FRAGMENTS ET BRISURES

Textes courts

Claude Fernandez

Fragments et brisures - Claude Fernandez - © Claude Fernandez
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PRÉSENTATION


DIVAGATIONS MÉTAPHYSIQUES

ESTUDIANTINA

L'HOMME POLITIQUE

L'INCONNUE PLANÈTE

AU CAFÉ DE LA GARE

LE ROCHER

DANS LES RUES

AU CAFÉ CENTRAL

LA MONNAIE


DIVAGATIONS POÉTIQUES

RENCONTRE AU CAFÉ

RENCONTRE ALLÉGORIQUE

LA JOURNÉE PLUVIEUSE

BAIE SUR L'INFINI

PEINTURE NAÏVE

VISIONS D'AMÉRIQUE

PRINTEMPS RUSSE

SOIR D'AUTOMNE

UNE JEUNE PATINEUSE

PORTRAIT D'UNE JEUNE FILLE SUR LA PLAGE

RÊVE ESTIVAL

LA VIERGE DE *

SOUVENIR D'UN LIEU CHER

LE GRAND PASSAGE

INCIDENT

VISITE À L'OLYMPE

LES DIEUX

L'AIGLE

MON PÈRE AIMAIT NARRER DES SOUVENIRS

LE BAR-FORUM

L'UNIVERS NIETZSCHÉEN


POLIS

LA MENACE DE GUERRE

LES PRÊTRESSES

L'AVENIR

LA CONDAMNATION

LE CHIEN

LE MARIAGE DE LA JOUVENCELLE

LE VIEILLARD AU JEUNE HOMME AMBITIEUX

L'ÉPHÈBE ET LA CITÉ

LA DÉCHÉANCE


EXERCICES DE STYLE

LETTRE À UNE DAME ME SOUPÇONNANT
DE VOULOIR LA SÉDUIRE


RÉPONSE À L'AMI D'UNE ÉCRIVAINE
DONT J'AVAIS CRITIQUÉ LES TEXTES


RÉPONSE D'UNE NIÈCE À SON ONCLE QUI LUI PROPOSE
UN VEIL HOMME FORTUNÉ COMME PARTI


RÉPONSE À UN BARON M'ACCUSANT
DE CORROMPRRE LES FEMMES


LETTRE À UNE AMIE TRÈS CHÈRE

À UNE DAME SÉDUITE

À UNE ADMIRATRICE DE MES ÉCRITS

LE POÈTE ÉPIQUE À SES LECTEURS

ODE À UNE CANDIDATE
POUR LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE



INCONVENANCES

PLAIDOYER POUR LA DÉPANTHÉONISATION
DE VICTOR HUGO


QU'EST-CE QUE L'HOMME?

VIEILLE BADERNE

LE SADIQUE DES MOTS


PRÉSENTATION

Réalisant une redécouverte de notre réalité matérielle, Claude Fernandez effectue une remise en cause de l'Homme dans son être physique, son aspect, sa chair même, dans laquelle s'évanouissent nos derniers repères idéologiques. Il met ainsi en évidence notre Inconguité fondamentale, élément nouveau par rapport à la nausée sartrienne, point de départ de cette vision de l'Existence. En logique avec cette pensée, l'auteur s'achemine vers la recherche d'un monde idéal, un monde de beauté, le seul qui puisse nous délivrer de l'angoisse existentielle. Ces textes courts qui décrivent un état psychique au travers des diverses scènes de la vie ordinaire, s'orientent naturellement vers la poésie. Enfin, la veine caustique, s'exprime par l'évocation du dandy cynique, personnage issu de la littérature romantique, revisité au travers de l'époque moderne.
 

