LE TRIOMPHE DE LA PEINTURE MODERNE

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant l’évolution de la Peinture moderne depuis les Impressionnistes jusqu’à la peinture abstraite: symbolisme, cubisme, surréalisme, abstraction lyrique, géométrisme, pop art...


«Scandale' horreur' blasphème" à l’Art' à la Beauté.
Ces voyous' ces pestiférés' dégénérés
Voudraient-ils égaler" Poussin' Velasquez' Ingres?»
«Ces risibles tableaux" ne sont-ils pas des croûtes
Naïfs dessins d’enfants" barbouillis d’aliénés?»
Salon des Refusés. L’académisme étroit
Devant la nouveauté" se rebiffe et résiste.
Révélation' Renoir" Monet' «La Grenouillère»
D’une guinguette éclot" une révolution.
«Fuyons l’atelier sombre" et les mornes études
Le musée poussiéreux" et les tristes cimaises.
La Muse nous invite" au sein de la Nature»
La scène est vie' mouvement' spontanéité.
Les gris sont prohibés" et la couleur jaillit.
Les taches séparées" dans la vision fusionnent.
La juxtaposition" crée les tons secondaires.
Chez Nadar on expose" un lever de soleil.
Voici l’aurore enfin" de la modernité.
Le Ragnarök suprême" emporte l’Ancien Monde.
L’école impressionniste" unit les créateurs
Puis chacun séparé" va selon son destin.

Monet' lumière' éclat" pur éblouissement.
Le rayon foudroyant" traverse la peinture.
Saisir' fixer' traquer" infimes variations
Le matin' Notre-Dame" et le soir Notre-Dame.
Notre-Dame identique" au long de la journée.
La couleur abolit" contour' forme' apparence.
Les nymphéas' reflets" végétale expansion
Couvrant' masquant le sol" enveloppant l’espace
Débordant l’horizon" resserrant l’étendue
Plein aboutissement" sans borne et sans limite.

Renoir' sensualité" filochage et tachisme.
Splendides carnations" chairs épanouies' rêvées.
Son délicat pinceau" caresse les modèles
S’étale sur les reins" les ventres et les seins.
La robustesse crée" l’érotisme primaire
L’adiposité crée" la générosité.

«Le Déjeuner sur l’herbe» ignominie" débauche.
L’antique bacchanale" est scène quotidienne.
La bourgeoise est Vénus" le bourgeois Adonis
Que ne vêt le drapé" mais pantalon vulgaire.

Degas sulfureux peint" sujets triviaux' scabreux.
L’inconvenant Degas" réunit' superpose
Trognes des musiciens" jambes des ballerines.
Le sadique Degas" se complait à montrer
Cavaliers ajustant" flèches sur jouvencelles.

Monet' Cézanne' opposés' divergents' contraires.
L’un est humidité" quand l’autre est sécheresse
L’un est vie' mouvement' l’autre immobilité.
Cézanne l’architecte" agence des volumes
Sans burin ni marteau" sculpte ombres et lumières
Fige par son pinceau" modulations fuyantes
Restitue la valeur" de l’univers tangible
Stabilise la forme" évanescente et floue.

Seurat" «La Grande Jatte» infime pointillisme.
Dans ses retranchements" se meurt l’impressionnisme.

Gauguin" peintre maudit. Le démon dans la toile.
Sur la bretonne friche" un diable est camouflé.
Pont-Aven' le moulin" rendez-vous de sabbat.
L’arbre est indigo' l’eau grenat' le Christ est jaune.

Van Gogh' souffrance aiguë" déformant les objets.
Symbolisme' infini' bleu' jaune' amour' tendresse.
L’univers du martyr" lit' parquet' chaise en paille
S’alourdissent d’un sens" mystérieux' douloureux.
Gauguin' Van Gogh' le choc" tortionnaire et victime
Folie' Vincent' horreur" a coupé son oreille.
Vincent mal-aimé' rejeté' Vincent haï.
Le peintre à la dérive" esprit inconvenant
Que la société nie" réaliste et sordide
La conscience impossible" au milieu de la meute
C’est l’artiste incompris" supplicié' crucifié.

