PRÉSENTATION DE L'OUVRAGE
LA TRACE SILENCIEUSE D'IRÈNE DUBŒUF

Présentation prononcée lors de la remise
du Prix Amélie Murat 2011 décernée à la poétesse

Comment évoquer La Trace silencieuse d'Irène Dubœuf: comment suggérer le contenu de ce discours intériorisé, de cet épanchement secret, si éloigné d'une confidentialité facile et commune?

À la lecture de ces vers, j'ai surtout ressenti une solitude qui évacue le vacarme du monde, la discordance des voix humaines pour créer un univers mental uniquement habité par les belles images de la poésie, une thébaïde où règne la sérénité. C'est une interpénétration, une correspondance entre les éléments concrets et abstraits, une fusion entre la perception primaire et l'intégration psychique, entre l'objet réel et la pensée abstraite, entre l'immédiat et le médiat.

Le plus admirable est peut-être cette transposition si naturelle, si congruente, si réussie, de la pensée en élément tangible. Admirable aussi cette aptitude à gommer toute brisure erratique qui pourrait anéantir l'harmonie poétique. La poésie est si fragile qu'il est difficile pour un poète de rester toujours sur les cimes éthérées. Un mot malencontreusement choisi, une idée malvenue ou exprimée d'une manière quelque peu disgracieuse suffit à contrarier le bel élan de l'inspiration. Ainsi l'oiseau mélodieux de la poésie vient s'échouer dans le marécage prosaïque du langage vulgaire. La poésie d'Irène Dubœuf évite avec bonheur cet écueil.

Que nous dit l'auteur dans ces vers, dans ces mots, entre ces vers, entre ces mots? Quelles idées, quelles pensées sont distillées dans l'anfractuosité du verbe, du syntagme? Difficile d'élucider ce message d'un vécu aux formes indéfinies, un message flouté, indécis, imprécis, évanoui. L'ineffable, l'inexprimable, l'inénarrable, l'indéfinissable. Le message d'une trace qui nous effleure au fil du vers, nous imprègne sans jamais s'inscrire dans la lumière crue d'une évidence, d'une violence, d'une brutalité qui l'aurait dissoute, qui l'aurait dissipée dans l'inconséquence. Une voix qui nous chuchote plus qu'elle nous parle, qui s'épanche a mezza-voce, une voix dont l'écho se perd en nous morendo poco a poco.

Néanmoins, pouvons-nous risquer d'en dégager un thème privilégié? Pour ma part, je retiendrais avant-tout celui du temps. Le temps, le temps omniprésent, le temps, cette réalité fugitive suspendue entre deux néants selon l'expression de Gaston Bachelard, le temps, cette dimension qui imprègne ici tout poème, le temps impassible, le temps nécessaire, le temps inéluctable: sabliers renversés, léthargie des jours, l'opaque léthargie des jours, l'heure qui sonne à la porte du soir, le temps trop lourd qu'il faut tuer, la conspiration hypocrite du temps... Mais aussi traversant cette dimension impalpable du temps, les multiples dimensions sensuelles du monde concret: le froid, la chaleur, l'eau, l'humidité, l'ombre, la lumière, le vent, la pluie, l'herbe. Et le silence, aboutissement de cette esthétique minimaliste qui, selon la théorie de Jean Palacio verrait la poésie évoluer vers la page blanche. Le silence, le silence, et la mort... qui avance à pas froissés.

Où se réfugie la poésie dans notre vie absorbée par le présent, sinon dans une déchirure du temps, une transition spatio-temporelle qui nous saisit pour nous plonger dans le gouffre du passé ou bien nous transporter sur les rivages ignorés du futur. Et je voudrais terminer par cette citation du poète Takis Sinopoulos qui me paraît particulièrement représenter la poésie d'Irène Dubœuf Le poème n'est jamais temps présent. Il n'est que passé ou futur. Il n'est que souvenir et attente.

CRITIQUE LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE