L'ÉCRITURE EUPHONIQUE

ÉTUDE APPROFONDIE


INTRODUCTION AU CONCEPT D'ÉCRITURE EUPHONIQUE

Le concept d'écriture euphonique propose d'obtenir un texte littéraire dont la lecture - orale ou subvocalisante (en lecture intérieure) - apparaisse la plus congruente possible à l'oreille et à l'esprit. Ce concept peut concerner tous les genres en prose et poésie, mais il est particulièrement adapté aux textes à tendance poétique ou esthétisante.

Cet exposé représente, de la part d'un auteur-déclamateur, un témoignage à l’attention de tous ceux qui pourraient s'intéresser à l'aspect euphonique de l'écriture et voudraient éventuellement à leur tour s'y essayer.

L'écriture euphonique appliquée à la prose, sur de nombreux aspects, se rapproche de l'écriture poétique classique. Néanmoins, elle s'en distingue sur le plan métrique, ce qui lui confère sa spécificité par rapport à cette dernière.

En dernier lieu, les parties Compléments associées généralement à la fin des chapitres peuvent contenir des éléments statistiques susceptibles d'éclairer l'analyse.

Complément


IMPORTANCE RELATIVE DU MÉDIUM SONORE

Dans le cas de la poésie, le médium sonore auquel se rapporte l'euphonie n'est pas le seul véhicule de l'effet poétique. Il faut y ajouter le médium visuel. Celui-ci s'exprime par la disposition des vers, notamment les retours à la ligne et la majuscule en début de vers qui peuvent concourrir à l'individualiser, sans qu'intervienne aucune homophonie, aucune charnière syntaxique ni arrêt temporel.

L'importance du médium visuel a pu advenir grâce au développement de l'imprimerie qui a divulgué considérablement la lecture graphique aux dépens de l'approche orale.

Au médium visuel, il faut ajouter les interférences intuitives entre l'aspect intellectuel et l'impression créée par le médium sonore. Les cas suivants peuvent être considérés:

-rimes "visuelles"

Voici quelques exemples de rimes visuelles:

amer armer - lacs entrelacs

En revanche, la distinction des rimes féminines et des rimes masculines ne s'appuie pas essentiellement sur la différence d'aspect visuel ni sur la seule différence grammaticale. En effet, le déclamateur est censé prononcer légèrement le e final asthéno-tonique (ne pas prononcer bal comme balle).

-répétitions internes à l'intérieur des mots

Contrairement à ce qu'il en est pour les mots successifs, les répétitions internes de consonnes à l'intérieur des mots ne sont pas ressenties comme cacophonie (mais au contraire parfois comme effet positif)

lilas (pas de cacophonie ressentie)

lis là (cacophonie sensible en l)


-effet de consonne géminée

Il en est de même pour les consonnes géminées ressenties comme effet positif lorsqu'elle sont prononcées comme telles:

illimité (effet positif d'une insistance sur les l)

il lit (effet négatif de cacophonie ressenti)


-gommage de la cacophonie vocalique par élision du e sur un mot terminé par une voyelle

Il est convenu selon les règles de la poésie classique que le hiatus disparaît en cas d'élision sur un e terminal après voyelle:

devenue alors

Si les cas cités précédemment témoignent d'une réelle influence intuitive de l'aspect intellectuel sur la réalité de l'effet sonore ou d'un réel effet visuel, on peut douter du gommage de la cacophonie vocalique par élision, vraiment trop artificiel. L'on pourrait y voir plutôt un subterfuge facile pour s'affranchir de la règle concernant l'évidement des hiatus.

Nous verrons au cours de cette synthèse bien d'autres exemples d'interpénétration des aspects visuel, intellectuel, sémantique, à l'aspect sonore. Les cas de répétitions internes de syllabes ou de consonne géminée seront discutés dans la partie complément du paragraphe consacré aux cacophonies de contiguïté.

D'une manière plus générale, toutes les règles de la prosodie classique, et notamment l'observation de la rime, représentent une difficulté d'ordre technique qui peut relever d'une satisfaction purement intellectuelle, indépendamment de la réalité sonore impliquée.

La prééminence du médium sonore ne peut s'imposer comme argument obligatoire, discréditant les effets intellectuels que l'on jugerait artificiels, issus d'une dégénérescence ultérieure de la poésie, laquelle serait transformée en pur exercice d'écriture. L'on pourrait cependant objecter que le médium sonore est susceptible de mieux exprimer ce qui est d'ordre artistique alors que le médium intellectuel pourrrait confiner au dessèchement de l'âme. À l'inverse, le médium sonore pourrait être lui aussi taxé de superficialisme sensuel.


L’EUPHONIE DANS LA LANGUE FRANÇAISE

Inconvénients de la langue française

La langue française présente sur le plan euphonique des inconvénients notables, quoique ces défauts ne soient pas totalement spécifiques à cette langue. L'inconvénient majeur tient certainement au traitement oral des interfaces lexicales (entre les mots) - et parfois au niveau intra-lexical (à l'intérieur de certains mots) - par la présence des e caducs (nommés anciennement muets) et des liaisons. Il s’ensuit parfois, voire souvent, dans le cas de la prose, une indétermination de la prononciation. Il s'y ajoute l'indétermination des arrêts temporels consécutive, notamment, d'une interprétation problématique de la virgule. Ces difficultés, nous semble-t-il, peuvent être largement amoindries par une écriture littéraire plus convenante, néanmoins génératrice de contraintes. L'écriture euphonique a l'ambition d'y prétendre.

Il apparaît également que l'indétermination orale de la graphie est un obstacle à l'affirmation exacte de l'idée exprimée par l'auteur, en particulier sur le registre de langage qu'il veut communiquer.

Avantages de la langue française

En revanche, la langue française possède un avantage appréciable pour la recherche d’euphonie en raison de sa très grande diversité de phonèmes (surtout vocaliques). Ces phonèmes, distribués selon une proportion entre sons vocaliques et consonantiques favorable, se caractérisent par leur extrême netteté, leur absence de rudesse (pas de sons gutturaux marqués, r à prononciation très douce...) ainsi que par leur fluidité, toutefois si l’on se livre à l'évitement des cacophonies de contiguïté. La langue française n’occasionne pas d’occurrences insistantes sur certains phonèmes qui risqueraient d’engendrer une trop grande monotonie, si toutefois l’on parvient à gérer la présence des e caducs. L'absence d'accents toniques marqués, dépourvus de musicalité, a été très critiquée. Il nous semble au contraire, en poésie comme en prose, que la discrétion des accents toniques communique à la langue française son ton de noblesse spécifique. Comparée à elle, tout autre langue apparaît plus ou moins comme une langue du terroir.


