LE TRIOMPHE DE LA MUSIQUE

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant l’Histoire de la musique classique depuis son avènement au 17e siècle jusqu’à la période moderne.


Musica.' Si n’étaient" les belles mélodies
Vaudrait-il uniment" de subir notre vie?
Musica.' Vaudrait-il" âprement de souffrir
Si l’on n’écoutait pas" de belles harmonies?
Musica' musica" musica' musica.

La voici qui paraît" lumineuse et radieuse.
La voici qui s’élève" oiseau miraculeux
De la rigide cage" aux barreaux tortueux.
La voici qui surgit" de la gangue étouffante
Qui secoue l’étroit joug" des pratiques figées.
La voilà desserrant" le carcan rigoureux
De l’aride plain-chant" du contrepoint confus.
Voici Monteverdi" ce primordial génie
Dépoussiérant le style" issu des habitudes.
La simple monodie" rompt la complication
De la polyphonie" monotone' insipide
L’ancien art compassé" des vieux madrigalistes.
Premier opéra' l’Orfeo' premier chef-d’œuvre.

C’est alors que s’impose" un nouveau phénomène
La tonalité' mystère' énigme insoluble.
Zarlino' Valloti' Riemann' Helmholtz' Mersenne
Vainement les savants" penchent leurs puissants fronts
Pour observer' étudier' fouiller' déchiffrer
Cet alphabet restreint" par tons et demi-tons
Spécifiant les accords" les modes et degrés
Bémol' dièse et beccare' altérations du son
Le majeur' le mineur" et la note sensible
Divisant en comas" l’échelle des hauteurs
Montrant le balancier" tonique dominante...
Ni règles et ni lois" n’expliqueront jamais
Le charme d’un chant pur" touchant le mélomane.
Le docteur ne comprend" l’inexplicable sens
Que saisit le profane" ignorant l’harmonie.
Musique' abstrait langage" unique' universel
Que ne lie nul concept" nul objet matériel.
Que peut donc signifier" ce discours sans grammaire
Dont le physique verbe" et potentiel vocable
Sont une onde variable" et partiels volatils?
Comment cette série" de simples compressions
Parvient-elle à ravir" notre âme subjuguée?
Comment ces vibrations" peuvent communiquer
La souffrance et l’amour" la tristesse et la joie?
N’est-il paradoxal" d'aisément la comprendre
Mais de ne pas savoir" ce que nous comprenons?

*

Sonate et symphonie" concerto' passacaille
Remplacent les canons" ricercaris et fugues.
La musique baroque" en Europe triomphe.
La musique baroque" inventive' égayante.
La musique baroque" assommante' ennuyeuse
Traîne comme un boulet" sa basse continue
Répète sans répit" les mêmes procédés.
Mais voici l’instrument" qui va revigorer
La vénérable dame" à la poussive allure.
Méprisé' relégué" par la viole de gambe
Le violon se distingue" atteint le firmament.
Le voici dominant" la famille des cordes
Le violoncelle froid" sérieux' académique
La contrebasse rude" au son rugueux' rustique
L’instrument favori" qu’aimait Dragonetti
L’intermédiaire alto" le médium ambigu
L’androgyne fusion" fascinante' équivoque.
Puis le violon s’envole" et devient le soliste.