DIVAGATIONS MÉTAPHYSIQUES

ESTUDIANTINA

Ce jour-là, je mangeais au restaurant universitaire, un établissement moderne agrémenté de baies immenses. Tout paraissait normal, cependant une impression curieuse envahissait mon esprit.
Je croyais soudainement découvrir le monde.
Je ne savais plus à quoi servaient les objets, ni même où j'étais. Je n’avais pas d’un coup perdu la mémoire, et pourtant ce que je voyais n’adhérait plus à mes repères. Je n'étais plus dans un restaurant, mais dans un hangar indéfini volant qui planait dans les airs. Je ne tenais pas ma fourchette en mes doigts, mais un morceau de métal informe.
Tandis que je sombrais dans cette ahurissante hallucination, face à moi vint s’attabler un couple étrange. Leur physique aussitôt me sidéra. La fille était hideuse avec des cheveux dressés, délavés. Dépourvu de raffinement, son visage était recouvert de poils drus. Sa peau - je ne saurais la définir - paraissait ulcéreuse, envahie de croûtes. L’on eût dit qu’elle était ravagée par le vitriol, tavelée par un tapis disgracieux de cavités. Je ressentis soudain l'envie de saisir un microscope afin d'examiner cet épiderme, en établir sa description minutieuse, analytique et scientifique. Le garçon, de même abject, montrait sa face étirée, ce qui lui prêtait l'aspect d'un grand clown tragique. Leur taille incommensurable, encore amplifiée par de longs manteaux en tissu grossier, communiquait à leur silhouette un aspect barbare. Les traits de leur visage étaient déformés, caricaturés dans le sens de l'horreur. Sous-jacent, l’on percevait leur mental animé du même affect. Ce couple ainsi ne me paraissait pas quelconque, il m’évoquait une abstraite idée, l’impression d’épave abandonnée dans la civilisation moderne.
Je me sentais incommodé par la présence incongrue de ce couple. Cependant, j'avais terminé mon repas. Je sortis.
Dans le hall, je me rend vers l'ascenseur qu’attend patiemment un petit groupe. Le bouton clignote. La caisse en fer descend, la porte en grinçant coulisse. Nous entrons. Nul ici ne prononce un mot, les regards sont baissés. Je vois des pantalons, des souliers. Nous devenons un myriapode. Je sens m’envahir un embarras engendré par la promiscuité de nos corps muets dans l’attente. Nous devons nous situer par rapport aux autres. Nous devons intégrer logiquement ce moment par rapport à nos vies, lui communiquer un sens philosophique indispensable. Nous voici forcés de penser. Nos cerveaux ne sauraient éviter durant ce moment d’inaction des échappées vers des aberrations, des inconvenances. La situation nous oblige à voir aveuglément la contingence accablant nos destinées. Quand on la ressent pour soi, dans la solitude isolée de sa chambre, on peut l'oublier, cela n'a pas d'importance. Là, des témoins sont présents, conscient, vigilants, scrutateurs, inquisiteurs. C'est l'enfer. Nous voici tous embarrassés, paralysés, confinés. Si quelqu'un parlait, cela nous permettrait d'intégrer logiquement ce laps de temps dans notre existence. Nous serions tous rassurés, mais nul ici n’oserait maintenant briser le silence. Notre acceptation, tacitement, d'une existence impossible à justifier ontologiquement explique en nous le sentiment de honte. L'ascenseur d’un coup s'arrête. La délivrance. Voici que se désarticule en tous sens le myriapode. Libéré, chaque appendice à nouveau devient un humain se dispersant vers la droite ou la gauche. Cependant, le prochain se reconstitue dans la cage en fer...
Je descends vers la sortie. Sur le seuil, un naïf mage, une ingénue magicienne à tous les pèlerins distribuent le philtre hypnotique et soporatif des slogans: Soutenez, adhérez.... Comment parvenaient -ils à manifester foi si profonde, intentionnalité si puissante? Que se passerait-il si le crêpe étendu se dissipait devant leurs yeux. Qu’adviendrait-il d’eux se découvrant soudain lucidement conscience en un morceau de chair? Que serait pour eux le monde extérieur s’ils ne l’interprétaient pas à travers le prisme exigu de leur intellect? Leur aspect traduisait l’obstination, la volonté. Nul d’entre eux ne savait ce qu'était l'Idéal. Jamais ils ne le sauraient. Nul d’entre eux n'a jamais vu le visage enflammé de Tanit cependant que s’élève au firmament le tourbillon fumant des cassolettes. Nul d’entre eux n’a jamais vibré, percevant depuis le Paradis inaccessible un chœur d’angelettes. Adhérez, Soutenez.... Tous ont un air de Christ agonisant, perclus sur les claies de l'État bourgeois. crucifié sur l'autel de la société. Ne sont-ils des saints martyrs jouissant de leurs souffrances?
Je suis dans la rue parmi la foule. Je ne sais pas où me diriger. C'est curieux, l’on peut se déplacer partout, rien ne l'empêche, absolument rien. Je demeure abasourdi de constater cette inouïe faculté que malgré moi je détiens: mouvoir mon corps. Ce pouvoir me paraît miraculeux. Nous pouvons réaliser tout possible acte, ainsi gratuitement, sans nécessité. Quelle impérieuse occupation peut agiter chacun de ces passants que je croise et leur communiquer une aussi ferme assurance? Pourquoi ne vont-ils pas au hasard dans les rues? Certainement ils sont guidés par un subtil mécanisme à leur insu contrôlant tous leurs mouvements. Chez moi, ce mécanisme un jour s'est enrayé. Je me suis retrouvé sans but, ne sachant plus où j'allais, qui j'étais.
J'ai découvert ma liberté, mais elle engendre en mon esprit un vertige incommensurable, un vide effrayant. J’en ai peur.
Ces gens ne sont pas étonnés de tout ce qu'ils voient dans l’existence alors que je ne parviens pas à le croire. Chacun d’eux se réalise en achetant réfrigérateur et voiture. Chacun mange et dort, s’adonne au sport, au spectacle, au travail, au cinéma. Tout cela paraît à leurs yeux naturel. Cependant, quel être issu du lointain cosmos et qui n'aurait jamais vu d'humain véritable, aurait pu concevoir nos vies? Comment pourrait-il imaginer ce que nous accomplissons? Tout dans l’existence est incroyable, inconcevable, impensable.
Je me sens ridicule en ma veste. Je sens le col à mon cou. N’est-il pas trop haut - non, trop bas. Que sont tous ces machins en tissu que nous portons? Le veston s'arrête au-dessous des fesses. Tiens, il possède un col et deux manches., Ça pendouille. Ce truc est nommé par le nom de veston. Je dois le quitter. Non, c'est un rempart. Je serais nu si je ne l’avais. L’on verrait le dessous - plus encor laid. Ce truc est appelé veste. Pour tous, il est naturel de porter cela. Des mots, des sons dans mon esprit émergent. n’importe quoi. pif, paf, boum, tirtobul, teufnoborouf, rogueméchibofiromic...
Je marche. C'est curieux, nous voici tous des troncs avançant avec deux échasses. Là, cet individu qui me croise. Lui aussi n’est qu’un tronc pourvu de ses deux échasses. J'imagine en son imposant bureau le Président de la République. Solennellement, il parle avec son son Premier Ministre. La France et l’économie, la diplomatie, la politique, ainsi leurs propos sérieux se développent. Cependant, sous le bureau, pour chacun d’eux attend la mécanique endormie des échasses. Tous ces gens, ce matin, se sont habillés. Tiens, habiller, que signifie ce mot? Rectifions, ces gens ont mis sur la peau de leurs pieds, de leurs bras, de leur tronc ces morceaux de tissus pour que l’on ne vît pas leur chair. Tous ont bien pris soin de cacher leurs échasses. N’est-ce à leurs yeux naturel? Pour eux, tout sur Terre est solide ainsi que du roc. L'Homme a des bras, des mains, des pieds. Nous avons toujours été constitués de la sorte. Moi, je le découvre. Depuis que je vois des humains, je ne parviens toujours pas à le croire.
Tous laids. Des troncs sur des échasses. La preuve est que nous portons impérativement la cravate afin de cacher la disgrâce intrinsèque à nos corps. Pas tous, évidemment, car celle arborée par le Président suffit. Je déplace en avant ma jambe. L'autre. Chacun de mes potentiels d’action naissant dans l’aire encéphalique emprunte un faisceau pyramidal au niveau de la moelle afin d’exciter la terminaison neuro-musculaire... Ne faudrait-il un volume entier de données, d'équations pour définir que j'ai simplement avancé la jambe. Pendant ce temps, le Président de la République, et sous le bureau, les deux échasses. Tous laids, Tous ridicules. C’est ainsi que nous sommes. Le monsieur qui passe avec ses deux échasses. Le passant qui suit, encor deux échasses. De même il en existe ici des milliers, des milliers et des milliers. Je ne peux rien imaginer d'autre. Non, je ne me débarrasserai jamais de cette idée. J'ai peur qu’un autre y pense également en me voyant. Tous laids, Tous ridicules. D'abord il faudrait se délivrer de la hideur. Je déplace en avant ma jambe. L'autre. Les potentiels d’action, les terminaisons neuro-musculaires. Mon point central de gravité reste en mon polygone où s’effectue ma sustentation. Je déplace en avant ma jambe. L'autre. Cela va-t-il finir? La sueur perle à mon front, je suffoque. Mon torse en restant droit se translate. Par en dessous, je sens que s’accomplit bassement le travail mécanique engendré par les jambes. Les jambes. Le travail mécanique. L'une. Puis l'autre, De nouveau la première. Les faisceaux. les terminaisons, le point de gravité. De nouveau. Le veston qui pendouille. Tous laids. Tous ridicules. Sur le trottoir, un type avance. Je le vois, un tronc sur des échasses. Non, ça n'en finira pas. Tritoblok, tif, tuf, bang, tiburalnotabolav, drouilloustok, crocatisbul, mufturab, taf, taf, taf, grogomiratouborisfoulbank...
Des fragments en tissu nous affublent. Nous les appelons des habits. Cet accoutrement nouveau stigmatise en nous la petitesse. Leur présence est la réification de la honte à l’égard de nous-mêmes. Honte à l’égard de nos corps. Honte à l’égard de notre existence. Nous voulons être avant tout présentables. Nous refusons nos corps physiques. Voilà ce que signifie cet accoutrement. Nous pouvons admettre à la rigueur le niveau de la tête, et même admettre aussi le tronc, les bras, mais au-dessous! Le dessous, décemment l’on ne saurait l'accepter. C'est la mécanique indécente, ignoble. C’est la chimie de la digestion, de l'excrétion, de la sexualité. Comment l'intégrer dans l'éthique absolue de la dignité. Bien évidemment, nous pouvons l'évoquer, nous pouvons en plaisanter surtout, pour exorciser notre obsession, mais l'on ne peut tricher avec la conscience. Jamais l’on ne détruira le tabou, car il est conscience aiguë de notre identité. Le détruire évacuerait la sensibilité consciente et signifierait la régression dans l'inconscience.
O, Tanit, Isis, et vous napés, ayez pitié de moi, venez à mon secours.
Seulement si le monde était moins laid, moins hideux. L’on aurait moins honte en pensant à nous-mêmes. L’on aurait moins honte aussi d'exister, d'accepter notre existence. Nous devrions tous devenir cramoisis de honte. Chagall, tu reflétas bien l’âme en teignant de grenat le front de tes personnages. Seule au milieu de l’Univers, la beauté n'est pas honteuse. La Beauté seule au milieu de l’Univers peut se dispenser de justification. Maintenant, j'ai compris, j'ai tout compris. Ce que je vois, c'est notre Incongruité fondamentale. C’est elle en nous qui nous souille: elle est en nous chair, poumons, nerfs, pensées... L'Homme, un chef-d'oeuvre, un parangon de la Vie. Quoi, des parangons, ces troncs sur des échasses? L'Homme en tant qu'homme est sacré. Sacrés sont tous les humains Quoi! ce type ici qui me croise, il est sacré. Sacré, l’individu commettant des atrocités. Le Mal est sacré, la hideur est sacrée... Serions-nous moins beaux que.... Serions-nous laids simplement par rapport à.... Non, bien évidemment. nous demeurons laids, dans l'absolu, radicalement, foncièrement laids, incohérents.
Nous devenons conscients de nous-mêmes. Cela signifie que nous acquerrons la capacité de nous étonner. Certainement, il doit exister en nous des protections pour nous empêcher de nous conscientiser. Tous ces gens autour de moi sont aveugles. Mais d'un coup, la comédie pourrait se terminer. J'ai l'impression... que la ville est habitée par une inconnue prémonition. Je la sens. Je la vois dans tous les regards. J'ai l'impression que soudain, maintenant, le rideau va se lever. L’originel Mystère enfin se dévoilera.
Faisons le point. Je me trouve au sein de la Galaxie, précisément sur un astre appelé Terre. Je vis dans un pays de climat océanique où la société s'est développée. Mais que signifie le mot climat? Que signifie le mot société? J'appartiens à l'espèce Homo sapiens sapiens. Je suis le résultat d'une évolution qui s’étendit pendant trois milliards d'années. Là, m’environnant, je vois des maisons, des magasins, des bars, des immeubles. Mais que cela signifie-t-il? Précisément l’immeuble en face? Tentons d'expliquer. Ce gros bloc percé de trous, c’est un immeuble. Je le regarde. Tiens, c'est donc cela, ce qu’on nomme un immeuble! C'est un assemblage en matériaux destinés à protéger les individus appartenant à l'espèce Homo sapiens. L’on y maintient la température idoine au métabolisme... Cela ne tient vraiment pas debout. Pourtant cet immeuble est réel. Je pourrais le toucher. Comment y croire? Sans doute il apparaîtrait logique à la conscience, idéalement, que cet objet concret n'existât pas. Cependant il existe. Ceci prouve indubitablement que le non-sens absolu constitue l’Axiome universel. Tout devient possible. Tout, l'inimaginable aussi bien que l’invraisemblable. Le Nomos de l’Univers, c’est l’Incongruité. L’incongruité de l’Être en lui-même, intrinsèquement aussi bien que l’Acte.
Cela ne peut durer. Je fais un rêve. Je vais bientôt me réveiller. Dans un instant, le Réel va chavirer, le ciel va se déchirer, puis une inconnue voix céleste enfin m'expliquera. La vraie logique à l’incohérence enfin substituera son Ordre. J'ai l'impression que le monde attend cet événement imminent. Soudain, ne va-t-il se produire en ce moment précis. Le rideau va se lever. Tout va s'anéantir d’un coup...
Pourtant rien ne se produit.

LE POLITICIEN

Je regardais au téléviseur un politicien très digne adressant à la foule un discours solennel. Convaincu de ses propos, il disait que nous allions vers la Justice et la Démocratie, les Droits de l'Homme... Je ressentis vaguement l'envie de venir à la tribune et de m'adresser à la multitude afin de clamer:
Voici venir le temps de l'aliénation. Voici venir la fin de l'Homme
Regardez notre engeance aujourd’hui. L'Homme est las, triste. Pus rien d'élevé ne peut transcender son âme. Nous voici devenus des morts vivants.
Dans les temps lointains, l'Homme en drapé vivait dans la Nature. Sa vie le reliait au cosmos éternel. C’est ainsi qu’il marchait pieds nus sur la Terre, épouse et mère alors que son regard se tournait vers le Soleil, son père. Sa chevelure au vent s’enflait, sa prunelle irradiée reflétait l'horizon. Regardez maintenant sa décrépitude et sa dégénérescence. Nous croyons avoir atteint l’état de pure entité spirituelle. Cependant, l'Esprit est négation de l'âme. Nous voici chacun devant l’autre, ainsi devenu conscience embarrassée, promise au définitif suicide.
C’est le Destin qui nous attend. Ne croyez pas que nous allons vers la Justice et vers la Démocratie, les Droits de l'Homme. Nous allons vers la Mort, la Vérité, seule, unique, universelle.