GÉNÉRALISATION DES LIAISONS

Nous devons en premier lieu considérer les liaisons car elles interviennent dans l'étude des cacophonies. La liaison constitue une caractéristique permettant d'éviter la contiguïté de 2 voyelles au niveau d'une interface inter-lexicale (entre les mots) et constitue ainsi un élément d'euphonie fondamental. Nous sommes donc amenés à préconiser pour la prose comme en poésie la prononciation de toute liaison possible. C'est à l'auteur d'éviter les situations de liaison incongrues selon son jugement et d'éviter également les cas où la liaison peut engendrer une cacophonie.

Complément


VARIABILITÉ DES CACOPHONIES

Une cacophonie (du grec κακός: mauvais, φωνή: voix, son) peut être définie le plus simplement possible comme un son désagréable à l'oreille. Cette notion est purement subjective et ne relève donc pas de la linguistique en tant que science du langage.

Les cacophonies sont de nature et d'effet très variables. De ce fait, elles sont difficiles à définir sur le plan analytique. L'exemple suivant (sur 2 heptasyllabes), comparé à sa version euphonique approchée, le montrera significativement (en gras les parties entraînant un effet cacophonique):

-Version cacophonique

Dans son bonheur, l’empereur
A oublié ses soucis.


-Version euphonique approchée

Dans sa joie, le souverain
Put oublier ses tourments.


L'on peut distinguer, d'une part les cacophonies concernant des syllabes en contiguïté (par exemple a ou de A oublié, s de ses soucis), d'autre part les cacophonies dispersées (par exemple eur de bonheur et empereur. Néanmoins, cette classificaiton basique demeure une commodité en partie arbitraire.


CACOPHONIES DE CONTIGUÏTÉ: MODALITÉS

Elles apparaissent principalement au niveau des interfaces lexicales (entre les mots). Pour la commodité de l'exposé, on distinguera le premier terme de l'interface (qui est la fin du premier mot) et le second terme de l'interface qui est le début du second mot.

Il est difficile de comprendre pour quelle raison de telles rencontres nous apparaissent gênantes dans la mesure où de semblables conformations sonores peuvent se trouver à l'intérieur des mots, ce que nous avons signalé précédemment. Il semble que le caractère fortuit et donc anormal ou injustifié de la rencontre inter-lexicale nous heurte alors que nous la considérons généralement comme normale en position intra-lexicale.

Complément

Sur le plan analytique, en simplifiant, notre expérience nous conduit à considérer qu'une cacophonie est engendrée par toute consonne identique dans les 2 syllabes contiguës au niveau de l'interface (en assimilant certaines consonnes proches: z et s, t et d). Concernant les voyelles, on considérera que la cacophonie est engendrée essentiellement lorsque ces voyelles, identiques ou non, se trouvent directement en contact. Ces définitions ne sont pas absolues et s'appuient sur la seule subjectivité.

la lune (cacophonie consonantique en l)
coteau élevé (cacophonie vocalique en o é)


D'une manière générale, la rudesse d'une cacophonie dépend de la nature des éléments concernés (type de consonne ou voyelle), de leur nombre (pour les consonnes), de l'intercalation d'autres phonèmes entre ces éléments, de leur proximité temporelle.

Concernant ce dernier facteur, l'effet négatif est amoindri par l'existence d'une pause, mais reste perceptible, en particulier entre la fin d'un vers et le début du suivant pour la poésie. En revanche, on pourra considérer que cet effet négatif est très peu perceptible entre les mots séparés par un paragraphe.

La fluidité générale du discours dépend également du pourcentage de rencontres consonantiques par rapport aux successions mixtes consonne voyelle, en dehors de toute cacophonie caractérisée. Il n'importe sans doute pas d'abaisser ce rapport, ce qui priverait la langue de tonus, mais d'éviter spécifiquement les cacophonies inter-lexicales.

coteau lumineux (succession mixte voyelle consonne)
ciel menaçant (succession consonantique)


Considérons les principaux types de cacophonies de contiguïté dans le cas général d'une interface sans pause.


CACOPHONIES DE CONTIGUÏTÉ SUR INTERFACE SANS PAUSE

consonantique indirecte:
débris cramés (cas général, ici en r)
chose usée (par élision, ici en z)
fragment entier (par liaison, ici en t)
volatile ou léger (par élision sur plusieurs interfaces, ici en l)


consonantique directe:
il lui dit - sort rigoureux - bloc compact

syllabique:
le repas pastoral, ici pa
venant en tandem (par liaison), ici tan
d'or d'ordinaire (par liaison sur plusieurs interfaces, ici dor)

hétérovocalique:
épée acérée (cas général, ici en é a)
venue aussitôt (cas général, ici en u o)


homovocalique:
tenue unique (cas général, ici en u)
panneau opaque (cas général, ici en o


succession e post-accentuel, e de proclitique en e (de, me, se...) (cas où les voyelles: e, ne sont pas contiguës):
fleuve de boue(cas général, ici ve de
parole retirée(cas général, ici le re


liaison incongrue:
La nuit d'un coup arriva

syllabe re (cas spécial d'une cacophonie engendrée par la seule conformation du premier mot de l'interface, en cas de prononciation du e post-accentuel)
la Nature divine

Complément


CAS PARTICULIERS DES CACOPHONIES DE CONTIGUÏTÉ AU NIVEAU D'UNE PAUSE

En cas d'intercalation d'une pause (cas de ponctuations signifiant un arrêt plus ou moins long ou fin de texte), les interfaces dont le premier terme est une consonne brute ou un e post-accentuel acquièrent des propriétés particulières:

Nous jouons à la balle. C'est distrayant.
(balle: terminaison par e ammui: faiblement prononcé)
Nous adorons le bal. C'est distrayant.
(bal: terminaison par consonne brute l)

Ces conformations en e ou en consonne sont phoniquement peu distinctes, voire identiques. Elles peuvent être légèrement distinguées si le lecteur essaie de prolonger volontairement un peu le e dans le premier cas (e ammui asthéno-tonique: faiblement prononcé), ce qui est conseillé, surtout en poésie.

Dans les 2 cas, le mot se termine par un son ressemblant, suivant le type de consonne, à un chuintement, un claquement, un chuchotement, un sifflement. Sur le plan de l'étude des cacophonies qui nous intéresse, ces 2 terminaisons sont assimilables à des pseudo-voyelles, que ce soit le e ammui prolongé volontairement ou le résidus sonore engendré par la consonne brute.

En cas de pause, sur le plan euphonique, ces 2 terminaisons occasionnent des pseudo-cacophonies vocaliques, légères, mais sensibles si la deuxième syllabe de l'interface est une voyelle.

Allons au bal. Ainsi distrayons-nous. (cas C.V incongruent)

Jouons à la balle. Ainsi distrayons-nous. (cas C.V incongruent)

Pour éviter cet inconvénient, tout syntagme précédant un arrêt temporel doit commencer par une consonne:

Allons au bal. Distrayons-nous. (cas C.C congruent)

Jouons à la balle. Distrayons-nous. (cas C.C congruent)

On peut résumer les cas d'interface sur pause par le tableau suivant:

INT: interface: V: voyelle - C: consonne - p : pause - CONG: congruence - cac voc: cacophonie vocalique - cac pseudo-voc: cacophonie pseudo-vocalique

INT EXEMPLE  CONG 
 V p C   ...mont  p  Le... +
C p C  ...grésil  p  Nous... +
e p C  ...montagne  p  Le... +
V p V  ...mont  p  Ainsi... cac voc
e p V  ...montagne  p  Ainsi  cac pseudo-voc 
C p V  ...grésil  p  Ainsi cac pseudo-voc


Complément


CACOPHONIES DISPERSÉES

Les cacophonies dispersées sont des homophonies parasites, difficilement analysables, mais la plupart restent peu perceptibles, hors celles relatives à 2 mots successifs.

Cacophonie sur le début ou la finale de 2 mots successifs

Une des plus typiques est la répétition d'un même son en début de mot ou en fin de mot sur 2 mots consécutifs (sauf effet très spécifiques volontaire). L'effet négatif est cependant moins net dans le cas d'une voyelle.

Le savant cynique (répétition de s en début de mot)
Le savant pédant (répétition de
en en fin de mot)
Le savant curieux (aucune répétition)


Apparentée à ce type, la cacophonie générée par 2 liaisons successives sur la même consonne. Nous retiendrons cette dernière seule comme préconisation importante.

les humains épuisés

successions de e post-accentuels (en cas de prononciation du e post-accentuel):

la grande table rouge

échos incongrus de syllabes non post-accentuelles

L'empereur de jour en jour empire.

Cacophonie dispersée et position

En poésie, l'effet négatif des cacophonies dispersées est surtout sensible si elles occupent des positions non correspondantes et stratégiques dans le vers, comme le montre l’exemple suivant:

L’on vit alors aux cieux, briller l’homme de Rome
omme et ome cacophonie disjointe

L'automne dans ces corps, paralysés, rongés
Verse la féerie, de ses tons fulgurants.
Quand le soleil couchant, de rayons illumine...

Homophonie: an de fulgurants et couchant, en discordance sur le plan sémantique, syntaxique et positionnel. En revanche an dans Quand passe relativement inaperçu et les 2 a de paralysés n’interfèrent pas du tout avec le a de la féérie.)


HIÉRARCHIE DES CACOPHONIES

Il est important de considérer le caractère de gravité plus ou moins marqué des cacophonies. Les consonnes, pensons-nous, génèrent plus facilement des cacophonies que les voyelles, et surtout des cacophonies souvent plus graves. Quasiment toutes les homophonies consonantiques sur des syllabes en contact sont concernées. En revanche, plus rares sont les cacophonies vocaliques indirectes qui engendrent un effet négatif perceptible.

À éviter prioritairement, les cas difficilement prononçables de consonnes se heurtant directement, en particulier les homoconsonantismes directs (il lui dit). Malheureusement, ces cas sont relativement courants et surtout il est difficile de trouver des solutions permettant de les éviter. De même, les homo-vocalismes (il a abandonné) et les cacophonies syllabiques (ma mallette) peuvent difficilement être tolérées. Moins sévères apparaissent les cacophonies hétéro-vocaliques (il a émis).

Contrairement à la tradition qui semble, pensons-nous, avoir réalisé une fixation exagérée sur les cacophonies vocaliques, nous considérons que les hétéro-vocalismes ne sont pas les cacophonies contiguës les plus rédhibitoires. S’il est vrai que certaines langues répugnent naturellement aux cacophonies vocaliques, ce qui se traduit par des modifications convenues selon la présence de voyelle ou de consonne, il paraît difficile d’en tirer une conclusion systématique car ces palliatifs peuvent avoir difficilement leur équivalent pour les consonnes.

À partir d'un coefficient de gravité affecté à chaque type de cacophonie, nous pouvons quantifier le degré de cacophonisme de chaque texte et le comparer dans les œuvres de différents auteurs.

Complément


ÉVITEMENT DES E POST-ACCENTUELS TERMINAUX DANS LE FLUX EN PROSE EUPHONIQUE

Les e caducs (anciennement nommés e muets), lorsqu'ils sont prononcés, permettent dans la langue d'éviter les rencontres consonantiques plus ou moins abruptes (notamment sur des syllabes polyconsonantiques). Néanmoins, il en résulte de nombreux inconvénients dont voici les principaux:

-ils apparaissent comme des chevilles artificielles pour éviter les rencontres consonantiques

-la succession accent tonique e peut devenir lancinante

-ils peuvent s’accumuler localement, nécessitant de la part du lecteur une prononciation sélective parfois problématique: apocope (non prononciation) ou prononciation.

-la prononciation ou non de ces e entraîne une indétermination du texte à la discrétion du lecteur (contrairement à ce qu'il en est dans la poésie), ce qui confère au texte un certain registre de langage plus ou moins relâché, voire vulgaire, dont l'auteur n'a pas la maîtrise

-ils occasionnent un déphasage entre l'accent tonique et la limite du mot: cas des paroxytons (accents sur la pénultième) par opposition aux oxytons (accent sur la dernière syllabe) pour lesquels accent tonique et limite du mot se correspondent.

colline boisée (colline: paroxyton)
coteau boisé (coteau: oxyton)


Il nous est apparu par la pratique que la seule solution pour obtenir une prose euphonique propre est d’éviter tous les e post-accentuels dans le flux, c'est-à-dire à l'intérieur des syntagmes limités par les arrêts temporels. C’est une contrainte importante, mais aucune autre solution simple ne semble satisfaisante. Dans la mesure où les cacophonies auront été évitées, cela n'entraînera pas une augmentation sensible de rencontres consonantiques gênantes.

Le bénéfice euphonique consécutif de cette préconisation apparaîtra par l'exemple suivant, que l'on apocope ou non le e post-accentuel du mot colline:

La colline fut belle.
La colline est belle.

En poésie, cette préconisation d'éviter les e post-accentuels ne nous semble pas nécessaire pour les raisons suivantes:

-la place limitée, notamment dans un hémistiche, évite leur concentration locale
-ils se prononcent systématiquement dans le flux à l'intérieur d'un vers
-ils peuvent participer favorablement à la scansion, particularité propre à la poésie

Par ailleurs, on optera pour une prononciation de tous les e caducs intra-lexicaux (à l'intérieur des mots, par exemple: nullement) dans la mesure où ils n'engendrent aucun inconvénient, ce qui paraît une solution plus littéraire en évitant la rencontre consonantique de l'apocope.

Quant aux proclitiques en e ou a (mots qui reportent leur accent tonique sur le mot qui suit), par exemple: le, ce, me..., il est évident qu'ils ne doivent jamais être apocopés dans le cadre d'une lecture littéraire.

Complément


NÉGOCIATION DES CHARNIÈRES SYNTAXIQUES DANS UN TEXTE EN PROSE

Nous convenons a priori que les ponctuations, en tant que séparateurs syntaxiques, doivent être distribuées, en fonction des liens grammaticaux, par les signes traditionnels définis par les grammairiens. Nous y ajouterons plus avant une distinction à propos de la virgule.

Concernant l'interprétation au niveau de la diction, nous considérons, en suivant la définition du TLFi ou de l'Office Québécois de la Langue Française - et contrairement à l'Académie Française - que les charnières syntaxiques correspondant à la virgule n'impliquent pas obligatoirement une pause courte. Ainsi, selon les cas, nous pourrons les négocier comme simple inflexion vocale sans pause au lieu de pause. Cette permissivité d'interprétation de la virgule comme pause ou non, adotée par le TLFi et l'Office québécois, par rapport à la définition plus ancienne de l'Académie, s'accorde plus idoinement avec la réalité de la lecture. De notre point de vue littéraire, cette disposition nous paraît justifiée. Elle permet en effet une lecture orale moins hachée, plus souple.

Ainsi, selon ces dispositions, les charnières syntaxiques dans un texte en prose, selon le degré de liaison grammatical qu'elles impliquent, peuvent généralement être négociées de la manière suivante, dans l'état actuel de la ponctuation traditionnelle:

LIEN GRAMM DICTION SIGNE TRAD
nul pause longue . ? ! ... « » ( ) [ ]
faible pause courte ; : -
fort pause courte ou
inflexion vocale sans pause
,


Ponctuation par signe de coupe

Selon les nouvelles dispositions du TLFi ou de l'Office Québécois, il apparaît que la ponctuation traditionnelle impliquée (la virgule) n'établit pas de distinction entre la pause courte et l'inflexion vocale sans pause. Or, il est essentiel pour l'auteur de pouvoir indiquer l'une ou l'autre de ces alternatives de diction, lesquelles déterminent le rythme de la phrase et la distribution idoine des respirations.

Il nous faut donc indiquer par un signe spécifique au lecteur de négocier certaines charnières comme pauses et d'autres comme simple inflexion vocale sans pause.

Nous choisirons la virgule pour indiquer une pause courte. D'autre part, pour indiquer une inflexion vocale sans pause, nous chosirons le signe de coupe (la barre verticale ou oblique / ) utilisé traditionnellement en analyse syntaxique. Afin de faciliter la lecture courante, nous simplifierons ce signe sous l'aspect d'une barre verticale réduite, en exposant. Exemple ci-dessous:

La sève' elixir des végétaux, circule au sein des limbes.
(inflexion vocale après
sève, pause après végétaux)

L'exemple suivant montrera l'utilisation judicieuse de pause courte ou d'inflexion vocale pour obtenir un phrasé évitant des hachures trop fréquentes.

Potirons' poireaux, navets' choux, dans ce terrain facilement poussent.

L'auteur peut ainsi signifier au lecteur le rythme de la phrase qu'il souhaite et qui lui paraît le plus congruent.

Ces dispositions permettent de conserver à la virgule sa définition de pause courte obligatoire prescrite par l'Académie Française, interprétation perçue naturellement par les locuteurs et largement divulguée par l'enseignement. Par ailleurs, cette ponctuation n'introduit aucun signe nouveau. Le signe de coupe est issu de la tradition universitaire. Sa modification concerne uniquement l'aspect graphique, comparablement aux variations des polices de caractère, ce qui ne change rien à la théorie.

Voici la nouvelle correspondance entre ponctuation et diction selon nos préconisations:

LIEN GRAMM DICTION SIGNE EUPH
nul pause longue . ? ! ... « » ( ) [ ] -
faible pause courte ; : -
fort pause courte , (virgule)
fort  inflexion vocale sans pause    ' (signe de coupe)  



Compatibilité des pauses longues au niveau des différentes interfaces

Il nous apparaît qu'une pause longue (fin de phrase, guillements...), se trouve compatible avec tous type d'interface en ce qui concerne le premier terme de cette interface (la fin du premier mot). Rappelons que le second terme de l'interface (le début du second mot) doit préférentiellement être un son vocalique à l'intérieur d'un paragraphe.

Il s'enfuit. Jamais on ne le retrouva.

Ils se séparèrent. Chacun médita son projet.

Il aimait son cheval. Rien ne l'en séparait.


On remarque en effet que les terminaisons ammuies en e ou en consonne brute n'apparaissent pas gênantes en raison de la longueur suffisante de la pause qui permet leur prolongement sonore.


Incompatibilité de la pause courte avec certaines interfaces à l'intérieur de la phrase

En revanche, à l'intérieur des phrases, les pauses courtes déterminées par les ponctuations (virgule, point-virgule, deux-points) apparaissent difficilement compatibles avec certaines interfaces (sur élision potentielle, liaison potentielle, consonne brute, e post-accentuel), engendrant alors des effets de cassure inopportuns. Exemples ci-dessous:

La pièce est noire, exiguë.
(élision potentielle: pause courte incompatible)
Ces fleurs sont fanées, étiolées.
(liaison potentielle: pause incompatible)
Grésil, vent s'engouffrent.
(consonne brute: pause courte incompatible)

En revanche, la pause engendrée par la ponctuation courte apparaît beaucoup plus compatible avec les interfaces dont le premier terme est un son vocalique.