*

Mais voici que survient" le bouleversement
Le séïsme ruinant" l’art plurimillénaire.
L’Espagnol véhément" venu de Malaga
Défie le classicisme" en fondant le cubisme.
Nul concept ne résiste" à son assaut fougueux.
Sans remords il fusionne" entités ennemies
La statuette africaine" à l’esthétique grecque.
La nymphe du futur" est fille avignonnaise.
Bouche' œil' joue' front' pied' sein" plus rien ne satisfait
La représentation" fidèle et véridique.
L’objet se décompose" en facettes multiples.
Journal' vieux marc' pipe et chaise cannée' carafe...
Jeu de massacre pur" délibéré' subtil
Cynisme intentionnel" provocation gratuite.
Voici Gertrude Stein" au teint fuligineux
Khanweiler amoché" brisé' défiguré.
Picasso' le mythe vivant' le héros' dieu.
Mais comment évoquer ce génie" ce géant?
Mais comment l’approcher" le juger' l’évaluer?
Mais comment suggérer" ce monument' ce roc?
Mais comment définir" ce créateur prodige?
Mais comment le traquer" déjouer ses pudeurs?
Quelle exégèse' analyse' étude' examen
Pourrait le dénuder" pourrait le dévoiler?
Pourrait-on pénétrer" cet ombrageux artiste
Fouiller' sonder' scruter" cet océan' ce gouffre
Disséquer cet esprit" en sa complexité?
Picasso mont' Picasso forêt' puits' dédale
Sujet' reflet et miroir" poignard et chair vive.
Picasso taureau' matador' Picasso monstre
Picasso cruel' Picasso Christ' Picasso
Que la danseuse Olga" soumet et martyrise.
Guernica' protestation' cri muet' appel.
Minotauromachie" la nymphe et le satyre
Vision cauchemardesque" et galerie d’horreurs
Le macabre esthétisme" et la pornographie
Jusqu’aux tréfonds plongeant" dans la putride vase
De l’inconscient humain" du reptilien cerveau.
L’artiste universel" n’est-il pas la fusion
N’est-il pas réunion" du Sud avec le Nord
La synthèse aboutie" de l’art occidental
Hollandais réalisme" idéalisme grec?
N’additionne-t-il pas" dans sa palette fauve
L’expression germanique" et l’italienne grâce
Le caprice inventif" de l’école française
L’exubérant excès" de l’école espagnole.

Mais voici face à lui" son pôle négatif
Picasso' Matisse" amis vrais' faux ennemis
Le volcan bouillonnant" la banquise figée.

Matisse' ondulation" givrante et pétrifiante
La froideur induisant" clarté' soleil' rayon.
Les Nus bleus sont rythmés" par de blancs interstices.
Lisse harmonie' glaçante" exsangue' acidulée.
Visages verts et pers" fond rouge et nappe rouge.
L’insensible impression" dévitalisée
D’un flot pur cascadant" sur une céramique.

*

Dans le Bateau-Lavoir" nouvelle Académie
Se trouvent réunies" sommités artistiques.

Tout ce que peut offrir" de plus génial' sublime
La civilisation" depuis Phidias' Rembrandt
S’élabore en ce lieu" misérable et ruiné
Dans ce baraquement" insalubre et malsain
Là' méprisant confort" commodité commune
Le bohème préfère" aux somptueux manoirs
Le fruste galetas" sous l’appentis modique.
Dans l’exiguë mansarde" il rêve et s’enflamme.
Par l’étroite verrière" il voit sa Babylone.
Pour lui sa blanchisseuse" est divine Aspasie.
Mendiante s’éprenant" d’amour et de licence
L’inspiration fugace" en un palais s’étiole
Se fortifie d’excès" revit de privations.