L’INCONNUE PLANÈTE

Ce maussade après-midi, lassé d'un pensum abscons' je laissais mon regard s'évader par la baie.
Dans un irrégulier damier de jardins et dépôts, cabanons' pavillons' ateliers s'éparpillaient. Des bâtiments aux plans gris se profilaient vers l’horizon, panorama de banlieue terne et triste. Ce paysage humanisé' familier, si rassurant pourtant, je croyais le découvrir comme au premier jour de ma vie. Tout m'étonnait. Ces dépôts' ces maisons, je tentais vainement de les conscientiser. Je n’en recevais qu'un faisceau d'impressions floues, disparates. Je percevais le monde ainsi qu'un tableau surréaliste. Je n'étais plus sur Terre. Ce que je voyais' depuis ma chambre au-delà de la baie, m'évoquait le reflet d’une inconnue planète. L’image en restait vague' obsédante. Pour m'assurer que s'érigeaient ces constructions, ne m'aurait-il fallu sortir et de mes doigts les palper?
Dans la quotidienneté, les objets me paraissaient de plus en plus virtuels. Ne vivais-je ainsi dans la rêverie? songe éthéré, bizarre' hallucinant. Cependant' je n'aurais' imitant Chrysippe en sa négation, manifesté l'idée saugrenue de me jeter sous la roue d'un char. Ce que ne pouvait nier le philosophe incrédule était sa douleur. Possiblement, n'est-elle en son expression preuve absolue de l'Existence. Par sa puissance' elle irradie la chair et l’esprit. L'on ne saurait la contester, que son déclenchement fût illusoire ou bien objet tangible. Sentio' ergo sum.
De plus en plus' je demeurais hypnotisé par la baie. Parfois' des bruits sans consistance' étouffés' couraient, suggérant des clameurs déstructurées. L’on n'aurait su déterminer leur identité, leur provenance.
Tout m'étonnait: la rue, le dépôt, le réverbère aussi bien que la barrière. Tout m'apparaissait fondamentalement incompréhensible. Tout me semblait incognoscible irrémédiablement. Je regardais l’usine à droite. Nul sensément n'aurait expliqué sa présence. Moins encor on ne l'eût justifiée. Certainement, les gens qui passaient trouvaient naturel ce bâtiment, précisément en ce lieu' selon sa configuration. J’imaginai le moment où jadis un promoteur avait dit: Nous construirons une usine ici. Je conservais néanmoins le même étonnement. Les éléments de la vie sont tellement curieux' incroyables! Parfois le matin, je crois' en ouvrant les volets' qu'à mon esprit' miraculeusement, va se révéler un spectacle insolite. Pourtant' le serait-il moins que la réalité? Je pourrais découvrir un géant sans corps émerger de la terre. Ses cheveux seraient des nues, des rochers ses deux épaules. Je pourrais contempler un piano transpercé par un platane. Le jet d'un flot ambré s'en écoulerait. De même encor' je m'abîmerais dans un gouffre indéfini, sans fond' sans bord. La maison tomberait jusqu'à la fin des jours dans ce puits ténébreux. Cependant' chaque aurore' obstinément, dévoilait à mon regard un décor identique.

Ainsi, le paysage en sa fixité m'apparaissait toujours figé, me communiquant une angoisse ineffable. Ce que je ressentais, c'était l'immobilité cosmique.
Je tachai de me ressaisir. Je fermai les yeux durant un laps et les rouvris. Dépôts' ateliers' pavillons... tout m’éblouit, tout se confondit - puis à nouveau tout se pétrifia.
Les moineaux continuaient de verser leurs chants incohérents sur l’entrepôt, le macadam' le réverbère...

AU CAFÉ DE LA GARE

Ce matin, je me trouve au café de la gare. Je m’étais efforcé vainement de lire un journal quelconque. J’observais maintenant, buvant son déjeuner, la fille installée devant le comptoir. C’est apparemment le rejeton de la tenancière. La salle est pour elle un appartement privé.
Sans doute elle a neuf ou dix ans. J’apprécie particulièrement sa robe en velours noir prolongée par des bas fins rose imitant la chair.
Ne vois-je un tableau sublime? L’absolue perfection me semble émaner de cette enfant, cependant personne en ce bar ne le remarque.
Elle est gaie, nul souci ne l’attriste. Rien ne vient perturber l'atmosphère idéale où se meut son existence. L’animation de la ville ici paraît la baigner entièrement. Près d’elle, autour, les baies flamboient, les formicas rutilent. C’est le bonheur parfait. Rien, semble-t-il, ne pourrait l’atteindre, altérer ce protecteur univers qui l'environne.
Pourtant, son avenir inévitablement se déroulera, dévorant le présent, anéantissant la beauté de l’éphémère instant. Je le vois. Je la vois grandir, je vois son mariage un lointain jour, un jour cependant si proche. Je vois sa vie, demain! Dans quel monde? Quel en sera l’aspect, resplendissant ou bien effrayant. Je vois… je vois sa mort, son cadavre inanimé, son enterrement, sa tombe à moins que son corps ne s’évapore en fumée dans les nues. Cela sera. Cet accomplissement se produira, définitivement, irrémédiablement. Contemplant sa main si légère et si gracieuse aujourd’hui, je la vois demain glaciale et raide. Cet œil si vif sera dépourvu de regard. Je le sais, mais je ne parviens pas entièrement à le sentir. Ce fossé qui sépare intellect et perception m'obsède. Je ne peux qu’imaginer un devenir impossible à concevoir. Le présent existe uniquement, le futur est impensable. Mais simultanément, ce futur ne devrait-il exister déjà puisqu'il existera fatalement un jour, puisqu’il est finalité, but, aboutissement. Pourquoi devons-nous en attendre ainsi la réalisation lente et progressive? Dans le cosmos, quelque part, un soleil s'éteindra. Cet évènement se produira dans un quart de seconde ou bien dans mille ans, dix milliards d'années... Qu’importe, il viendra bien un jour où sera consommée son existence.
Je sentais l'infranchissable hiatus distinguant l’infini du fini, l'éternel de éphémère. Je saisissais l'inéluctable écoulement du Temps.
Et depuis le quart d’heure où je déjeune en ce bar, l'univers autour de moi s'est irréversiblement transformé. Ce temps, j'aurais souhaité le retenir, mais je sentis mon impuissance. Rien, absolument rien n'en pouvait rattraper la durée minime. La seconde actuelle est unique: unique en mon existence, unique aussi dans l'Histoire Universelle. Bien évidemment, le bar n'a pas bougé. Près de moi, les murs et le mobilier sont apparemment toujours identiques. Cependant, c'est un effet trompeur. Le mur s’est affaissé. La tapisserie légèrement a changé sa teinte. L’enduit au plafond s’est un peu décomposé, perdant sa cohésion. Quasiment rien, mais ce fléchissement imperceptible est irréparable. C'est lui qui détruit les massifs montagneux comme il détruit ce bar insensiblement.
Néanmoins, je me persuade un instant qu’ici, le Temps s'est arrêté. Ce moment singulier me paraît miraculeux. Bien sûr, mon café se refroidit, ma cigarette en mégot se réduit, mais ce temps positif est nécessaire à la réalisation de ce moment parfait. Je le sens passer lentement, longuement s'écouler en moi. Bientôt, quand je sortirai, le temps négatif poursuivra de nouveau sa fuite incessante. Viendra fatalement le jour où ce moderne établissement sera désaffecté. L’enduit au sol tombera, la tapisserie se résorbera, le toit s’effondrera. Des ouvriers viendront évacuer les gravats pour le remplacer par un autre édifice. Qui seront-ils, comment sera le monde à cette époque? Les ouvriers ne sauront jamais que la fillette et moi nous trouvions dans ce lieu des années auparavant, un matin de printemps. Ce moment pour moi si grisant depuis le début de l’Univers est unique. Pourtant lorsqu'il sera passé, plus rien n’en restera, plus rien.
C'est alors que je reportai ma réflexion de sa généralité sur ma propre existence.
Que suis-je ainsi devenu depuis ce quart d’heure? Je découvris avec horreur mon inconsistance. Je me sentis m'échapper à moi-même, aussi je chassai rapidement un aussi gênant examen.
Au comptoir, la fille ingénument continue son déjeuner, bien loin de mes interrogations. Pour elle, inconsciemment, tout ce qu'elle accomplit se trouve animé par un sens profond. Tout doit aboutir dans le futur à sa réalisation. Probablement est-ce un but vague. Sa vie future est tellement lointaine, insondable à sa perception! Possiblement elle imagine un jour qu’adviendra le résultat de sa maturation, qu’elle atteindra la vie rêvée. Mais c’est alors que se produira dans son esprit un définitif désenchantement. Le radieux avenir s’effilochera. Lors ne subsistera plus qu'un temps monotone, embarrassé de lui-même.
Sa mère, incessamment sollicitée par les consommateurs, ne pense à l'inéluctable accomplissement du Temps. Son esprit ne sonde un seul instant le destin de cet enfant qu'elle a mis au monde, un être issu du néant mystérieux. Si parfois elle y songe un court instant, c’est une éphémère émanation de sa pensée qu’elle évite afin d’en être épouvantée. Puis le présent l'emporte à nouveau dans son tourbillon d'inconscience.
La minute en cours est passée. Le mur s’est plus encor dénaturé, la tapisserie s'est déteinte, et l’enduit plus encore a perdu sa cohésion. Quel serait l'étonnement de ces deux clients face à moi si je leur confiais mes pensées. Les voici discutant d’assurance et de placement boursier. Conversation normale et si rassurante. Pendant ce temps, autour d'eux, l’univers se décompose à leur insu...
J'ai fini mon café. D’un coup s'est produit un déclic. Le Temps a repris de nouveau son écoulement - pas celui de la cigarette et du café, l'autre évidemment, celui des murs et de la tapisserie. Je sens que ma présence est devenue gênante, incongrue. Je me lève. C'était prévu. J'ai l'impression d'être un acteur qui joue son rôle exactement suivant un scénario. La porte en mon dos émet un claquement brutal pareil au clap d’un film. La séquence est finie. Coupez. La fillette a disparu de ma vue. Maintenant elle est pour toujours engloutie dans le passé. Plus jamais de ma vie je ne la reverrai.

LE ROCHER

C'était par un beau jour de vacance au bord de l'océan. Je me promenais sur la jetée quand j'aperçus près du rivage un affleurement noir. C’était la masse émergeant d’un rocher. L’écume en un mouvement lancinant parfois le découvrait, parfois le recouvrait. Plus je contemplais ce récif, pourtant dépourvu d’attrait, plus il m'intriguait. Je ne parvenais plus à détacher mon regard captif de sa présence. Lors, j'éprouvais soudainement l'envie d’approfondir l'histoire inconnue de ce bloc minéral, concrétion passive issue d’un lointain passé.
Il paraissait avoir été là depuis l’éternité, mais un jour, me disais-je, il s'était formé. Là, pendant l’antécambrien, s'étaient lentement agrégées des particules. C’est ainsi qu’il était né, puis était demeuré durant des millénaires. L’océan l’avait submergé lors des transgressions, puis émergé lors des régressions, Maintenant il se trouvait là, toujours figé dans son immobilité. Les gens qui musardaient sur la jetée ne lui prêtaient pas la moindre attention. Tous ignoraient qu'avait eu lieu jadis l'effort d'une orogénèse afin de l’engendrer. Bien sûr, un estivant par hasard pouvait se dire: Tiens, là dépasse un rocher. Puis il n'y pensait plus. Je me délectai d'imaginer l’air éberlué de ce passant que j'aurais accosté: Voyez, là, c’est un rocher concrétionné depuis l’antécambrien.
Il me vint soudain l'idée que je pourrais buriner ce rocher pour le réduire en débris. Je me découvrais un prodigieux pouvoir. Je pouvais décider d’anéantir par caprice une érection multimillénaire.
Il en était de même à propos de la patelle au sommet dont j'apercevais d'ici la coquille. Cet animal, d'une infinie complexité, qui jadis apparut en échappant à mille et un dangers, lui dont l’aïeul était Rudiste et Prosobranche, ainsi je pouvais le supprimer. Je pouvais briser d’un coup le fil ininterrompue de ces générations plongeant dans la nuit des temps. Je pouvais interrompre une Évolution qui remontait jusqu’aux premiers coacervats dans la mer primitive. Cela par simple amusement, par désœuvrement pur.
Je fus effrayé soudain par la contingence inhérente aux choses. N'eût-il pas fallu d’un évènement anodin pour qu'un de mes aïeux ne rencontrât sa conjointe et que je ne fusse un jour né? De même encor, n'eût-il pas fallu seulement, il y a trois milliards d'années, qu'un monère en phagocyte un autre au milieu de l'océan primordial pour que tous les humains n'existassent.
Il était néanmoins fatal que l’état présent fût comme il est aujourd’hui. Lui-même en constitue sa preuve inéluctable en raisonnement tautologique. Si je décide ou non d'aller ramasser là-bas ce coquillage est prévu, comme il était prévu que je fusse au bord de la jetée ce moment précis. La notion d’alternative est illusoire. C'est le jeu subtil des influx dans mon cerveau qui décidera l'accomplissement ou non d’un acte. Son résultat depuis toujours est déterminé. Dès l'instant zéro de l'Univers, on aurait pu savoir déjà si je ramasserais ou non ce coquillage. Pourtant moi qui suis l'auteur éventuel de cet action, je ne sais justement pas encor si je l’accomplirai. Je ne puis en effet deviner ce que je déciderai dans vingt secondes. J'hésite encor afin de me persuader que je suis maître absolument de mon comportement. Je devrais pourtant bien accepter cette impossibilité. Rien ne peut briser le déterminisme. Le moyen pour oublier cette aliénation n'est-il pas de vouloir accomplir sa destinée comme un programme indispensable et nécessaire?
Pour éviter ces pensées qui passablement troublaient mon esprit, je tournai vers l’horizon mon regard. Là-bas, la mer et le ciel fusionnaient en ligne indistincte. Quelle abstraite idée me fournissait de l'océan cette image élémentaire! Je tentai d'imaginer la réalité que l'œil ne pouvait percevoir. Qu'était cet océan? Milliards, centilliards de molécules. Masse aquatique énorme étalée sur une incommensurable étendue, fluide aqueux gigantesque étagé dans la profondeur insondable. Je voyais avec horreur le fond vaseux, les courants monstrueux dans le froid et les tourbillons. Qui ne serait terrifié s’il devait en appréhender la dimension naturelle?
Ce n'était pourtant qu'une image incomplète et fragmentaire évoquant l’Univers. La représentation de sa totalité nécessiterait d'imaginer tous les éléments de l'atome au soleil. Si l'on voulait conscientiser la réalité du monde, il faudrait penser à chacun des grains sableux formant les déserts, chacun des cristaux composant les rocs, chacun des soleils constituant les galaxies. Plus encor, de la naissance au trépas, il faudrait voir chaque être et sentir les passions, les pulsions qui le traversent. Plus encor, il faudrait se représenter simultanément les constellations jusqu’aux lointains quasars fuyant à l’horizon cosmologique. Sinon l'Univers ne serait pour nous qu'un décor de carton-pâte.
Je fus épouvanté soudain. Je me voyais écrasé par la masse infinie de la matière. Si d'un coup, cet océan se déchaînait, si la stabilité que maintenait son équilibre à ce moment basculait! Je m'attendais à voir l’onde aux nues déployer sa mouvante architecture aquatique afin de submerger la Terre en son déluge.
Étonnant paradoxe. J’avais découvert ma puissance, et maintenant je m'apercevais de ma fragilité.

DANS LES RUES

Alors qu’insouciamment je flânais dans les rues, une illumination me traversa brusquement.
Je voyais tout. Mon regard transperçait les murs et les cloisons des appartements. Je voyais l’administrateur en son bureau, le maçon devant son mur, la vendeuse auprès de sa vitrine et l’ouvrier en son usine. Puis tous les profils indéfinis de la race humaine à mon esprit apparurent. Les Rastignac, les Oblomov, Alexeiev, Homais… Je sondai leur âme et pénétrai leurs passions, leurs pulsions, vice ou vertu. Ces portraits vivants me devenaient familiers comme en un musée la figurine en cire ou l’automate en fer mu par fils et ressorts.
Je les connaissais pour les avoir côtoyés, fréquentés milliers de fois. Chacun dans la vie se coule ainsi qu’un poisson dans l'eau. Rien ne peut les étonner. Pour eux, le monde apparaît normal, naturel. Pour eux, il en a toujours été de même et toujours il en sera de même.
La plupart sont amorphes. L’on pourrait les confondre avec les végétaux ou les minéraux. Certains au contraire ont une activité débordante. Les voici toujours pressés. Chaque heure ils ont un rendez-vous. Rien dans leur vie n’est hasardeux. Tout ce qu'ils font s’avère utile, indispensable, important. Leurs sujets de conversation préférés, ce sont leur chiens et leurs enfants. Je comprends la raison de leur agitation perpétuelle, éviter de penser, de sonder leur vide intérieur.
Tous ceux-là, que je connaissais même avant que je ne les visse, uniformément passaient dans les rues comme une onde insipide en un caniveau. Je crus marcher dans les avenues de l'Erèbe au milieu des ombres. Cependant, parfois près de moi passait un visage à la beauté fulgurante ainsi que la Péri malheureuse égarée dans cet enfer.

AU CAFÉ CENTRAL

Que faire en un bar sinon promener son regard distrait sur les consommateurs. Je n'écris jamais dans les cafés. Je ne voudrais surtout pas m’afficher comme un de ces littérateurs snobs - souvent une écrivaine à l’âge adolescent. Je vois trop bien la scène évidente. Son regard demeure un moment absent, puis brusquement, pareille à la Pythie sous l’émanation de l’infernal dragon, la voici traversée d’une inspiration fulgurante. Sous la transe, elle écrit si rapidement que sa page entière est noircie d’un texte assurément génial Cela déjà m’insupporte assez de savoir que j'appartiens à la caste hallucinée de ces prétentieux. Quel sentiment de honte éprouverai-je en mon for si les gens du commun savaient que j'écris! C'est alors qu'ils me regarderaient en se disant Tiens, il écrit. Dans l’esprit du tenancier ou du client passerait la vague idée qu’il se fait de l'écrivain: cet animal bizarre, impossible à réduire à la matérialité primaire. Le voir à la télévision, magnifié par le sceau médiatique au moins le rendrait concevable. Mais là dans la vie courante, en vrai! La rencontre avec un tel spécimen les étonnerait plus que celle, incongrue, d'un rhinocéros dans le bois de Boulogne. L'écrivain, pour eux n’est-il un être inclassable, incompréhensible, étranger à leur solide univers quotidien. Par en-dessous, furtivement ils m’observeraient avec un air méfiant devant leur canon de rosé, puis ils tenteraient pour se rassurer de concevoir la notion d’écrivain.: C’est un savant qui fait des bouquins pour que des gens les étdient.. Cet examen de ma fonction leur permettraient de m'intégrer dans leur monde. Je serais casé. Puis après ce moment silencieux, gênant, ils reprendraient leur conversation bruyante.
Donc, ce jour-là, dans un bar, je regardais vaguement l’assistance autour de moi. L’état passif de somnolence en lequel je m'appesantissais ne me permettait plus d'interpréter l’environnement. J'en recevais la vision brute.
Mon regard fixait la patronne, et malgré mes efforts ,ne pouvait s'en détacher. D’un machinal geste, elle essuie le comptoir en expliquant à la serveuse entièrement subjuguée la recette infaillible afin de réussir le bœuf en daube. Sa face affiche un air de concupiscence averti. L’on eût dit que le suprême objectif de son existence était de savourer ce mets. Parfois, la chair de sa lèvre en avant palpite. L’on dirait qu'elle est sur le point de le déguster. Quelle atrocité: Je détourne un moment le regard pour ne pas voir cela.
Je sens que son esprit se trouve entièrement concentré sur le contenu de son élocution comme y participe en adéquation chacun de ses gestes. .L’on ne pourrait y discerner distanciation minimale et pensée réflexive en dehors de l’instant présent. Je la sens plongée dans l'instantané comme en un gouffre.
À ce moment , je la vis se diriger vers moi pour essuyer la table adjacente à la mienne. Je sonde attentivement ses prunelles. Rien n’y transparaît, sinon la vacuité. J'ai vaguement l'impression de me trouver devant une ombre, un objet, robot animé par sa mécanique, un cerveau cybernétique. Sa logique inébranlable initie chacun de ses mouvements, leur communiquant un sens indestructible.
Tandis que la patronne enfin revenait à son comptoir, je vis passer par la baie de l'établissement la forme embarrassée d’un tonneau, ménagère obèse habillée de noir. Son comportement devait de même être infailliblement guidé par sa logique. Sûrement, elle avait dû se cloîtrer depuis longtemps dans son microcosmique univers de mémère absorbée par la tenue de ses comptes. Le moment plus qu’un autre excitant, pathétique en sa vie, c’est assurément lorsqu’elle évalue de sa papille experte un saint-nectaire ou bien un cantal entre-deux. Son achat de fromage, ô grand jamais, ne se fût contracté sans le goûter. Dans son adolescence, autrefois, elle eut d’un rapide éclair une illumination de ce que pouvait représenter la vie, dans sa beauté, son intensité, mais paniquée par sa liberté vertigineuse, elle avait choisi le premier venu pour fonder un foyer. Des enfants leur étaient venus, puis le cycle à nouveau se perpétuait.
La voici qui vivote au jour le jour depuis son veuvage. Les propos sortant de sa bouche incessamment n’ont plus aucun sens. L'instinct la guide et lui dit inexorablement d’exécuter ceci, puis cela comme un impératif obligatoire. La certitude en son esprit se trouve ancrée. Jamais la moindre hésitation ne la perturbe. Rien ne la tourmente et rien ne la désempare.
Tous ont un rôle autour de moi. J’imagine, effrayé, la cité, fourmilière énorme où, s'agitant sous l'effet de ses pulsions, chaque automate accomplit inexorablement son labeur dérisoire en un ronronnement quotidien - sans but, sans destin.
Pour échapper à ces pensées, je pris le journal et je lus au hasard:
Il y a quelques jours la municipalité lançait une campagne de propreté ayant pour thème: La propreté, c'est aussi votre affaire...
Le salon de l'ameublement sera par sa tenue et son homogénéité un événement commercial de première importance...
En effet, non seulement l'épargne persiste avec l'inflation, mais elle s'accroît comme le montrent les chiffres...
Comment pourrais-je intégrer ces divers éléments si disparates? les informations du quotidien, le regard absent de la patronne et le profil ventru de la ménagère... Comment pourrais-je harmoniser la concomitance improbable unissant dans l’espace et le temps ces fortuits évènements? J’imagine expliquer les notions d’inflation, d’économie à l’extraterreste ignorant, par hasard descendu sur la Terre en ce moment.
Que fais-je au milieu de tous ces gens? Pourquoi suis-je apparu sur la Terre. Pourquoi suis-je ainsi moi, par ma pensée me sentant moi-même? Pourquoi ne suis-je un autre?
Chacun vit confortablement dans sa vie. Précisons que cette acceptation du confort est ici philosophique, ontologique et non matérielle et pratique. Nul d’entre eux ne s'est aperçu de l'organique horreur les constituant. Jamais ils n’ont senti que leur peau, leur chair était complètement insensible, étrangère à leur conscience intime.
Cela nous rassurerait que le sang qui nous parcourt nous dît: Vois, c’est pour oxygéner tes différents tissus que je circule en tes capillaires. C'est pour que tu vives. Mais nous savons bien que nulle empathie ne peut animer la matière. Le sang distribue l’oxygène aux tissus car le cœur le pousse, et le cœur lui-même est un élément passif, insensible. Si nous restons vivants, c'est qu’il est impossible à nos corps de ne pas vivre. Le Nomos gouvernant l'Univers, c'est la passivité, l'insensibilité. Tout dans l’Existence est conséquence et conséquence également de conséquence. Nul évènement original, primordial n’est concevable. Jamais un Début de l’Univers n’exista comme il n’existera jamais de Fin. Seul un déroulement cyclique est possible, imaginable.
Tous ces gens croient affirmer leur volonté, mais la Volonté n’est qu’apparence.
Ils vivnent. Cependant pour chacun d’eux un jour proche ou lointain, se bloquera dans leur mécanique un ressort essentiel. Douloureusement, il s’affaissera. Cet accident incongru ne troublera pas l'harmonie de la société. Cette éventualité commune est prévue. L’on enfermera son corps inanimé dans un coffre en sapin muni de poignées chromées. Puis on le transportera lentement dans une enceinte aux allées gravillonnées. Là, silencieusement, dans un trou pour toujours on le déposera.

LA MONNAIE

Ce jour-là, je me rendais à l’aurore en un bistrot banal. Ce médiocre établissement' nonobstant son aspect, m'octroierait un moment de sérénité, sursis nécessaire avant l'agitation de mon labeur quotidien. Je m'installai vers le fond du bar. Le patron vint. J'eus alors un choc. Cet homme… n’était pas un homme. Pour le nommer, les mots de butor ou d’Ostrogoth seraient délicat euphémisme. Possiblement, par un temporel sas' il provenait de la Préhistoire. Masquant du mieux que je pus ma stupéfaction, je commandai mon café. Sans tarder' il me porta la consommation. Le ticket mentionnait le prix d’un euro dix centimes. Ne disposant exactement de la somme indiquée, je déposai deux euros. Pendant que je buvais mon déjeuner, j'observai plus attentivement le bar. Vulgarité, grossièreté partout s'étalaient. Des placards en formica rutilaient d'un éclat factice. Les cendriers d'un sépia nauséeux juraient sur l'ameublement vineux. Les murs étaient couverts de maillots criards. Face à moi' sur une étagère en bois mélaminé, la bimbeloterie des prix luisait dans la quincaillerie des coupes. Ces trophées qui trahissaient la mesquinerie, la primarité' le chauvinisme étriqué, trônaient orgueilleusement. Les coiffant comme un solennel et pompeux fronton, s'affichait un hommage: À nos rugbymen. La formule ampoulée paraissait bouffonne inscription funéraire. Probablement, le bistrotier représentait le pilier de cette association, ramas de costauds bornés à l'horizon de l'activité musculeuse. Que faisais-je en cet environnement si trivial?
J'eus peur un instant que le patron ne devinât mes pensées. Lui près de moi! Ce rapprochement ne surprenait pas moins que celle unissant drosophile et daim, colombe et cétacé. Pourtant, nous appartenions tous les deux à la même espèce. Par quel mystère en cette humanité pouvaient coexister l'artiste et le meurtrier, l'angelette et la brute. Ce paradoxe attrista mon humeur. Le désespoir m'envahit douloureusement. Je me sentais comme un prisonnier ligoté par des filins invisibles.
J'attendais vainement la monnaie de mes deux euros. Ce laps anormal induisait en mon esprit un malaise imperceptible. J'observai de nouveau furtivement le patron. Ne prenait-il un air cynique? Sans doute' il jouissait de prolonger mon calvaire. J'étais effrayé de croiser par accident son regard. Soudain, j'entendis un choc provenant de l'étage. Quelle en était l'origine? Voilà ce que ma fertile imagination me proposa. Possiblement' il s’agissait d’un enfant la veille enlevé. De sa masse' il avait chu, se débattant sur la chaise où l’avait ligoté son tortionnaire... J'étais paralysé.
Il me faudrait bientôt quitter l'établissement. J'envisageai d'aller au comptoir afin d’exiger mon dû, mais le tenancier pouvait déclarer s'en être acquitté. Le pressentiment d'une inconnue menace emplissait l’atmosphère. Quelquefois' le silence est plus significatif que les paroles. Je n'osais bouger. Néanmoins' une alternative à moi s’offrait. Je pouvais sortir ingénument, feignant d’oublier qu’on ne m’eût pas rendu la monnaie. Tout simplement. C’était bien évidemment de ma part un aveu de lâcheté. Je trouvai dans l’instant plusieurs justifications de ma veulerie. Le moment approchait de prendre enfin la décision. Ne pouvant par cet argutie me duper, j'aurais dû choisir d’exiger la monnaie. J'hésitais pourtant. N’étais-je au contraire agi par l'instinct naturel de conservation? Dépourvu de raison consciente' il me dictait la réserve. Cette observation relevait d'une attitude encor plus captieuse. Par un miracle inattendu, l'avantage en était la sublimation de ma faiblesse en vertu. Par ailleurs' devais-je à la gendarmerie signaler un enlèvement? L'omission m'en rendait complice. Nul cependant n'eût prouvé que j'avais ouï la victime à l'étage. Mon questionnement s'évanouissait dans le brouillard de l'incertitude. Ce fut un motif suffisant pour l'abandonner. Les évènements de la vie sont toujours ambigus, trompeurs' fallacieux, me disais-je. Quelle option choisir congrûment en fonction des circonstances? L’on ne saurait' pour nous-même aussi bien qu'à l’égard du prochain, conforter une opinion morale infaillible. Connaît-on ce qui dans l'absolu peut s'avérer convenable ou pas, raisonnable ou non, courageux ou vindicatif' pusillanime ou prudent, maléfique ou bénéfique?
Sans décider véritablement, je me levai pour me diriger vers la porte. Ce déplacement' dépourvu de préalable intention' prouvait, si toutefois j'en doutais, que mon comportement n'était nullement déterminé par ma volonté. J’avais adopté la solution que je désapprouvais. C'est une inconnue pulsion qui me gouvernait, s’imposant à ma psyché. Lors que je passai devant le comptoir afin de gagner la sortie, j'évitai le regard du Néanderthalien. Ma démarche était mécanique. J'avais l'impression de commander chacun de mes nerfs et muscles.
J'allais franchir le seuil... quand le patron' souriant' me héla «Monsieur, vous oubliez la monnaie sur vos deux euros»

DIVAGATIONS POÉTIQUES

RENCONTRE AU CAFÉ

Dès les premiers feux matutinaux, je prends mon déjeuner dans un café. C'est un moderne établissement, rutilant de formicas et de chromes.
Quand j'arrive ici, tout se trouve enseveli dans la pénombre. Sur le mur' un lampion verse alentour sa clarté laiteuse. Dépassant du percolateur flamboient l’inox des manettes. La faïence au-delà du zinc est animée de reflets changeants. Lovés au plafond, des néons décoratifs reluisent. Le signal grenat d'un interrupteur clignote au fond, simulant un lumignon pulsatile.
C'est à l'heure étrange où l'on ne sait encor s'il fait nuit, s'il fait jour.
Tout se déroule ainsi qu'un scénario filmique. Je m'assieds devant ma table' inévitablement la même. L’on m'apporte un café, cependant je demeure hypnotisé par la ville endormie. La vision' par le miroitant jeu de la baie, m’apparaît telle un rêve enseveli dans un absolu silence.
Tout semble un décor imaginaire et surréaliste. Les objets sont éclairés de lueurs vagues. Sur le macadam se déploient des ronds lumineux, figés aux pieds des réverbères. Quelquefois' quand il neige' un monde enchanté surgit. Pareillement' un vénitien globe à notre œil ébloui, dévoile un paysage en un tournis de flocons pulvérulents.
Sur le trottoir opposé, l’enseigne au seuil de l’hôtel brille ainsi qu’un soleil. Son reflet déformé s'irradie sur la vitre opalescente. Surgi du néant, l'on croirait un optique effet de prodigieuse anamorphose. Le regard ne saurait y séparer virtuelle et réelle image. N'est-elle Annonciation mystique en un retable ancien, tableau recréé par la fantasmagorie des radiations naturelles?
Cependant, plus encor me séduit le ballet des jeux électroniques. L’on ne voit aucun billard automatique en ce lieu. Quelle aubaine! J’abomine absolument ces bruyants engins que' maugréant et jurant, malmène ainsi qu'araire indocile un moyen potache. Leurs échos de quincaillerie, leurs décor aux tons criards m'insupportent. Le jeu cybernétique à l’inverse est toujours effacé' discret, mystérieux autant que silencieux. L’on perçoit le tintement léger' régulier, d'un fictif palet rencontrant son immatériel objectif. L’écran tour à tour s’allume et s’éteint magiquement, générant un son presqu’atone. Le programme' indéfiniment' sempiternellement' se déroule. Face à moi, je vois les carrés bleus disparaître au moment où les atteint la bille. Par successifs ricochets, la voici qui finit par les grignoter l’un après l’autre. Plus que trois, puis deux, puis le dernier... Maintenant il s'efface. Tout recommence alors' indéfiniment' inlassablement. Ces micro-collisions comme en un songe irradient la console. Rien ne saurait arrêter leur cyclique évolution, pareille à la gravitation d’un stellaire amas.
La passivité cosmique est inscrite en ces jeux. Leur fascinant spectacle engendre une impression de béatitude. Je me sens plongé dans un envoûtant nirvana. Chacun des lampions devient un astre. L'ombre est espace infini. Le Mystère Universel en ce lieu transparaît.
La tenancière apporte un croissant à ma table. Ce laps m'arrache à la jouissance hypnotique où j’étais immergé. Lentement, je débite' en buvant mon café' la pâte encor chaude. La ville est toujours endormie. L'instant me semble idéal car il est hors du flux universel. Rien ne bouge. Cela signifie que le Temps s’est arrêté. Son cours bientôt reprendra quand le jour sera levé, quand les trottoirs seront bondés, les rues encombrées. Les rayons de l’aube auront détruit la spectrale atmosphère. La cohue tumultueuse aura pulvérisé le silence. De seconde en millénaire' à nouveau, s'écoulera le prédateur impitoyable anéantissant nos vies.
Là-dessus' j’entends le déclic de la porte... La voici - la jouvencelle au teint neigeux' aux blonds cheveux. Tous les matins' elle entre en ce bar et tous les matins je l’attends. Pourtant, je ne la connais pas. Je n’ai même un jour entendu le son de sa voix. Lycéenne à la mode, elle est jeune, elle est belle, avenante, élégante. Sans fard' elle est décontractée' naturelle. Possiblement' elle a dix-sept ou bien dix-huit ans. Sans doute' il en est des milliers dans la cité qui lui ressemblent. Rien n’est particulier en elle. Sa qualité, c'est qu'elle est fille en son intéririorité' son essentialité, sui generis' génétiquement' phénotypiquement. Sa chair est beauté, beauté son esprit, ses bras, ses mains, ses cheveux... Sans doute' elle est supérieure à tout ce qui peut exister sur la Terre... mais toujours elle ignorera sa précellence. Trouverait-on savant' génie, si considéré, si chargé d'honneur' de gloire et de biens, qui pût affirmer je vaux plus qu'elle au regard de l'Univers.? Qui ne rêverait' miraculeusement, de se métamorphoser à son image? Quelle ivresse irrésistible ainsi de sentir sa respiration féminine en soi! Quel ravissement' quel enchantement, que de s’identifier à sa forme!
L'année présente en sa vie n’est-elle unique et magnifique? Cependant' l’ennui l’envahit. Son cœur épanche une inconnue langueur. Sa beauté' sa jeunesse en vain lui sont prodiguées. Pourtant' n’est-ce irradiant' fulgurant, de se répéter à satiété je suis jeune et belle?
Que voudrait-elle ici trouver? Pourquoi vient-elle au café plus d'une heure avant les cours? Les bars sont des lieux où la Vie nous saisit, dans sa dimension grisante et palpitante. L’on atteint sa réalisation parmi les inconnus. C'est là que l'on peut espérer, que fallacieusement l'on s'étanche à l'idéal paradis. Le solitaire est morfondu quand de sa mansarde exigüe, jaloux' il aperçoit les amis boire à la terrasse avec les filles. Torturé dans sa chair' il maudit sa passion casanière.
Sans doute elle attend que survienne en ce bar un évènement, cependant rien ne se produit. Pour elle' en son imagination, le consommateur anonyme est sublimé. Si chacun de ces clients lui devenait familier, sûrement la quitterait l’envie de rester ici. Mais où donc est la Vie, dans son intensité' sa vérité?
La Vie ne se trouve en aucun lieu car toujours elle est où l'on n'est pas. C’est un mirage' illusion mentale inaccessible. Tels sont les fruits que saisit vainement Tantale au sein de l'Erèbe. Dans ce monde' il n'est de pays où l'on pourrait la rencontrer, sinon dans la bergerade' issue d'un subtil pinceau. Nul jamais n'atteignit la vallée de Nysa, thébaïde où s’ébrouent napés et méliades.
Cependant l’année passe. La fille au teint neigeux' aux blonds cheveux, devra s’engloutir au sein de la sordide existence.
Un lointain jour tu penseras, l’œil embué de pleurs amers: La Vie se trouvait là, quand je traînais au bar alors que j'étais lycéenne. J'étais jeune et j'étais belle... Ce morose ennui que tu maudissais te paraîtra même enviable.
Maintenant elle a terminé sa tasse. La voici qui se lève. Comme attiré par un magnétisme inconnu, son pas l'amène au magique appareil, généreux diffuseur de mélodies gaies ou tristes. Par la fente en chutant, la pièce émet le tintement d’un célesta. Quel sera son choix? C'est alors que la voix suraigüe d'un chanteur s'élève:
Pardonnez-moi si par hasa-a-a-ard
Je me fais toujours du cinéma...
J'apprécie l'évanescence édulcorée de ce refrain. Cent fois mieux il me plaît que la dynamogénie des batteries ou bien la fade élucubration des couplets intellectuels.
Je me fais toujours du cinéma
Oui, mais moi je suis tout seu-eu-eu-eul...
Je finis mon café, savourant au maximum le breuvage amer aux feux sombres. J'essaie de conscientiser chaque instant, quantum fugace évanoui dans l’urne indéfinie du passé. Bientôt, ce miraculeux moment sera devenu souvenir. Désormais' il n’en subsistera qu’un résidus, sédiment croupissant en mon esprit morne.
Chronos' que rien ne peut infléchir en sa course effrénée, malgré nous coule insidieusement. Déjà, le disque à la fin du sillon s'arrête. La fille a réglé sa consommation. La voilà qui sort en passant près de ma table. Je la contemple encore. Puissè-je en son acmé concevoir comme elle est belle. Belle' intensément belle' extraordinairement belle. Ses blonds cheveux ondulant, c'est la Volupté, l’infinie Volupté. Sa prunelle aux reflets pers' c'est noblesse' élévation' majesté. Son visage est Lumière. Son regard est magie, mystère...
Maintenant elle a franchi le seuil de l'établissement. Rien, rien n'aurait pu la retenir.
Quel sera son avenir? Je ne le saurai jamais. Jamais.
Dans cinq ans, dix ans, je me dirai - car je ne saurai l'oublier - que fait-elle en ce moment? sous quels cieux? Je ne le saurai jamais. Jamais. Comment imaginer ce futur lointain? Pourtant, ce moment viendra. Pareillement un jour... ne subsistera de nous qu’ossements blanchis sous la terre.

RENCONTRE ALLÉGORIQUE

Je marchais paisiblement dans un boyau de la cité, ruelle où transitait le continu flot des passants. Brusquement, devant moi je vis un couple étrange au dernier état de la décrépitude. La fille en dépit de son très jeune âge, apparaissait vieillie, prématurément enlaidie. Son regard trahissait le désarroi. La vie semblait pour elle un cauchemar, dont vainement elle essayait de sortir. Le garçon paraissait au contraire un écervelé brutal et vulgaire insultant sans retenue quiconque approchait de lui.
Je ramenai mon regard vers la fille... Je m'aperçus de sa gestation. Son flanc traînait partout ce fardeau vivant qui la rongeait comme un abcès répugnant, témoin de l’abjecte union de chair qu'avec son amant elle avait commis dans le délire.
Mon esprit s'éclaira.C'était la Déchéance, un tableau sinistre à la façon de Baldung ou de Zurbaran. Des gamins gouailleurs gesticulaient en les suivant pour les agonir de moqueries, C’est ainsi que la scène apparaissait à mes yeux telle un tableau vivant, une allégorie parfaite.
Que sont leurs pensées? me disais-je. Savent-ils ce qu'ils sont et ce qu'est le monde autour d’eux? N’est-il dans les réseaux de leur cerveau qu'un tourbillon confus d'interrogations? Possiblement, ô suprême ignorance, en leur psychisme est inscrit la certitude absolue, sans question, plus têtue qu'un algorithme?
Leur vie s’écoute, entraînée par le cours changeant des contingences. Nés par hasard, ils ont inconsciemment grandi, vécu, dans l’égarement assouvissant leurs pulsions. Par hasard, ils ont uni leur destin. Par hasard ils ont commis des enfants - sans qu’une interrogation ne les tourmente. L'Habitude ainsi qu’un lien solide a conduit leurs pas sans faillir dans le dédale étrange où se meut leur existence. Puis un jour, dégradés par la sénilité, voilà qu’ils disparaissent. Leur dernier souffle advient sans qu’ils aient pu saisir sur le sens de leur vie.
Et l'indifférente Humanité, par la main d'un employé, radie le nom d'un inconnu, l’ensevelissant pour toujours dans le gouffre indéfini du passé.

LA JOURNÉE PLUVIEUSE

Quand tout le jour, l’averse entêtée cogne aux carreaux et que chacun maugrée, maudissant la saison, je suis ravi. Je remercie l’Assembleur des nues car, malgré l'ondée, je vois en mon esprit un azur plus radieux qu'un ciel d'été.
Depuis le matin jusqu'au soir, je suis par la pensée le char doré du soleil, pour moi plus vrai que l’astre immobile inventé par les Modernes. Je rejoins l’Empyrée, loin des humains, loin du Monde, un lieu béatifique où les rayons spirituels éternellement resplendissent.
Voici l'aurore. Phoebus décoche en bandant son arc de lumineux traits sur les sommets qu'Iris a déjà teint de ses doigts rosés.
Là-bas, au font de l'Orient, l’on voit s’activer les Heures. Chacune étendant ses bras, meut lentement le portail aux vantaux de jade. Dans sa demeure, Hélios étincelant s'éveille.
C'est un palais resplendissant. Les murs sont de cristal et de verre. Les brillants plafonds sont d’orichalque. D'opale et de rubis sont les toits, d'électrum ses colonnades. Tout flamboie. Les girasols colossaux fixés dans les caissons renvoient de tous côtés leurs faisceaux réverbérant, fulgurant, en milliers d’éclats, en milliers d’éclairs.
Dehors, le parc est tout semé d'héliochryses. Rus et torrents y charrient leur scintillante onde en un lac miroitant comme un argentin vase au milieu d’un napperon de brocart.
Le dieu rejoint son char doré car les chevaux piaffant ont déjà senti le baiser d'Aurore. Sans qu’on les prie, les voilà qui, d’un bond majestueux, dans l’éther s’élancent
L'aube-à-l'oeil-pleurant de baisers vaporeux étreint la Terre. La brume élampée se dissipe aux rayons vainqueurs. L’attelage, en un courageux effort, s’élève, escaladant les transparents chemins de la voûte. Bientôt, les voici culminant sur les sommets vertigineux du zénith.
Sur monts et plateaux, sur la marine étendue, sur les champs, sur les forêts, jaillissant du char, la lumière inonde en jets éblouissants le sol asséché. Midi sans trêve irradie la Nature et les villes. Tout paraît se consumer en un gigantesque incendie. Flots, rocs brasillent. Le mont flamboie. L’emblavure étincelle.
Puis le divin attelage à travers l’espace emprunte un chemin déclinant. Le dieu tempère insensiblement son ardeur. Les rayons faiblissent. Quand apparaît devant le char le Jardin merveilleux de l’Hespéride, Hélios verse à poignées la pourpre illumination du crépuscule. Cependant, les chevaux las sont palpitants de plaisir. Chacun sent venir le moment bénéfique où mollement il reposera dans sa litière odorante.
Sur le sol, tout s'abandonne. Tout repose. Tout respire. Le paysan courageux a regagné sa couche, éreinté par le dur labeur de Cérès. La Pythie dans l’adyton rêve un instant, son rameau de laurier à la main. Son regard s’évade à l'horizon, découvrant les Phédriades. Là, sur les rochers sacrés, le dieu brille encor avant sa disparition. Puis la vapeur nocturne estompe en son filet mouvant reflets et formes.
Là-bas, au nadir, près du palais radieux, le Soleil a dételé son char, les chevaux paisiblement reposent. La sueur suinte au long de leurs membres. Leur haleine insensiblement s’apaise. Les voici bientôt endormis, la tête encore illuminée par la course effrénée sur les chemins du ciel.
Mais la pendule au salon retentit brusquement, égrenant dix coups. Je n’ai pas encor mangé. Vendredi, c'est vrai, Je dois sortir la poubelle... Voyons ce que le téléviseur propose: un débat politique, un film. Bah!
Le drap moelleux me fait signe. Le cassétophone à mon chevet distillera bien à mon oreille un Nocturne ou bien un chant nostalgique. Morphée, Père évocateur du Songe, en succédant à Phoebus, m'emportera dans son Royaume.

BAIE SUR L'INFINI

Le cœur sans courage et sans passion, j'étais étendu sur mon lit comme un cadavre.
La fenêtre ouverte offrait sa béance. Le jour faiblissait. L'horizon flamboyant déployait ses radiations tel géant prisme.
Ainsi' mon regard s'enlisait dans le firmament. Cependant, j'en recevais une impression de froideur métallique. Je m'interrogeais. Comment jadis un aède' en vers cadencés, put y voir Hélios abîmant son char au sein de la mer vineuse. Les dieux aujourd’hui sont morts. Le superbe Olympe est devenu sommet vulgaire. Plus un quadrige au timon doré ne le visite. Contemplant ce monde extérieur en sa passivité, j'étais envahi par une étrange anxiété. Je me découvrais dénudé' vulnérable. J’étais annihilé dans cette immensité qui m'environnait, m’écrasait' m’étouffait. Je me sentis happé malgré la protection de l'appartement. Quittant mon refuge à la tapisserie soyeuse' aux rideaux moelleux, j'étais au loin transporté, là-bas' tout là-bas' vers l'horizon galactique. N’est-ce un tel sentiment que peut éprouver' solitaire en sa mission, l'astronaute égaré sur un lunaire océan, contemplant un panorama de nitescents cratères?
C'est l'angoisse émanant de l'Infini, perception de l'insensibilité cosmique. Me rappelant cette impression, des souvenirs lointains en mon esprit surgirent. Je revis le tableau d'un chevalet devant un vasistas ouvert. Puis s’imposa par contraste une idyllique image. L'on y distinguait une inconnue fille en robe estivale. N'était-ce un Paradis protégé comme un temple en son téménos? Je compris qu’il s’agissait d’une apparence illusoire et mensongère. L'Univers' c'est l'Infini détruisant la béatitude. L'Infini' c’est l'impassibilité, c'est l'inexorabilité.
Je me trouvais prisonnier sur mon lit, sans résolution, le regard hypnotisé par l'insondable espace. N'étais-je enfermé dans la prison d'un scaphandre exigu, divaguant à mille années-lumière? Je naviguais vers l'Incommensurable. Je me dissolvais dans l’intersidérale étendue. Mon ipséité s'évanouissait. J'étais négentropique îlot structuré, poussière astrale imperceptible' infime. Je m'anéantissais dans la materia primigenia.

Cependant' je me levai - sans que j'en eusse en mon for conçu l'intention. Plutôt, je m'aperçus que j'avais adopté la station verticale. Cet involontaire acte' issu de mon comportement irréfléchi, n’avait pas effleuré ma conscience. Pourtant, je constatais que j’étais le même individu. Mon ego persistait. Par un effort surhumain, je fermai les persiennes. Masqué par ce paravent, l'extérieur avait disparu. Désormais' il n'existait plus. Mon regard se coulait de la tapisserie soyeuse aux moelleux rideaux. J’étais enfin délivré.

PEINTURE NAÏVE

Sur le mur de ma chambre est accrochée la reproduction d’un tableau moderne. S'ébattant joyeusement au bord de la mer, c'est une étrange assemblée d'animaux chimériques.
La toile au cours du maussade hiver me paraît plongée dans la morosité. Les sylvains dansant ne sont que traits figés inexpressifs. Leur pelage est terne. Leurs yeux globuleux sont morts., eurs gestes figés. Mais quand vient le printemps, le tableau miraculeusement s’illumine. Les tons éteints s'avivent. les regards s’éclairent. Mains et pieds s'agitent.
Et je reste ébloui, fasciné dans la contemplation de la ménagerie, zoo sans barreaux, sans gardien, sortie de l'imaginaire.
C'est une allégorie de la Joie qui défile ainsi devant mes yeux. Partout naïade et faon, méliade et chèvre-pied surgissent. Des chevreuils agilement gambadent. L'un est blanc tandis qu’un autre est zébré. La chevrette au soyeux pelage est cabrée, taquinant de sa corne un buquain placide alors que des colverts cancanant les interpellent. Cependant, la biche, ô bizarrerie, court avec six pattes. Comment peut-on voir simultanément sur un de ses profils ses deux yeux? La voici rejoignant un sylvain qui joue du syrinx avec son bras jaune et ses doigts carmin. Près d'eux, voici des ægipans enrubannés, enturbannés de byssus et de soie. L’on découvre encor des chevreaux jouant avec des sylctys et des chirimyas pour l’accompagner. Par sa trompe un éléphanteau souffle en son hélicon. Tous les animaux sourient. Tout devient clair, tout devient beau. Des fleurs parfumées choient partout comme essaims de papillons, recouvrant le sol d'un tapis moucheté.
..
Mais... que s'est-il produit soudain? Canards et faons de nouveau sont pétrifiés. Je me retrouve ahuri devant un morceau de carton barbouillé de tons blafards.
Ainsi, quand la joie vient nous visiter, en nous tout devient sourire et beauté. L'on se croit transporté jusqu’au Paradis, mais quand nous a quitté la visiteuse, alors tout devient plus effrayant que l'Anténore, et l'on se retrouve en Enfer.