Venise' harmonie fluide" éphémère' inconstante
La changeante impression" des calli' canali
Venise' ô Venise' image' incertain reflet
Songe évanescent' troublant' Venise' ô' Venise.
La Giudecca' la Pieta' Rio della Paglia
San Marco' San Giorgio Maggiore' San Rocco
Poésie' poésie" vibrante et lénifiante.
Balancement fugace" aquatique magie
Comme un solo rêveur" insinuant' pénétrant.
La Piazetta' La Fenice' San Angelo.
Vivaldi' l’imprésario débauché' pressé
Le faux prêtre amoureux" de belles sopranos
Vivaldi' le génie' le suprême génie.
La musique est lumière" étincelant' fusant
La musique est rayon" s’irradiant' jaillissant.
Vivaldi' spontanéité' rapidité
Les Quatre Saisons' faîte" apogée' summum' cime.
Pourrait-on concevoir" plus synthétique ouvrage
Poème symphonique" et musique à programme
Qui fût en même temps" concertante' orchestrale
Qui préfigurât mieux" les harmonies futures
Qui fût moderne' expressionniste' impressionniste
Qui' simultanément" fût classique et baroque
Descriptive' extérieure" intérieure et secrète?
Fût-il jamais créée" d’œuvre plus aboutie
Plus intense et mûrie" plus ardente et brillante
Qui mieux pût exprimer" tristesse et joie' vie' mort
L’existentielle angoisse" au fond de nous tapie?
Fût-il œuvre obtenant" une aussi large audience
Chez le public choisi" de l’aristocratie
Qui malgré le rejet" survécut' resurgit?
Pût-on fournir un jour" de meilleur témoignage
De ce dont fut capable" humaine intelligence?

Puis voilà Tartini' Locatelli' Viotti
Le violon s’enrichit" le violon s’amplifie.
Pourrait-on plus encor" magnifier l’art des sons?
Pourrait-on plus encor" tirer de cet archet
De ce manche en érable" et de ces quatre cordes?

Voilà Paganini' l’ange noir' le démon
Comme Faust n’a-t-il pas" vendu son âme au diable?
N’est-il Satan lui-même" incarnation chtonienne?
Sa face au teint blafard" ses cheveux ténébreux
Son étique silhouette" au visage émacié
Ne lui donnent-ils pas" l’apparence d’un spectre?
N’apprit-il pas son art" au fond d’une prison?
D’où sortit ce prodige" énigme inconcevable?
Paganini' cyclone' ouragan' météore
Qui traverse les cieux" du monde musical.
N’est-il en même temps" l’homme et son instrument
Tels unique entité" vivante et fonctionnelle?
Thème dubbia corda' vivace' staccato
Thème una corda' moderato' legato...
Le tissu motivique" est brisé' transformé.
L’œuvre est désagrégée" dans sa trame organique.
C’est l’incrédulité" c’est l’incompréhension.
Goethe ainsi que Schumann" sont ravis' ébahis.
Parmi les spectateurs" aux pieds de ce génie
Se trouvait un Hongrois" déclarant' téméraire
«Ce que tu fis' Génois" je le surpasserai»

La virtuosité" ce lyrique sommet
Qu’atteint le musicien" par l’Idéal saisi
Tel un svelte alpiniste" à l’assaut d’un piton.
Là' son esprit se meut" dans la sublimité
Comme un oiseau planant" sur les hauteurs inouïes.
La virtuosité" vertige éblouissant
La virtuosité" fard' paillette et bluette
La virtuosité" faux-semblant et mensonge...
Polémique et rejet." Contestation' procès.
L’intellectuel envieux" se hérisse et condamne
Fustige l’acrobate" agile' insignifiant
Trompeur illusionniste" acclamé par la foule.
Voici que la critique" et l’historiographie
Jettent pour l’avenir" un jaloux anathème
Sur l’odieux funambule" inconséquent et vain.
L’Intellectuel fermé" l’Intellectuel figé
L’Intellectuel verbeux" l’Intellectuel austère
L’Intellectuel hargneux" l’Intellectuel grincheux
L’Intellectuel imbu" fallacieux mélomane
Méprise mélodie" se pique d’harmonie
Condamne la beauté" la sensibilité.
C’est l’homme qui se croît" supérieur' infaillible
Qui désire éduquer" le public ignorant
Qui prône la rigueur" la fausse profondeur
Qui promeut le médiocre" et décrie le génie.

*

Vienne' ancienne cité" cœur de la vieille Europe.
Schönnbrunn et son bassin" Schönnbrunn' ses boulingrins.
La colonne historiée" flanquant la Karlskirche
Vienne imitant Versaille" et Vienne imitant Rome.
La Griechisches Kirche" byzantine copie.
Votivkirche' plagiat" de Cologne aux cinq nefs.
Vienne qui rit' qui s’ébaudit' Vienne qui meurt.
la Pestsäule reluit" près du Bundesgarten.
Vienne qui s’émoustille" au fond des Heuringen
Fêtant le vin nouveau" de Grinzing et Nussberg.
La Vienne du clinquant" masquant la tragédie.
Goethe sous la ramée" songe éternellement.
Stadtpark immortalise" au milieu des érables
Johann Strauss acclamé" Schubert abandonné.
Kaisergruft' Panthéon" la moderne hypogée
Sissi' François Joseph" et l’archiduc Rodolphe
Dans le marbre figés" sereinement reposent.
Vienne mélancolique" et Vienne écervelée.
Vienne qui se détruit" s’invente et se construit.
C’est là que Sigmund Freud" pénétra l’inconscient.
Vienne superficielle" au Kursalon valsant
Ville du nihilisme" et du négationnisme
Vienne où déjà fermente" où mûrit' s’élabore
La désintégration" du sens et de l’Histoire.
Vienne cosmopolite" et Vienne provinciale
Germanique et latine" en même temps que slave
La traditionaliste" et moderniste ville.
Vienne' ô Vienne' impalpable' improbable' introuvable
Contrefaçon' pastiche" antique et médiéval.
Cité-chimère' ô Vienne" où s’épanche ton âme?
Ton suprême génie" volatil' ne se trouve
Ni sculpté sur la pierre" ou moulé dans le stuc
Ni dans les manuscrits" des penseurs' des lettrés
Non plus dans le Trésor" de la pinacothèque
Ni dans le Museum" ni dans la Schatzkammer
Ni sur Danaustadt" ni sur Michaelerplatz
Dans l’opulent Hofburg" ou la Peterskirche
Ton génie ce ne sont" ni Beaux-Arts' Belles-Lettres
Mais la déclamation" des lyriques tirades
Le retentissement" des orchestrales salves
Dans le Burgtheater" le Wiener Staatoper
Dans le Musikverein" dans la Kammeroper.

C’est le Conservatoire" où solfégie l’Europe.
Les Italiens sont rois" mais l’on y voit aussi
Hongrois comme Espagnols" Tchèques près d'Allemands.
C’est là que rêva Brahms" là que vécut Bruckner
Là que souffrit Schubert" que brilla Dittersdorf
Que se fit applaudir" Clémenti virtuose
Là que fut consacré" le géant Salieri
Que triompha Sarti" puis Martin y Soler.
C’est là que Diabelli" créa les Sérénades.
Là s’illustra Mozart" que Léopold son père
Dans les cours va traîner" comme un chien musicien.
Mozart' enfant du cru" petit parmi les grands.
Le prodige admiré" par les rois et les princes
Qui devient maintenant" compositeur mature
N’exerce nul attrait" sur les salons mondains.
Ne sera-t-il jamais" pour la postérité
Qu’un angelot joufflu" qu’un chérubin trop beau
Profil de Nymphenburg" motif en bonbonnière
Si bien emperruqué" si bien poudré' ganté?

La musique galante" émouvante' ingénue
La musique galante" horripilante et fade
Qui se complaît toujours" dans la satisfaction
Mais voici le titan" qui va la disloquer.
Beethoven' est-il nom" qui mieux peut évoquer
La puissance lyrique" et la pugnacité?
Splendeur' ampleur' théâtralité' pathétisme.
Firmament' océan" sont moins profonds' grandioses
Que le champ spirituel" où se meut sa pensée.
Quel esprit supérieur" pouvait mieux illustrer
Le génie musical" dans son essence propre?
Beethoven transcendé" qui lègue aux mélomanes
L’immense monument" de ses neuf symphonies.
Beethoven' mont' massif" topographie sonore
De gouffres ténébreux" et trouées lumineuses
Crêtes et canyons' pics' ravins' aplombs' falaises
Que soufflant' déboulant" furieusement traversent
Maelströms impétueux" et torrents écumeux.
Troisième symphonie" tragédie' choc vibrant.
Cinquième symphonie" combat' affrontement.
L’homme est vaincu' brisé' par le Destin fatal.
Sixième symphonie" fraîcheur' liesse' allégresse.
Neuvième symphonie" plénitude' équilibre.
L’Hymne à la Joie' radieux" fuse pour l’Avenir.
Beethoven conspue Vienne" et Vienne l’applaudit.
Beethoven maudit Vienne" et Vienne l’idolâtre.
Beethoven honnit Vienne" et pourtant reste à Vienne.
Beethoven' billet doux" confidence du cœur
Mais saura-t-on jamais" dissimulée' cachée
Qui fut cette égérie" cette Élise inconnue?
Traquerons-nous un jour" sous la pudeur enfouis
Les tendres sentiments" orages passionnés
Les mystérieux amours" penchants inavouables
Qui sans peine ont dompté" ce colérique lion
Relation platonique" ou l’assouvissement
D’une liaison charnelle" au fond d’une taverne?
Beethoven frappé' Beethoven aigri' blessé.
Le voici privé d’ouïe." Las" quelle infirmité
Peut aussi durement" toucher un musicien
L’atteindre en son orgueil" l’écraser' l’humilier?

Schwammerl' petit champignon' laid' myope' obèse
Débauché' délabré' syphilitique' ivrogne.
Le gnome repoussé" par la Belle Meunière
Se console en jouant" dans les tripots crasseux.
Douleur' intense douleur" pesante' opressante
Que les quatuors et lieds" amèrement expriment.
Währing' marbre écaillé" chrysanthèmes fanés
Deux contigus tombeaux" que les cyprès ombragent.
Franz Schubert incompris" de l’impavide Vienne
Dans le caveau rejoint" Beethoven triomphant.

*

L’orchestre' ensemble uni" hiérarchie naturelle
Produit' résultat' fruit" de vingt générations
Mille essais' mille tests" mille tâtonnements
De l’organologie" concevant' inventant.
Concert' moment d’exception' fusion' communion
Synthèse indissoluble" indissociable accord
Liant compositeur' et subtil interprète
Grâce à la partition' fidèle médiatrice.
Mais le public' seul juge" inflexible' intraitable
Délivrant à l’issue" le verdict imparable
Des sifflements rageurs" des applaudissements
Peut susciter un four" ou bien l'apothéose.

Les pupitres sont prêts" chaque instrument réglé.
Puis chacun se concentre" impassible et figé.
S’étouffant' s’atténuant" dans l’ombre s’évanouissent
Derniers chuchotements" derniers toussotements.
L’on sent une tension" poignante et saisissante.
Pas un bruit dans la salle" un absolu silence.
Méditation' recueillement.' Le chef attend.
C’est l’instant solennel" unique et pathétique.
C’est alors que s’élève" un chœur de chanterelles
Pareil au bruissement" d’un chêne sous la brise
Le soupir aérien" d’un ange s’éveillant.
Dans la fosse orchestrale" ainsi qu’un noir aven
Le célesta magique" égrène son mélisme
Semblable au chatoiement" d’argentines pépites.
Puis c’est le crescendo." Le voici lentement
Qui par degrés s’élève" augmente sa puissance.
Chaque registre alors" à son tour intervient
Les cordes et les bois" cuivres et percussions.
Le trombone surgit" de sa grondante voix
Le trombone profond" tonnant' tonitruant
Tel un rugissement" de fauve formidable.
C’est un cyclone' un typhon' c’est une tornade.
C’est un flot déchaîné" qui prend l’âme et l’entraîne.
Dans la mêlée furieuse" où tout jaillit' se fond
Le strident piccolo" s’égosille en hurlant.
De son éclat aigu" la trompette perçante
Jette au milieu du gouffre" une interjection vive.
La bucolique flûte" insinue son chant suave
Tandis que le hautbois" gémit de sa voix tendre.
Le basson nasillard" dans l’ombre submergé
De sa funèbre plainte" épanche un son lugubre.
Dans la profondeur noire" où sommeille l’instinct
La timbale accentue" son grondement sinistre
Pulvérisé d’un coup" par la vive explosion
Des cymbales jetant" leurs étincellements.
Puis tout soudain s’écroule" et tout s’anéantit
Se résorbe et s’éteint" par la résolution.
L’âme abattue' vaincue" s’afflige et s’apitoie.

Symphonie Fantastique" éveil et rêveries
La valse après le bal." Révélation' passion.
La Scène aux Champs.' Désir' désespoir' tentation.
Puis la Marche au Supplice" et la Nuit de Sabbat.
L’enjôleuse beauté" par les rets de son charme
Filtrant le poison lent" d’un amour impossible
Subjugue son amant" le réduit' le détruit.

*

De Naple une marée" sur l’Europe déferle
Prodiguant ses divas" castrats' sopranos' ténors.
L’opéra' curieux art" insolite et bâtard
Genre absurde et sublime" attrayant' fascinant
Draine du Sud au Nord" les foules enthousiastes
Sur les scènes répand" le tumultueux flot
Du bel canto' récitatif' arias et chœurs
Dans son clinquant décor" de poulies' d’accessoires
Châteaux' napés et diablotins' flots et bateaux.
L’effrontée cavatine" impudique s’étend.
L’on s’égaie' l’on s’ébroue" dans le fond des baignoires.
L’on donne rendez-vous" l’on boit' mange ou lutine.
Mais' surgissant' Wagner" balaie de son génie
Ce déliquescent reste" où l’opéra s’enlise.

Verdi le surpassant" reconstruit l’édifice.

*

Quel instrument nouveau" pâlirait le triomphe
Du victorieux violon" qu’assemblent patiemment
Les minutieux luthiers" dans la vieille Crémone
Les Stradivari' les Amati' Guarneri?
Mais voici le piano" soprano' ténor' basse
Dont les multiples voix" simulent un orchestre.
Le rejeton poussif" du clavecin grinçant
Timidement s’avance" au milieu de la scène
Puis bientôt s'améliore" amortit ses marteaux.
Le voici dominant" le voici reléguant
Ses concurrents vaincus" par son ubiquité.
Voici les chevaliers" du prince consacré
Tausig' Dreyschock' Heller" Herz' Kullak et d’Albert.
Mais voici Liszt' brillant' conquérant' tapageur
Qui soumet à son art" le prodigieux clavier.
Liszt' vivant souvenir" de la Hongrie lointaine
Le Carnaval de Pest" Rhapsodies' Mazeppa.
Chopin' génie sarmate" imprégné par le zal
Chopin' l’esthète pur" l’aristocrate pur
C’est l’artiste exigeant" que la Grâce éleva
C’est l’ange vulnérable" aux ailes prismatiques.
Le délicat poète" à l’âme nostalgique
Sous la vision d’armées" délivrant la Pologne
Meurt dans la consomption" d’une lente agonie.
Puis voici Scharwenka." C’est le roi des solistes
Qu’admire et qu’applaudit" la princesse de Wied.
L’exubérant Gottschalk" sous l’ombre des palmiers
Présente son concert" aux quarante pianos.

Changement de cap' tournant' l’Art s’est transformé.
L’Europe s’émancipe" au Sud' à l’Est' au Nord
Désavoue l’esthétique" italo-germanique.

Falla' voici l’Andalousie' chaleur torride.
Le bouillant Albeniz" évoque Albaïcin.
Renaissant ménestrel" d’une cour médiévale
Rodrigo' cet aveugle" offre une imagerie
Vibrante et colorée" palpable et chatoyante
Seguidillas' Aranjuez' Torre Bermeja
Flamboyante' ardente Espagne' âpre' Espagne' Espagne...
La Norvège' Halvorsen" fjords givrés' enneigés.
Norvège' ô Norvège' ô blancheur gelée' Norvège
Monotonie' tristesse" indicible' ineffable.
Nostalgie' nostalgie' songe ininterrompu.
Grieg' voici Peer Gynt' Ingrid' Solveig' la vieille Ase
La Danse d’Anitra" le Roi de la Montagne.
Finlandia' Finlandia" Sibelius' nouveau skalde
Qui ressuscite en sons" l’ancien Kalevala
Kullervo' Tapiola' Tuonela' Pojhola.
Sibelius' mouvement figé' temps pétrifié
Comme l’eau des glaciers" que l’embâcle retient.
La musique paraît" dans la mort s’engloutir.
Vitesse' ardeur' élan" des sudiques régions
Vers le septentrion" dans l’arythmie s’étirent.
Le radieux enjouement" devient mélancolie.
Ma Vlast' Vysehrad' Vltava' Sarka...' Smetana.
La Bohème affranchie' renaît' revit' s’affirme.
Dvorak' le Nouveau Monde" immense apothéose
N’est-ce une suggestion" de l’Ancien Continent?
Liang Shan-po' Tchou Ying-taï' les Papillons' la Chine
S’éveille incomparable" en ces pages sublimes.
Rimsky' le magicien" fait surgir de l’orchestre
Palais maure et génies" merveilles et miracles
Bylines oubliées" de l’antique Russie
Kiteje' Snegourotchka' Tsar Saltan' Sadko.

Souvenir d’un lieu cher." Ce digne professeur
Tout le jour composant" en sa datcha fermée
Veut ici préserver" totale intimité.
Sa porte n’est ouverte" à quiconque' à toute heure.
Quelle réalité" pourrait ainsi masquer
Le respectable aspect" de la stricte façade?
Pénétrons néanmoins" dans cette maison vide
Car l’ancien habitant" n’est plus de notre monde.
Le cœur de la Russie" ne frémit-il ici
Plus que dans le palais" de Tsarskoïe Sélo
Que dans la basilique" érigée par Ivan?
Souvenir d’un lieu cher." Dans la pièce un piano
Vitrine et rayons' armoire et bureau' couronnes
Reçois le témoignage" ô toi' notre modèle
De notre dévouement" de nos purs sentiments.
Rubans' photos jaunies" Vladimir' Nicolaï.
Dédicace' À notre dieu' notre unique dieu
Serguéi Ivanovitch" Anton Stepanovitch
Fedor Maximovitch" Anton Grigorievitch
Bien sûr' bien sûr' Ivanovna' bien sûr Alexander.
Kostia' bien sûr' bien sûr' Alexeï' Natalia
Modya' Modya' l’image aimée' honteuse image.
Lettre sur le bureau" Nadejda' ma très chère...
Souvenir d’un échec" d’un amour dérisoire.
Sans doute la dernière" ultime confession.
Las' vieux sentimental." Pauvre amant' confident.
Souvenir d’un lieu cher." Fouillis" bibliothèque.
Partitions' Dumka' Feuillet d’album' concertos
Nocturne et Polka' Rêverie' fantaisie' valses...
Voyons' scrutons' analysons' diagnostiquons.
Sensibilité' maladive' exacerbée.
Pathologie' nervosisme' hyperesthésie
Romantisme attardé" passéisme affecté
Pur conventionnalisme" et pur académisme.
Flagellation' contrition' remords' le cœur saigne.
Le voici devant nous" indécent' dénudé
Vieux pleurnichard.' Théâtralité' mièvrerie.
Que voulez-vous tirer" de ce fatras infâme?
Cette grandiloquence" à notre époque' enfin!
Constatez' comprenez" vous plaisantez j’espère.
Souvenir d’un lieu cher." Dehors" dans le jardin
Statue" plaque gravée." Le créateur veut-il
Fournir un testament" défendre une esthétique
De son art contesté" proposer exégèse?
J’écris de la musique" afin qu’elle console.
Souvenir d’un lieu cher." Puis les années s’écoulent.
Voici que rôde une ombre" à la tombée du jour.
Mais pourquoi peut venir" ce dandy moscovite
Chez l'ancien professeur" maintenant respecté?
Pourquoi voit-on souvent" ce jeune aristocrate?
Rumeurs' interrogations" ragots' allusions.
Réunions de famille" éviter le scandale
Nous devons à tout prix" éviter le scandale.
«Finissons' vous n’avez" nulle autre solution.
Vous avez bien compris." Nous attendons» Vieux lâche.

*

Lors voici qu’apparaît" de Saint-Germain-en-Laye
Debussy l’anarchiste" aristocrate fier
Dépensant' généreux" l’argent qu’il n’a gagné.
C’est le gourmet exquis" savourant harmonies
L’esthète raffiné" le compositeur peintre.
Pour que poignent en lui " dr musicaux tableaux
Son inspiration vague" au long du jour n'entend
Que le vent dans les rocs" le roulement des flots
Que l’écho d’une cloche" à travers la feuillée.
Sir Granville Bantock" le noble distingué
L’inventeur ingénieux" d’inouïes sonorités
Seul parcourt les Highlands" pour joindre l’Arcadie.
Cependant' Ravel' froid" guindé' cruel' cynique
Finit par s’enliser" dans la stérilité.

Mais voici le creuset" où sans discontinuer
Bout le subtil génie" résumant le grand siècle.
Saint-Saëns' Protée curieux" fantasque' énigmatique
L’esprit émancipé" frondeur et percutant
Qui bafoue tradition" purisme' académisme.
Le fougueux polémiste" offusquant et heurtant
Puise à tous les courants" à tous les mouvements.
Ne pourra-t-on jamais" décrypter sa nature
Déchiffrer cet esprit" cet insondable sphinx?
N’est-il expressionniste" ainsi que romantique?
Troisième symphonie" gâchis' chaos sublime.

*

Le Sacre du Printemps' Sifflets" tohu-bohu.
L’insolent créateur" le prétentieux hâbleur
Qui marche sur les pieds" des respectables dames
Se noie dans le marais" de ses contradictions.
Mais voici que s’avance" un audacieux prophète
«L’ancien art a vécu" place à l’art du futur.
Schöenberg' Webern et Berg" sont les nouveaux génies.
Le dodécaphonisme" est seule vérité
Le sérialisme est norme" et la seule esthétique»
Battage médiatique" auditions' recensions.
Le public ne répond" que par l’indifférence.
La théorie s’impose" au détriment de l’âme.
Voici le modernisme" exécré' détesté
Qui survit de scandale" à défaut de succès
Vit sous la perfusion" de subventions copieuses
Par la cooptation" le jugement des pairs.
La tutelle étatique" artificiel étai
Faussement lui procure" illusion d’exister.
Le commentaire abstrus" l’exégèse ampoulée
S’étalent sans mesure" intimidant' pédant
Pour compenser le vide" et le sens déficient.
La demoiselle âgée" poursuit le dernier train
Loue fort Stockhausen" Henry' Messiaen' Nono
Mais seule en son boudoir" écoute Scarlatti.
Né d’impulsion' d’émotion' de sensualité
L’art musical se meurt" de cérébralité.

*

La musicographie" n’est-ce un tissu d’erreurs
Factice construction" de l’idéologie
Que rectifie parfois" la musicologie?
Vivaldi sacrifié" par l’historiographie.
Bach' regrettable idole" à bout de bras portée.
Face à face voici" le présent' le passé
Pincherle rationnel" et Forkel sectateur.
Bach déjà reconnu" sans qu’il ne soit connu.
Bach enfin triomphant" devant les mélomanes
Grâce à la Toccata" par Kellner composée.
Bach le bon fonctionnaire" exact et pointilleux
Bach' mirage trompeur" Bach' chimère' illusion
Mythe préfabriqué" par l’intelligentsia
Plagiaire invétéré" des italiens chefs-d’œuvre
Qui même en sa contrée" n’avait pu s’imposer.
Lui' si traditionnel" est promu novateur.
Le Cantor besogneux" devient le Dieu suprême.