Montmartre alors devient" la nordique Florence
L’artistique foyer" éclipsant la Toscane
Berceau du renouveau" Renaissance moderne.
L’Arno s’est élargi" pour devenir la Seine.
Montmartre et ses poulbots" ses titis larmoyants
Ses marmousets' marmots" traînant au long des rues
Leur manteau reprisé" leurs godillots troués.
C’est Paname éternel" c’est Paname éphémère
Ville des plâtriers" ville des saltimbanques
Du caf’ conc' French cancan" des Gaietés Parisiennes
Ville de Saint Denis" et ville des grisettes.
Cité chère à Gavroche" effronté' malicieux.
La Butte est Golgotha" pour l’Aréopagyte.
Rue Lepic' Le Chat Noir' Moulin de la Galette
Place Goudeau' rue Girardon' place du Tertre
La rue du Mont-Cenis' Sacré-cœur' Moulin Rouge.
Les murets décrépits" et les perrons moussus.
La vigne encor mûrit" devant la rue Cortot.
L’on entend résonner" sur les bancs de bois verts
Le cylindre tournant" d’une boîte à musique
Désuète poésie" d’un suranné passé.
Paris gouailleur' Paris moqueur' Paris canaille
Paris poisse et trivial" Paris' Paris-campagne.
Dans ce vieillot quartier" explose l’avenir
Van dongen' Juan Gris' Jacob' Mac Orlan' Cocteau.
L’Atelier de Renoir" au château des Brouillards.
C’est là qu’on festoya" pour le naïf Douanier.
Parmi les prostituées" parmi les Élégantes
C’est là que s’est complu" ce nabot débauché
Toulouse-Lautrec' ce mondain' galant déchu
Pilier des cabarets" fervent de la Goulue
Cachant son désespoir" sous les strass illusoires.
Dans les rues l’on peut voir" le morose Utrillo.
C’est l’enfant des faubourgs" l’amoureux des pavés
Car il n’aime prairies" ni bosquets' ni forêts
Mais la morne façade" aux volets écaillés.
Pour lui' bucolique urbain' citadin champêtre
Les poteaux sont des troncs" le macadam alpage
L’automobile est char" les venelles sont laizes
Car son pinceau décrit" sa villageoise églogue.
C’est là qu’on voit aussi" le bel Amadeo.
Modigliani' l’écorché vif' le paria.
Sa vie dissipée' drogue' alcool' peinture et filles
L’Italien n’oublie pas" l’esthétique latine
L’Italien n’oublie pas" la sculpture hellénique.
Supprimant la rupture" il peint en formes courbes
Ses vierges au long cou" ses timides madones
Tristes et ingénues" saintes et érotiques.
Voici Jeanne Hébuterne" Aphrodite et Marie.
Galerie Berthe-Weil" atteinte à la pudeur.
Nudité' nudité" le nu' l’indécent nu.
Dans ce monde animé" par la virilité
Modigliani répand" l’affection féminine
La précieuse élégance" et le raffinement.
Dans ce rude univers" ignorant distinction
N’est-il aristocrate" exécrant populisme?

*

Kandinsky' géométrisme' esthétisme pur.
La représentation" du Réel s’affranchit
Nie la nécessité" de la figuration.
L’abstraction naît. Pour l’Art" c’est un nouveau printemps.
Composition huit' Improvisation' ’Croix Blanche
Dessin net' appliqué" disques et demi-droites
Que magiquement nimbe" une lueur diffuse.

Toujours moins' toujours moins' la soif de l’absolu
Sonia Delaunay" Mondrian. Minimalisme.
Schématiques vitraux" cloisonnement succinct
Dépouillement' jusqu’au néant' jusqu’à l’extrême.
Planéité' Black Painting' Stella' non couleur.

Victor Vasarely" vibration photonique
Le galet de Belle-Isle" est primaire ovoïde
La vague redevient" le rythme élémentaire.
L’esthétique élimine" erreur' imperfection
Reléguant au passé" l’art ancien des pigments.
La nuance devient" la gamme chromatique.
Voici le chevalet" obsolète' archaïque
La forme nue s’impose" ignorant les saillies.
Le prototype crée" d’innombrables répliques
L’unicité s’épuise" en multiplicités.
L’art cinétique règne" inhumain' rigoureux.
La vue brouillée se perd" en cette grille optique.
L’esprit submergé plonge" en cet illusionnisme.
La scientificité" la moderne industrie
Spécifient stylistique" et façonnent l’objet.
Quels autres matériaux" qu’aluminium et verre
Pouvaient mieux convenir" à l’œuvre futuriste?

Miro' noir firmament" où brillent des lunules.
Boulets et pointillés" que des câbles unissent.
«L’Intérieur hollandais» fantastique demeure.

Plasticien musicien" mélodiste graphique
Matthieu' gestualité" calligraphie lyrique.

