convoquées" de leur gouffre inconnu.
Les vers pulluleront" pour se repâitre enfin
De ces restes humains" de ces viles charognes.
Leurs atomes diffus" créeront de nouveaux êtres.
C’est ainsi que se meut" la roue de l’Existence.
Des râles s’élevaient" roques et gutturaux.
Veulent-ils signifier" en primitif langage
Griefs contre ennemis" ou reproches à Dieu?
Fruste protestation" mais que nul argument
Nulle théodicée" ne pourrait contester.

Parmi les paysans" couverts de loques ternes
Se détachait parfois" des habits chamarrés.
Ces cramoisis plastrons" ces collants rubescents
Crûment nous signifient" défiance et arrogance.
La cruauté s’affiche" en leurs criardes frusques
Leurs chapeaux et plumeaux" affirment suffisance.
L’on aurait dit' sanglants" diablotins rutilants.
Dans leur primitif crâne" où stagne la pensée
Dans ce noeud de pulsions" du reptilien cerveau
Pétrifié par la Mort" il semblait que planait
Le cauchemar obscur" de crimes et carnages.
C’est ainsi que gisaient" les tristes lansquenets.
Farauds' ils paradaient" parmi la populace
Fiers de leurs pectoraux" saillant sur la tunique
Tandis que sous le froc" se dessinait la verge
Prête à disséminer" ses germes de violence.
Maintenant les voici" tristes épouvantails.

Pour ces corps dispersés" la Terre est cimetière
Le sol est reposoir" bleuets sont encensoirs.
La coupole azurée" leur est chapelle ardente
Le soleil est bougie" pour la funèbre veillée.
Qu’est-il besoin pour eux" de pleureuses gravées
Cérémonieux éloge" épitaphe ronflante?
Pourquoi mobiliser" prêtres et croquemorts
Quand par lui-même Dieu" prodigue funérailles.
Cercueils' baume' encens' fleurs" sont décor pitoyable
Pour adorner l’horreur" parer la puanteur
Masquer la répulsion" de la chair corrompue.
Combien risibles sont" tous ces pauvres apprêts
Ces concerts d’angelots" ces vierges doucereuses
Qu’afin de rassurer" nous devons racoler.

Puis ce ne fut partout" que villages pillés
Villas saccagées' fermes brûlées' ravagées.
Dans les champs les bestiaux" mugissaient leur souffrance
Comme s’ils comprenaient" l’humaine tragédie.
Nous croyions que plus rien" ne pouvait dépasser
La hideur' la noirceur" de ces terribles scènes
Quand devant nous parut" un chêne centenaire.
Des corps démembrés" de ses branches pendaient.
Ce gibet naturel" aux fruits cadavériques
Dans l’azur lumineux" se dressait' pathétique.

Ciel' comment des humains" sans honte perpétrèrent
De semblables forfaits" de tels actes barbares?
Comment après cela" peuvent-ils sans vergogne
Regarder le soleil" et demeurer sereins?
Les horreurs de la guerre" interpellaient notre âme
Comme un psaume concret" un édifiant récit.
La guerre abominée" haïe' honnie par tous
La guerre envisagée" réalisée par tous.
Nous voyions ses méfaits" nous pouvions repérer
Son macabre parcours" et son itinéraire.
Tel en suivant au sol" filets sanguinolents
Des bergers circonspects" découvrent devant eux
Le passage d’un loup" massacreurs des brebis.
Voilà comment les mots" des missives polies
Qu’en nos boudoirs fleuris" entre nous échangeons
Quelquefois se transmuent" en actes criminels.
Voilà comment' enflées" nos petites vengeances
Pour les pauvres humains" sont de grandes souffrances.
Nos désirs de splendeur" produisent leurs douleurs.
Pourquoi nos différents" nos risibles discordes
Nos familiaux conflits" devraient-ils affliger
De Madrid à Moscou" de Rome jusqu’à Londres
Nos ingénus sujets" nos pacifiques peuples?
Comme si nous étions" nombril de l’univers
Nos petites rancoeurs" et jalousies princières
Déclenchent des conflits" pour tout le genre humain.
Pourquoi donc faudrait-il" par nos chamailleries
Que nous entraînassions" comme soldats en plomb
Ces pantins miséreux" de chair vive et de sang?
Pourquoi notre famille" aurait-elle apanage
D’engendrer le désordre" au sein de ce bas-monde?
N’avons-nous confisqué" le pouvoir de la Diète?
Ne sommes-nous montés" sur le trône impérial
Que pour l’évincement" des puissants Prémyslides?