La musique' insondable" immense phénomène
Comment peut-on jauger" cet océan sans fond
Mesurer' calibrer" cette mer sans rivage?
Puis comment distinguer" le bon grain de l’ivraie
Du précieux manuscrit" le douteux apocryphe
La falsification" de l’authenticité
L’originalité" la pâle imitation?
Comment n’être abusé" par le strass' les paillettes
Comment n’être leurré" par la verroterie?
Comment exhumer' discerner' apercevoir
La merveille ignorée" sous la strate profonde
Le trésor inconnu" que la fange recouvre?
N’a-t-on pas relégué" dans l’ombre les génies
Que l’on a remplacés" par d’ennuyeux fantoches?
Bartok est encensé" Kodaly dénigré
Sait-on si le premier" prévaut sur le second?
Wagner fût-il fameux" sans le roi de Bavière?
Sgambati ne vaut-il" Mahler' Strauss' agrégés?
Briccialdi vaut-il moins" que le divin Mozart?
N’eût-on pas dévalué' Haydn' l’habile faquin
S’il n’avait tant puisé" chez Stamitz négligé?
Brahms vaut-il mieux que Raff" et Schumann que Littolf?
Plus que Prokofiev' Stravinsky' Roussel' Varèse
Kabalevsky n’a-t-il" mieux imprimé sa marque?
Chaminade Cécile" est-elle moins sublime
Que Berlioz ou Fauré" que Franck ou bien Duparc?
Vieuxtemps' Bottesini" Liu Shi-kun' Sarasate
N’ont-ils pas égalé" n’ont-ils pas dépassé
Mendelssohn' Haendel' Bruckner' Schubert' Telemann?
Ferdé Grofé' le chantre" issu des Amériques
Dans Mississipi' Niagara Falls' Grand canyon...
Simulant train' sirène" et galop d’un cheval
N’est-il impressionniste" et meilleur coloriste
Que Debussy médiocre" en son tableau marin.
S’il ne fût terrassé" par un létal microbe
Le prodige Arriaga" de l’Europe admiré
N’aurait-il effacé" l’éminent Beethoven?
Pourquoi tel Adagio" de l’époque moderne
Dût-il s’approprier" le nom d’Albinoni?
C’est ainsi qu’au zénith" apparut Giazotto.
Que de grands oubliés" quand si peu sont élus.
Que d’approximations" que d’erreurs' d’injustices.

La musique' insondable" immense phénomène
Connaîtrons-nous jamais" son ampleur' sa valeur?
Comment peut-on jauger" cet océan sans fond
Mesurer' calibrer" cette mer sans rivage?
Que de noms célébrés" que de noms occultés
Que d’œuvres glorifiées" que d’œuvres négligées.
Pleyel' Rachmaninov' Rameau' Cimarosa
Maria Szymanowska' Suk' Fanny Mendelssohn
Pugnani' Lalo' Mahler' Khatchaturian' Mertz
Couperin' Constantinescu' Dowland' Hubay
Giuliani' Glinka' Liapounov' Kalinnikov
Gyrowetz' Telemann' Turina' Vranicky
Lœillet' Lekeu' Janacek' Arenski' Lulli
Tausig' Albeniz' Lyatochynsky' Ponchielli
Peiko' Dittersdorf' Atterberg' Massenet...
Que de noms célébrés" que de noms occultés
Que d’œuvres glorifiées" que d’œuvres négligées.

Musica.' Si n’étaient" les belles mélodies
Vaudrait-il uniment" de subir notre vie?
Musica.' Vaudrait-il" âprement de souffrir
Si l’on n’écoutait pas" de belles harmonies?
Musica' musica" musica' musica.

La Saga de l’Univers - Claude Fernandez - Éditions Sol’Air - © Éditions Sol’Air - 2007