Il est averti, prudent.
(terminaison vocalique, ici i: pause compatible)

Quoiqu'une lecture de ces cas d'incompatibilité reste possible en pratiquant une pause courte, une simple inflexion vocale (ou une accentuation tonique) sans pause nous apparaît plus convenante pour les négocier, ce qui permet notamment à l'élision ou la liaison de se réaliser.


Opportunité d'inflexion vocale ou de pause

La possibilité d'établir des inflexions vocales ou des pauses n'est pas seulement liée à la compatibilité des interfaces où elles se situent, elle est en premier lieu déterminée par l'existence de charnières syntaxiques signifiantes. Celles-ci sont établies, comme nous l'avons indiqué précédement, d'après les préconisations des grammairiens en fonction de considérations syntaxiques. Sans rentrer dans le détail, le principe général est celui de l'encadrement d'un syntagme entre 2 signes de ponctuation ou la limite du texte.

D'après notre exprience, il nous semble qu'il y a lieu de conserver ce critère de congruence syntaxique pour établir une coupe et surtout un arrêt temporel et ne pas inconsidérément ajouter des arrêts temporels de commodité pour nécessité de respiration sur des charnières syntaxiques qui ne le permettent pas. Ainsi, les pauses anarchiques réalisées par la lecture intuitive des lecteurs sur des interfaces sans ponctuation (cas très courant) nous paraissent préjudiciables, d'où la nécessité de bien lui indiquer les pauses et inflexions vocales. Exemple:

Cet évènement insignifiant, pénétrait dans mon inconscient perturbé.
Un arrêt temporel entre le mot insignifiant et le mot pénétrait comme ci-dessus serait incongruent. Et, de fait, les grammairiens déconseillent l'emploi de la virgule à ce niveau.

Des arrêts temporels (ou des inflexions vocales) seraient bienvenus dans le cas suivant, avalisé par les grammairiens:

Cet évènement incohérent, délirant, pénétrait dans mon inconscient perturbé.


Cas particulier de la poésie

En poésie, pour des raisons de métrique, toute ponctuation à l'intérieur du vers doit être négociée en inflexion vocale et non en pause. Afin d'indiquer cette diction particulière, nous pouvons placer un signe de coupe devant les ponctuations, en considérant qu'il les annule. D'autre part, le marquage de la césure par son signe traditionnel // simplifié en exposant apparaît indispensable.

Ces dispositions incitent le lecteur à lire le vers de manière satisfaisante, sans s'arrêter et en marquant la césure par une inflexion vocale ou un appui tonique.

-en ponctuation traditionnelle:

Quelquefois, notre sort dépend d'une avanie.

Tout se tait; la forêt s'endort sous le soleil.

-en signalant les inflexions vocales et la césure:

Quelquefois,' notre sort" dépend d'une avanie.

Tout se tait;' la forêt" s'endort sous le soleil.

et par simplification, en supprimant le signe de la virgule:

Quelquefois' notre sort" dépend d'une avanie.

Si des signes impliquent à l'évidence un arrêt temporel (parfois le tiret, les guillemets), le vers doit être interprété comme un fragment de prose ou un vers plus court malgré sa graphie, laquelle n'est qu'une apparence scripturale.

«Vous l'avez cru?» -«Jamais je ne l'aurais pensé»

Le cas du e post-accentuel à l'intérieur du flux, que nous avons exclu pour la prose, peut se poser, précisément sur liaison grammaticale correspondant à une virgule. Il pourrait se négocier par inflexion vocale sans arrêt temporel tout en ménageant la prononciation du e post-accentuel. Nous pensons que cette solution, possible, n'est cependant pas esthétiquement satisfaisante. Il nous paraît plus seyant de l'éviter, quoique les règles de la poésie classique le permette:

Des fleurs jaunes, / carmin, // sur la pelouse brillent.
À ÉVITER
Des fleurs indigos, / bleues, // sur la pelouse brillent. CONGRUENT



Conclusion

Ces dispositions d'écriture ne garantissent pas que le lecteur les respecte. Elles sont inopérantes pour éviter le nombre excédentaire d'arrêts temporels réalisés apparemment de manière stochastique par les lecteurs sur les interfaces sans ponctuation. Elles ne garantissent pas non plus que le lecteur respectera les virgules en tant qu'arrêt temporel et, en poésie, les annulations de pause par le signe d'inflexion vocale. Néanmoins, elles fournissent les meilleures conditions susceptibles de permettre une lecture idoine, notamment en évitant les pauses au niveau d'interfaces incompatibles.

Le tableau suivant résume les possibilités d'interface et leur congruence au niveau d'une liaison grammaticale à l'intérieur d'une proposition (correspondant à une virgule en ponctuation traditionnelle):

INT: type d'interface (V: voyelle; C: consonne; e: e post-accentuel; li: liaison)

INTEXEMPLE INFLEXION VOCALE
V V vallée arroséeincongruent
(cacophonie vocalique)
V C vallée, mont
vallée' mont
avec ou sans pause
e C montagne valléeincongruent
(terminaison ammuie)
e li V montagnes valléesincongruent
(terminaison ammuie)
e V montagne' éminencesans pause
C C lac' cimesans pause
C V lac' éminencesans pause
V li V mont' éminencesans pause


Complément


ARRÊTS TEMPORELS ET LONGUEUR DES SYNTAGMES

Nous avons vu que l'écriture euphonique évite les arrêts temporels inappropriés sur virgule (interfaces incompatibles) grâce aux signes de coupe.

Néanmoins, il est nécessaire que l'auteur veille à ce que les arrêts temporels impliqués par les signes de ponctuation (points, virgule, guillemets...) délimitent des syntagmes dont la dimension n'est pas excessive, ceci afin de permettre les respirations, et ainsi de les éviter en dehors de toute ponctuation.

Nous avancerons par notre expérience en déclamation la valeur maximale de 19 syllabes afin d'éviter au maximum toute respiration malvenue. Cette valeur correspond à une durée de 4 secondes environ pour une rapidité du flux vocal moyenne. En comparaison, la valeur maximale du syntagme limité temporellement par une pause en poésie correspond à la séquence de l'alexandrin (12 syllabes), soit environ 3 secondes. En lecture subvocalisante (silencieuse), bien que la notion de respiration soit inexistante, la limitation de la longueur relative aux syntagmes peut s'avérer préférable dans la mesure où cette lecture mime la lecture orale. Elle contribue à limiter également une complication syntaxique qui peut être ressentie négativement.