Comment éradiquer" cette néfaste engeance
De lansquenets cruels" pullulant sur la Terre?
Nous sommes souverains" mais ne sont-ce pas eux
Qui peuvent nous régir" et nous manipuler?
Depuis ce jour maudit" quand à Prague intervint
La défenestration" de nos deux émissaires
Combien fût-il de morts" combien d’âmes franchirent
Le parvis de l’’Enfer" le seuil du Paradis?
Que de mal fût commis" par ces prédicateurs
Fumeux théoriciens" du fondamentalisme
Ces chevaliers du Bien" champions de la Morale
Ces malades mentaux" Luther' Wesley' Wyclif
Bruys' Valdo' Briçonnet" Hus et les utraquistes
Qui stigmatisent l’Homme" en brandissant la Bible
Qui tels mahométans" condamnent les images.

Pourquoi ne s’établit" concorde oecuménique?
Pourquoi' pourquoi l’Amour" ne triomphe-t-il pas?

Mais devant nous paraît" Linz aux bulbes funèbres.

*

Voici le dernier acte" et la scène dernière.

Pour la sixième fois" je vais donner la vie.
Mon corps accoutumé" pour cette rude épreuve
Devrait me prémunir" des intenses douleurs
Que la novice endure" en sa couche première.
C’est un évènement" joyeux et religieux
Qui s’annonce bientôt" pour notre couple uni.

Mais que se passe-t-il? Pourquoi suis-je soudain
Saisie par cette angoisse" et par cette inquiétude?
Pourquoi soudain la peur" en mon âme s’immisce?
Pourquoi suis-je tremblante" et suis-je tourmentée?
Pourquoi me paraît tant" sépulcral ce moment
Qui devrait nous réjouir" et nous illuminer?
Pourquoi sont allumés" tous ces livides cierges?
Pourquoi cet encens brûle" en ces funèbres urnes?
Pourquoi ce prêtre ici" vient-il pour m’assister?
Pourquoi le vent dehors" mugit-il aussi fort?

Est-ce la naissance" ou la mort qu’on apprête?

Pourquoi ce jour pensè-je" à toi ma pauvre mère?
L’on ne m’a jamais dit" comment tu nous quittas.
Pourquoi plus ne te vis" quand ton flanc s’arrondit?
Pourquoi vient me hanter" ce mystère inquiétant?
Cette nuit qui survient" sera-t-elle dernière?

Je sens les contractions" qui secouent mes entrailles
Prémisses de naissance" ou présageant la Mort.
Vais-je être libérée" par ce vagissement
Premier cri de l’enfant" découvrant l’univers
Mais l’intense douleur" en mon ventre persiste
Jusqu’à l’irradiation" la tétanisation
Terrible' horrible' insoutenable' intolérable.
Je suffoque et je crie" je pleure et me lamente.
L’on croirait qu’un étau" broie ma chair et mes os
Qu’un fluide pernicieux" paralyse mes bras
Qu’un insidieux poison" lapidifie mes jambes?
Je sens mon pouls faiblir" et tournoyer ma tête.
Cette présence en moi" porteuse d’un espoir
N’est plus qu’un poids inerte" une apathique masse.

Toi ma regrettée mère" aujourd’hui je comprends
Comment tu nous quittas" quand ton flanc s’arrondit
Pourquoi jamais ne vis" lorsqu’étions réunis
La soeur qu’on attendait" ou bien le petit frère.
Toi Margarita' mère" ainsi je te suivrai.

Je suis vivante encor" mais je porte un cadavre.
Ce que je mets au monde" en ce jour c’est la Mort.

Voici de mon destin" l’étape terminale.
Toute ma vie passée" d’errements en voyages
Sur l’océan du globe" à ce port aboutit.
Ma vie' ma destinée" de pérégrinations
N’est que préparation" pour ce dernier instant
N’est que maturation" pour ce dernier moment
Naissance' enfance' hyménée' royauté' pouvoir
Les projets' réceptions" fêtes et réjouissances
Conflits' soucis' joies' tracas' jalousies' dépits.
C’est la résolution" le dénouement' le but.
La vérité survient" pour ma vie de mensonge
Cette bouffonnerie" funeste comédie’
Quand d’un coup se déchire" en lambeaux lamentables
Ce voile boursouflé" des illusions trompeuses.

Je vais mourir' je sais" que le souffle vital
Ne soulèvera plus" ma poitrine oppressée
Que plus ne coulera" le sang dans mes artères.
Je sais que cesseront" les pulsions de mon coeur.
Je vais mourir' je sais" que ma prunelle aveugle
Ne pourra contempler" mon époux' mes enfants.
Ma soeur' ô ma soeur' toi" morfondue loin de moi
Dans la ville ennemie" Paris si loin de Vienne
Je mourrai sans jamais" que mes yeux t’aient revue.
C’est vers toi' c’est vers toi" que mes pensées convergent.

Pour engendrer mourir" cynique paradoxe
De la Divinité" sinon de la Nature.
L’acte générateur" las' procrée deux cadavres
L’un à l’autre soudés" en amalgame atroce.
Ma fille' hélas' hélas" morte avant d’être née.
Que ne puis-je presser" mon sein contre son cœur?
Voici qu’elle reçoit" baptême' extrême-onction.
Las' qu’aurait-elle été" vivante parmi nous
Qu’aurait-elle fait' dit" qu’aurait-elle vécu?
Ce morceau de chair flasque" est-il âme défunte?
Le mystère éternel" recouvre son absence.

Vous tous' oyez' voyez" l’humaine destinée
Ce que fut une femme" impératrice et reine.
De même à l’agonie" subissant le trépas
Gît la bête crevée" sur le bord d’un chemin.
Lors' que sont devenues" la beauté' la noblesse?
Lors que sont devenues" le pouvoir' la puissance?
Lors que sont devenus" l’orgueil' la magnificence?
Lors que sont devenues" la grandeur' le prestige?
C’est ainsi que se mue" la fête en funérailles
Le rêve en cauchemar" le bonheur en malheur.
Je suis princesse' altesse" et ne suis qu’un déchet
Bientôt chair dégradée" charogne pourrissante.

Être noble au milieu" de cette ignoble vie
C’est manger' s’empiffrer" quand les croquants ont faim
C’est jouir' se divertir" quand ils sont dans la gêne
C’est rester bien au chaud" quand ils sont dans le froid
C’est dormir dans la soie" quand les couvre la bure
C’est vivre en un château" quand ils sont dans un bouge
Mais être noble au fond" quand vient l’instant suprême
C’est mourir comme un chien" seul au milieu des siens.

Pour mon dernier moment" sur mon chevet funèbre
L’on a pas oublié" ce vase ramené
De la terre espagnole" où croît un olivier.
L’Espagne est là présente" en ce funeste jour.
L’Espagne est là présente" en mon coeur' mes racines.
Que cet arbre au futur" étende ses rameaux.
Qu’il recouvre l’Europe" en répandant la Paix.
Qu’il étouffe Discorde" et verse la Concorde.

Je sais que tout bientôt" rejoindra le Néant.
Dans un monde nouveau" nos descendants lointains
Ne sauront même pas" que jadis nous vécûmes.

La pièce est terminée" le rideau se referme.

Dépôt légal électronique BNF 2014
La Saga de l’Univers - Claude Ferrandeix
livagora - © Claude Ferrandeix - 2014