Tanguy' nausée' doux vertige' hallucination
Tanguy' rêve angoissant" vertigineux et vague.

Quand la sainte ferveur" devient même effrayante
Rouault' la Foi' sublime" entière' indivisible.

De Chirico' le peintre" est métaphysicien.
Schopenhauer et Nietzsche" en formes et couleurs.
C’est la philosophie" devenue sensation.
La pénombre est Erreur" le rayon Vérité
Le mur est obsession" le train' secret désir
La cheminée paraît" muette aspiration.
Villes abandonnées" monuments désertés
Que hantent mannequins" automates figés.
Que peut bien nous cacher" cette opaque paroi?
Quelle idée' pur concept" évoque en nous ce gant?

*

Puis le surréalisme" ignorant bienséance
Finit de balayer" l’assujétissement
Qui liait la peinture" à l’ancien esthétisme.
Voici Dali' tapageur' clown' bonimenteur.
N’est-ce Avila Dollar" sous l’artiste caché?
Dali' faux camelot" véritable génie.
Dali' pitre sérieux" bouffon lissant trop bien
Ses favoris cirés" dans le sirop de figues.
L’art est spectacle absurde" et numéro de cirque.
Paranoïa' délire" onirique vertige
Phantasmes lancinants" de l’inconscient freudien.
Montre molle et fourmis" flamboyante girafe
La fontaine-piano" des angoisses liquides
Coule dans la campagne" irréelle' obsédante.
Ruines à l’horizon" combiné dans un plat
Béquilles soutenant" un crâne hydrocéphale
Putréfactions' coprophilie' déliquescences
Voici Gala déesse" en mode pompiériste.

Surréalisme' explosion' choc' déflagration
Bombe dynamitant" les dogmes dépassés.
Liberté' liberté" par l’imagination.
Marcel Duchamp présente" horreur' sa pissotière
La Joconde affublée" de grotesques moustaches.
Blasphème à la Beauté" sommet de la Beauté?
Madame Récamier" vue par l’œil de Magritte
Se change en un cercueil" plié cyniquement.
La roue de bicyclette" est lyrique motif.
L’objet trivial' usuel" ne devient-il une œuvre
Quand il est projeté" sur le champ de conscience?
Le cadre n’est-il pas" la symbolique frontière
Muraille d’un kremlin" téménos invisible
Délimitant pour nous" le pictural espace?
Résides-tu' génie" dans la toile ou dans l’œil?
N’est-ce pas le regard" qui seul crée le sublime?
Le message moderne" en son essence même
N’est-il déconstruction" défi' provocation?

*

Qu’aurait dit Velasquez" devant «La Joie de vivre»?
Qu’eût dit Boucher devant «Le Déjeuner sur l’herbe»?
Qu’aurait pensé Vermeer" découvrant Mondrian?
Qu’eût pensé Panini" contemplant Chirico?
Vinci n’eût approuvé" cette LHOOQ.
Goya n’eût apprécié" la morose Olympia
Rembrandt eût condamné «Paris par la fenêtre»
Pareillement Rubens' Titien' Botticelli
S’ils voyaient' suspendues" les vacuités achromes
De l’abstraction lyrique" et du minimalisme.
Tintoret cependant" n’eût dédaigné «Le Cri»
Bosch n’aurait pas renié" Magritte' Ernst' Picasso
De même Arcimboldo" n’eût pas blâmé Duchamp.
Pop art" est-ce bien l’Art? N’est-ce une duperie?
L’Art ne se commet-il" en vulgaire effusion?
L’Art ne se complait-il" en démagogie pure?
L’Art ne se réduit-il" ne s’annihile-t-il
Dans le succédané" dans la consommation?
N’exprimerait-il pas" sa propre négation?
Voici Warhol' gérant" de fashion et drugstore
Publicitaire ignare" étalagiste inculte
Coca-Cola' Campbell' Tomato soup' Funky.
Stars décolorisées" teintes artificielles
Marilyn Monroe" la nouvelle Vénus
Mais l’hyperréalisme" et le matérialisme
Ne sont-ils pas outrage" insulte à la Beauté?
La représentation" meurt dans la dérision
La représentation" périt en déraison.

La Saga de l’Univers - Claude Fernandez - Éditions Sol’Air - © Éditions Sol’Air - 2007