Complément


ÉCRITURE EUPHONIQUE ET DIDASCALIE

La réalité factuelle de l'écriture euphonique ne dépend pas uniquement de l'auteur, mais également du lecteur. Si les consignes de lecture préconisées par ce concept d'écriture ne sont pas respectées, le travail de l'auteur sera vain.

Il apparaît donc utile - voire indispensable parfois - de rajouter des signes de didascalie ou de mieux permettre la visualisation de signes existants par un moyen graphique (graissage, coloration...). Ce procédé n'est pas nouveau et rejoint certaines particularités de mise en page et notamment les notes qu'indiquent les acteurs sur leurs textes à déclamer. Cette didascalie n'a pas vocation - en raison de la complication du texte imprimé qu'elle implique - à être utilisé pour les éditions courantes à destination du public, quoiqu'elle serait nécessaire à une lecture correcte. En revanche, elle est fortement conseillée pour les déclamateurs, voire l'enseignement.

L'on peut regretter que l'Académie n'ait pas modifié depuis longtemps certains particularités orthographiques, par exemple la suppression des h muets en début de mot. En effet, ceci représente un cas manifeste où le "bien écrire" favorise le "mal parler" et peut induire à terme une dégradation de la langue sur le plan oral. De ce point de vue, la désuétude actuelle des aspirations en constitue un exemple. De même pour l'ambiguïté entre é ouvert et è fermé, responsable d'une monotonie sonore de la langue ainsi que de certains confusions verbales.

Chacun peut juger différemment l'adoption de certaines réformes de l'Académie Française et en souhaiter d'autres, néanmoins, les prescriptions de cette institution constituent dans l'ensemble un socle protecteur de la langue. Il convient donc d'obéir à ces injonctions. En conséquence, toute particularité destinée à faciliter une lecture correcte et/ou conforme au souhait de l'auteur, ne doit se concevoir que sous la forme d'une didascalie se surajoutant au texte et ne modifiant pas l'orthographe des mots. Une autre raison incite à cette option restrictive, c'est la nécessité de ne pas désarçonner le public attaché à une habitude orthographique.

Voici l'ensemble des signes didascaliques que nous proposons. Tous ne doivent pas être employés systématiquement.

-['] ["] graissage ou coloration

Le matin' Sylvia chantait.

Les combattants vaincus" suppliaient les vainqueurs.

-[h] aspiré: graissage ou coloration

L'homme fuyait les hallebardes

-[ais, ait...] è ouvert: graissage

Il attendait.

-[z, t, n...] liaison: graissage ou coloration de la lettre de liaison ou intercalation entre espaces

Il vient t en chantant
Il vient en chantant

-[e intra-lexicaux]: graissage ou coloration ou intercalation entre espaces

Naturellement

-[ä, ï, ü...] diérèse: ajout d'un tréma graissé ou coloré

Sa perditïon vint alors.

- [     ] point longue au niveau d'une fin de phrase

Le grand jour vint enfin.    

- [   ] pause courte au niveau d'une virgule

Tous les matins,   le boulanger passait.


Le cas de la diérèse marquée par un tréma pourrait être discuté car l'adjonction du tréma n'est pas conforme à la référence de ce signe dans le dictionnaire de l'Académie. On pourrait objecter que toute particularité orthographique affectant un mot dans son contexte ne se trouve pas indiquée explicitement dans le dictionnaire, mais reporte implicitement à la grammaire. Exemple: pour le verbe "aimer", la notation "aimé" ne se trouve pas indiquée. On pourrait raisonner de même pour les cas de diérèse, la grammaire stipule qu'on doit utiliser un tréma pour indiquer la protection d'une voyelle. Ce n'est pas exactement le cas de la diérèse, mais la fonction du tréma s'y apparente et le signe peut être intuitivement perçu dans le sens d'une diérèse par le lecteur. Quoi qu'il en soit, il s'agit là d'une discussion byzantine et l'on peut raisonnablement admettre, nous semble-t-il, que l'indication de la diérèse en poésie par un tréma est fortement recommandée pour assurer une lecture correcte des vers concernés sans que cela constitue une véritable offense à la grammaire et à l'orthographe.

À propos des liaisons, leur indication par une lettre détachée séparée du texte par une espace peut se justifier car une liaison constitue phoniquement un pont entre les mots. Et l'on peut même affirmer, paradoxalement, que si la lettre de liaison appartient au premier mot dont elle constitue la désinence, sur la plan phonique elle appartient en fait plutôt au second mot. En effet, il est plus naturel de s’arrêter au niveau d’une voyelle que d’une consonne.

prenan talors : arrêt confortable (pause après la voyelle en t (néanmoins incorrct, très déconseillé)

prenant alors (pause après prononciation du t) arrêt inconfortable: pseudo-hiatus ou résidus vocalique avec le mot précédent “prenant”

Voici un fragment textuel en prose et en poésie permettant de juger du résultat:

INTERNE ASPECT GRAS
Le courtisan' calmement,   parlait au hobereau quand soudain je l'apostrophai. (prose)
Le berger patïent" sur les hautes embouches
Ramenait' freudonnant" ses brebis égarées.    (poésie)


INTERNE ASPECT VERT
Le courtisan' calmement,   parlait au hobereau quand soudain je l'apostrophai. (prose)
Le berger patïent" sur les hautes embouches
Ramenait' freudonnant" ses brebis égarées.    (poésie)


EXTERNE ASPECT GRAS

Le courtisan' calmement,   parlait au hobereau quand soudain je l'apostrophai. (prose)
Le berger patïent" sur les hautes e z embouches
Ramenait' freudonnant" ses brebis z égarées.    (poésie)


EXTERNE ASPECT VERT
Le courtisan' calmement,   parlait t au hobereau quand soudain je l'apostrophai. (prose)
Le berger patïent" sur les hautes e z embouches
Ramenait' freudonnant" ses brebis z égarées.    (poésie)



ASPECT SYNTAXIQUE ET LEXICAL

L'aspect syntaxique et lexical de l'écriture - qui correspond à ce qu'on nomme le style - répond à un souci d'élégance et de clarté supérieure à ce qu'exige la simple application des règles grammaticales obligatoires. Cette exigence se conçoit comme un prolongement naturel de l'euphonie.

D'une part, elle consiste à éviter les répétitions dans une même phrase, notamment de prépositions, conjonctions... sauf s'ils se rapportent au même terme ou s'ils sont en situation de symétrie. Pour la conjonction et et la préposition de, on pourra tolérer leur répétition dans des propositions différentes.

D'autre part, dans le cadre d'une écriture à tendance poétique ou esthétisante, il est particulièrement opportun d'éviter les formules relâchées, les idiomatismes. Ces préconisations basiques, traditionnellement enseignées par les pédagogues, n'apparaissent pas toujours respectées chez de nombreux auteurs qui constituent la référence de la littérature. On tendra également à n'utiliser chaque mot que dans sa première acception.
Les rayons matinaux qui flamboyaient aux cieux
Brillaient sur la maison qui semblait palpiter. À ÉVITER
La vie, c'est le bambin qui joue, qui sourit/ chante.
CONGRUENT
Il vit ainsi des lieux désolés, des champs qui partout s'étiolaient, des brûlis qui partout s'étendaient. CONGRUENT
Les jours de malheur et de bonheur. CONGRUENT
Il se souvint des jours de bonheur. À ÉVITER
Il but de l'eau du robinet. À ÉVITER



CONSÉQUENCES DE L'ÉCRITURE EUPHONIQUE
EN PROSE


Par suite de l'évitement des cacophonies, l'écriture euphonique apparaît évitemment plus fluide. L'étude statistique montre que le taux de rencontres consonantiques n'est pas modifié. Nous avons donc bien éliminé les cacophonies sans fondamentalement modifier le tonus propre à la langue.

En second lieu, les contraintes de l'écriture euphonique elles-mêmes, additionnées aux préconisations syntaxiques, aboutissent à diminuer la longueur des phrases, ce qui permet d'augmenter le taux de e post-accentuels ammuis (très écourtés, faiblement prononcés) au niveau d'une pause, une situation où ils créent au contraire, pensons-nous, un effet positif.

Pour terminer, l'augmentation spectaculaire des élisions (indispensables pour intégrer dans le flux les mots se terminant par un e post-accentuel) permet une concaténation organique du discours au lieu d'une suite de mots isolés, particularité très favorable à l'euphonie. L'exemple suivant (extrême pour la démonstration et pas obligatoirement souhaitable) le montre de manière saisissante:
Une image idoine en ma pupille apparut.

par comparaison à:
Des images agréables sur ma rétine surgirent.

Les liaisons contribuent également à cet effet de concaténation du discours en évitant les cacophonies vocaliques:
Des projets avortés nous menaient à la ruine.

par comparaison à:
Un aléa intrigant nous mena à la ruine.

Complément


RECHERCHE POSITIVE DE L’EUPHONIE

Si nous nous livrons à la suppression de toutes les cacophonies, nous obtenons un texte qui offre un certain degré d’euphonie qu’on pourrait qualifier de neutre. En effet, il résulte de l’exclusion de phonèmes et non pas d’un choix pertinent de phonèmes destinés à créer des effets phoniques spécifiques.

À partir d’un tel texte, il apparaît possible d’y introduire différentes qualités: souplesse, fluidité ou au contraire raucité.... en privilégiant l’emploi des phonèmes les plus pertinents à rendre l’effet désiré. La fluidité s’accorde à un contenu sémantique approprié (scène empreinte de grâce, sujets féminins, évocation du monde aquatique, de musique mélodique, scènes de tendresse, scène pastorale...). La rudesse s’accorde au contraire à un contenu sémantique plus heurté: action violente, colère, expression de désagrément... Plusieurs moyens peuvent concourir à réaliser ces expressions sans pour autant engendrer de cacophonies:

choix relatif aux sonorités internes des mots

On peut augmenter la fluidité du texte en privilégiant les mots dépourvus de syllabes bi ou triconsonantiques et l’on peut au contraire lui communiquer un caractère heurté en sélectionnant ces phonèmes. Certaines consonnes, dans les syllabes monoconsonantiques elles-mêmes favorisent la fluidité (n, m, v, d, g) par opposition à des syllabes plus dures (r, t, c, s, x). La voyelle i évoque la vivacité, la voyelle a évoque la sensualité... Par ailleurs, la longueur des mots intervient. Les mots longs favorisent le balancement langoureux alors que les mots courts favorisent le rythme saccadé.

Choix relatif au type d'interface

Il est possible d’augmenter la fluidité du texte et de permettre une articulation plus aboutie des termes dans le discours poétique en privilégiant les élisions, ce que permettent déjà les contraintes que nous avons formulées. L'idéal serait d'aboutir à un texte composé de successions consonne-voyelle.

Complément


DISCUSSION SUR LES CACOPHONIES AU NIVEAU HISTORIQUE

Très tôt les théoriciens, Malherbe, puis Boileau notamment, signalent l’inconvénient des cacophonies consonantiques au même titre que les cacophonies vocaliques. À l'époque, visiblement, le terme "cacophonie" désigne les cacophonies consonantiques et le terme hiatus les cacophonies vocaliques. Néanmoins, il apparaît que les classiques s'appuient sur une définition à notre avis très permissive des cacophonies. Au lieu de considérer comme définition les cas où une même consonne est présente dans les deux syllabes séparant deux mots consécutifs, ils considèrent uniquement les cas extrêmes où s'agrègent plusieurs cacophonies. D'autre part, les cacophonies consonantiques (même dans leur conception restrictive) ne nous paraissent pas avoir été l'objet d'une proscription aussi prononcée que les cacophonies vocaliques. La différence de sévérité à l'égard des unes par rapport aux autres peut surprendre.

Nous soupçonnons que l’importance des contraintes nécessaires à éviter les cacophonies consonantiques (se surajoutant à celles de la rime) a détourné les théoriciens autant que les praticiens de les proscrire alors que le bannissement des cacophonies vocaliques, moins fréquentes, demeurait possible (du moins, beaucoup plus).

Étonnante apparaît également chez les Classiques la considération selon laquelle l'élision du e - selon l'ancienne conception où il se prononçait - gommerait la cacophonie vocalique engendrée par la voyelle précédente, laquelle se prononce pourtant bien:

La chose convenue alors nous satisfait. (cacophonie u a)

Relativement peu suivie dans la réalité, la proscription des cacophonies vocaliques nous paraît relever plutôt d'une posture de rigueur que d'un véritable souci d'euphonie.


EUPHONIE, INSPIRATION ET TRAVAIL
LITTÉRAIRE


Le développement de cette analyse pourrait laisser penser jusqu’ici que l’euphonie résulte uniquement d’un travail littéraire (éviction des cacophonies, élaboration des homophonies positives), donc d’une opération consciente. Ce serait oublier l’importance de l’inspiration capable de fournir inconsciemment une matière textuelle dont le degré d’euphonie peut varier selon les auteurs, le moment, le type de texte... Sans oublier que l’euphonie au sens large se trouve initialement inscrite dans le tissu de la langue.

Les textes en prose d’un récit sont peu susceptibles d’avoir été corrigés par les auteurs dans le sens de l’euphonie, eu égard à la moindre importance de cet aspect dans ce genre littéraire. Ils peuvent donc être significatifs d’une propension naturelle des auteurs à satisfaire inconsciemment les conditions de l’euphonie.

Nous n'avons malheureusement pas de statistique très large concernant les auteurs. Néanmoins, pour 8 extraits d'auteurs, principalement du 19ème siècle, le coefficient de cacophonisme varie de 384 pour Les liaisons dangereuses de Laclos à 542 pour Angelot d'Anne-Marie Guyon. En poésie, la Henriade de Voltaire se détache avec un taux de cacophonisme très bas de 170 par rapport à tout autre auteur, notamment Rimbaud (457) pour son poème Ophélie.

Complément


LIMITES ET INTÉRÊT DE L'ÉCRITURE EUPHONIQUE

L'écriture euphonique ne se présente pas comme une vérité apodictique. Elle correspond à un choix esthétique parmi d'autres.

Elle crée une fluidité du discours qui peut être ressentie négativement comme un style lénifiant, quoique le taux de rencontres consonantiques, comme nous l'avons signalé, ne soit pas fondamentalement modifié. La tonicité du discours ou au contraire sa fluidité, peuvent entraîner chez le lecteur et l'auditeur, une euphorisation auriculaire spécifique, variable selon les personnes.

Il apparaît cependant possible, pensons-nous, de sensibiliser les auditeurs et lecteurs à discriminer auditivement les textes qu'ils entendent ou lisent. L'habitude de l'écriture euphonique rend vite les cacophonies, et même les e post-accentuels en prose, intolérables.

La notion d'euphonie est relative. Elle est inséparable de l'écosystème phonique propre à une langue. Des rencontres consonantiques quasiment imprononçables dans une langue romane n'auront aucun caractère négatif dans une langue slave et seront même esthétiquement positives.

La recherche d'euphonie s'inscrit néanmoins dans le cadre d'une recherche historique dont témoignent aussi bien Aristote dans l'Antiquité qu'alfred Baudrillart au 20e siècle en passant par Bossuet, Jean Quillien... Elle explique également de nombreuses conformations propres à certaines langues, par exemple en grec ancien les élisions, les formes contractes (fusion de 2 voyelles terminales), les crases (fusion de mots au niveau d'une interface vocalique), modifications de consonnes, d'accentuation...

La notion de cacophonie, avons-nous dit, est très subjective, cependant, en dehors de toute considération esthétique, l'euphonie est consécutive de la facilité élocutoire, de nature kinesthésique, notion objectivable.

En dernier lieu, les contraintes, indépendamment même du plan phonique, peuvent entraîner un effet secondaire oulipien, susceptible d'enrichir le vocabulaire et de créer des effets littéraires.

Complément


NOUVEAUX ÉLÉMENTS APPORTÉS PAR LE CONCEPT D'ÉCRITURE EUPHONIQUE?

Dans le domaine poétique, l'écriture euphonique n'apporte pas véritablement d'élément nouveau, sinon une meilleure adéquation avec les règles qui figuraient déjà dans l'Art poétique de Boileau. L'utilisation de signes inhabituels (mais tous préexistants) dans le cadre de l'écriture courante n'est qu'une pure question de forme.

Quant à l'écriture euphonique en prose, elle peut s'interpréter comme une adaptation à la prose de certaines règles essentielles de la poésie classique (prononciation de toutes les liaisons, limitation des e post-accentuels, évitement des cacophonies...), de sorte qu'il n'y a rien de fondamentalement nouveau non plus. Toutefois, cette application a nécessité l'adoption de signes différents pour indiquer au niveau des charnières syntaxiques, d'une part, les inflexions vocales sans pause, d'autre part, les inflexions vocales avec pause, cela par l'utilisation des mêmes signes préexistants sans changer leur signification.

L'on pourrait donc présenter l'écriture euphonique comme un essai de synthèse, d'approfondissement, voire, ce qui est san doute plus ambitieux, un aboutissement. Il faut certainement la considérer beaucoup plus comme une sensibilisation et une invitation à une écriture plus soucieuse d'esthétique littéraire.


EXEMPLES EN PROSE ET EN POÉSIE

Nous terminerons en proposant un exemple en prose et en poésie (déclamation: Josyane Moral-Robin):

Extrait: Rêves d'hiver (Claude Fernandez)



Du grand vestibule où nous étions parvenus, sans frayeur' Natalia m’entraîna dans un escalier vertigineux. Les degrés interminablement s'engouffraient jusqu’au tréfonds du manoir. Je ne pourrais définir mon état psychique. Je me sentais privé de la moindre initiative. Nous étions silencieux. La descente au fil des paliers' degrés, se prolongeait' se précipitait. Souplement' agilement, les mouvements déliés de Natalia s’enchaînaient. Mon corps maladroit s’embarrassait. J’avais peine à la suivre. Sa chevelure ondoyait comme un halo de lumière entourant sa tête. Nous atteignions le dernier niveau. Mon guide alors se figea. Devant nous se dressait la porte aboutissant à la cave. Malgré sa dimension modeste' on l’imaginait d'une épaisseur énorme. Notre effort conjugué parvint à la pousser. Froid' noir' un béant espace apparut.


Extrait: Galswinthe (Claude Fernandez)



Point de culture ici" point de clerc' de poète
Point d’échange érudit" pour cette cour ignare
Point de raffinement" en ce milieu barbare
Point de respect' d’urbanité' civilité
Point de courtoisie' galanterie' baise-main.
La guerre uniquement" sans répit' sans repos
La guerre' odieux fléau" dessein' finalité.
N’est-il point une place" entre Mars et Yaveh?
Guisarme et goupillon" gouvernent les humains.
Le grossier réalisme" et le dur mysticisme
Contraignent féodaux" enchaînent hobereaux.
Dans cet opaque mur" n’est-il point d’ébrasure
Dans cette obscurité" n’est-il une trouée
Pour le chaste agrément" la beauté' l’ornement?
Las' je pleure ô je pleure" en ce pays morose.
Depuis des jours mes yeux" n’ont cessé de pleurer
Ma voix depuis des mois" n’a cessé d’implorer.


ÉCRITURE EUPHONIQUE PLAN GÉNÉRAL