VISIONS D'AMÉRIQUE

Après avoir essayé vainement toute occupation pour tromper l’ennui, désespéré, je choisi comme un recours ultime un microsillon, l’enregistrement préféré de ma discothèque.
Dès le premier son, la vision m'assaille. D’un coup, tout chavire autour de moi. Le salon paisible en s’étirant s'élargit aux dimensions d'un continent. Les fauteuils sont des monts, la table est devenue plateau. Le brasier de la cheminée paraît un soleil dardant ses derniers feux.
La native Amérique à mes yeux fascinés se dévoile en tableau sourd et violent.
De tous côtés s'étend le désert poudreux que rompt de lieux en lieux un rocheux piton, sentinelle immobile et figée de l'éternité. Lentement s'élève un léger roulement de char accompagné de la mélopée lancinante: Swing low, swing charriot. C'est la caravane au long des mois progressant péniblement sur l'étendue sinistre. en dépit des épreuves...
Mais voilà que devant les voyageurs les Monts Rocheux se dressent: une architecture élancée de pics, sierras, plateaux entaillés de vallées, canyons. Dans ses replis monstrueux, dégringolant du ciel pour s'évanouir jusqu'aux tréfonds des sédiments, les torrents fougueux s’épanchent. La cataracte ainsi qu’un lion déchaîné mord ses flancs anguleux.
Soudain, l'orage éclate en jetant son impétueuse ondée sur les conquérants terrorisés. La pluie crépite et le vent rugit. Le zigzaguant éclair fend la nue. La boule embrasée rebondit sur les aplombs rocheux, puis s'éteint, bouillonnant dans l’eau des rivières. Le condor, fracassé, rompu sur le roc, se débat, la gueule ouverte agitant son aile ensanglantée. Dans les rus, le brocher, poussé par les courants véhéments, tord sa nageoire impuissante.
Et la montagne elle-même en sa profondeur a vibré malgré sa granitique ossature. Là-haut, sur le bord du canyon fouetté par la bourrasque, un rocher énorme a vacillé, puis dans un fracas terrifiant, il s'écroule, arrachant dans son passage un grand lambeau terrèque. Dans l'orifice ouvert qui bée s'enfle un tourbillon pulvérulent.
Puis tout s'apaise. La pluie s'épuise en ultime ondée, le vent agonise en derniers soupirs intermittents. L'on n'entend plus au loin que les grondements étouffés du cataclysme. Le soleil timidement reparaît, perçant la nue qui s’évapore.
Et la caravane, en chantant repart: Swing low, swing charriot, Chacun rêve, espère au bercement des banjos égrenant leur mélodie grèle.
Parfois, surgissant du sol rouge, apparaît un corps hideux, statue sans bras, le nez transpercé d'anneaux, monstrueux totem de barbare idole. C’est alors que l'on prie le Seigneur afin de conjurer l’esprit malfaisant.
Un jour inattendu, voici qu’insensiblement, progressivement, l’on voit au sol apex verts, buissons, puis arbrisseaux. Puis voici des boqueteaux des bosquets luxuriants. La terre en sa fécondité vers le ciel épanouit fleurs et fruits innombrables. Partout, le grain du caféïer jaillit de sa gousse. Partout, le coton fulgure ainsi que laiteux épanchement. Partout resplendit le piment cramoisi tel sanguine éclaboussure. Miracle, au fond du ruisseau, l’on voit scintiller des pépites. Saphirs et diamants au front de la falaise étincellent.
Swing low, sweet charriot, nous voici dans le pays tant recherché, nous voici dans le pays tant souhaité...
Le déclic produit par le bras de l'électrophone interrompt ma rêverie.
Adieu, plaine immense et montagne. Le fauteuil a repris son air paterne et la table a retrouvé sa dimension rassurante. Le foyer que j'ai négligé de nourrir, pareil à cette illusoire évocation, lentement se meurt dans la cheminée.

PRINTEMPS RUSSE

Quand survient notre affligeant printemps qui secoue péniblement la torpeur de l’hiver, je pense au violent renouveau de la Nature en des lointains pays où brusquement se ranime aussi bien le cours des rus que les passions des hommes. D’un coup, l’eau vive au soleil sourd. L’âme est emportée dans l’irradiant flot de l’espoir.
Alors, je cache en ma paume un instant mon œil. Je crois m’évanouir et simultanément renaître en un lieu différent.
La nuit tombe. Non loin de Tsarkoié-Selo rougoie le crépuscule au bord de l'horizon, versant l'or de ses rayons sur les somptueux palais de Catherine. Là paraît une allée s’enfonçant dans un parc jusqu’à la datcha grise où brille un rais vacillant de lumière. Tout semble ici désert, mais la porte alors s'ouvre et deux boïards sur la terrasse apparaissent. Voici Fédor Pavlovitch et son oncle, Dimitri Grégoriévitch. Le premier, dandy pétersbourgeois qui ne rêve au long de l’année que de théâtre et de gloire. N’a-t-il pas déjà fréquenté des coteries d'étudiants? Puis il a monté lui-même un journal, écrit de la scène avangardiste et distribué sous le manteau des feuillets interdits qui laissaient le public autant que la censure indifférents. Puis un jour, tout s'est effondré: les amis, la rédaction, l’édition. Gonflé d’orgueil, il se prenait pour le grand Pouchkine. Commedia! Lors, amer, il a voulu se retirer du monde et ne plus voir quiconque aurait évoqué pour lui son illusion passée, vivre une édifiante existence anagogique et mystique autant que son ancienne hier fut bruyante et licencieuse. Le voilà chez son oncle aujourd’hui, rustique original qui honnit la ville et ses débauches.
Silencieux, tous deux sont absorbés par la contemplation du ciel et de la forêt...
[Dimitri Grégoriévitch] «Hu-hum.» [Fedor Pavlovitch] «Comment?» [Dimitri Grégoriévitch] «Je n'ai rien dit.» [Fedor Pavlovitch] «Ah bon.» Un temps. [Fedor Pavlovitch] «Qu’il fait chaud, Dimitri Gregoriévitch!» [Dimitri Grégoriévitch] «Oui, qu’il fait chaud, Fedor Pavlovitch.» Un temps. La brise en remontant de la rivière, éploie mollement les grands bouleaux du parc, ébranle un battant mal fermé de la datcha, puis meurt, étouffé dans les ramages. Son lointain murmure assoupi se confond avec le babil de l'onde. [Fedor Pavlovitch] « Depuis longtemps un tel printemps n’avait eu lieu» [Dimitri Grégoriévitch] «Bah» Un temps [Fedor Pavlovitch] «Un printemps véritable.» [Dimitri Grégoriévitch] «Les printemps sont tous pareils. Cela promet beaucoup. L'air tiédit, l’eau coule à nouveau, puis après, de la pluie, de la boue, de la neige, et cela recommence un an de plus.» [Fedor Pavlovitch] «Oui, mais cet air embaumé, cet enivrement, cette... L’on se croirait à Venise ou bien à Florence.» [Dimitri Grégoriévitch] «Tiens justement, à Petersbourg s’est ouvert un dépôt bancaire issu de Venise.» [Fedor Pavlovitch] «Heu, certainement.» Un temps «Je ne sais pourquoi, mais je ne peux dormir. Je vais marcher un peu dans la forêt.» [Dimitri Grégoriévitch] «IQuelle idée bizarre, à pareille heure! Moi, je vais me coucher. Ne fais pas de bruit quand tu rentreras. Dans un moment, je dormirai. Bonsoir, Fedor Pavlovitch,» [Fedor Pavlovitch] «Bonsoir, Dimitri Grégoriévitch.»
L’on entend le bruit des pas dans l'escalier, puis le grincement de la porte, et plus rien. Fedor Pavlovitch demeurait immobile et silencieux. Depuis si longtemps, il attendait le printemps qu'il ne croyait à sa venue soudaine aujourd’hui. Plus rien ne lui paraissait identique à ce que fut cet hiver interminable. Sûrement, tous, partout, ressentaient ce nouveau souffle. Ce rogueux Dimitri Grégoriévitch était bien le seul qui n’y comprenait rien. Fédor un instant contempla dans le parc les houppiers des bouleaux où le faisceau lunaire étalait sa clarté. Ne se trouvaient-il environné d’une aura magique?
Puis il pénétra dans la forêt d'un pas lent comme invinciblement fasciné par sa profondeur mystérieuse.
Les bouleaux bientôt l’entourèrent. La feuillée duveteuse effleurait son visage. Ses bras étaient lacérés par la fronde éployée des fougères. Fédor Pavlovitch croyait que jamais il ne devait revenir, s'enfonçant pour toujours dans l'infinie profondeur sylvestre, en cet océan vert enveloppant son corps.
Bientôt la fraîcheur du torrent le pénétra. Le soudain flot déchaîné, longtemps prisonnier, fouaillait la vase et balayait son lit encombré de galets et branchages. L’onde écumait, rugissait, gonflait sa chair liquide, enflait son flanc mouvant, cabrait ses reins nerveux telle un serpent farouche éveillé de son hibernation. Les blocs fracassés dans les tourbillons projetaient vers le ciel des jets fulgurants qu’irisaient les rayons lunaires.
Sur la berge inondée, la rainette et le crapaud sautaient, plongeaient, se mêlant à l'eau tiède avec frénésie. Dans l'air chaud, les passereaux étendaient leur plumage où s'engouffrait le zéphyr cependant que, pénétrés d’ivresse ils fermaient leur paupière.
La nature était déchaînée. Le torrent éclaboussait, le rameau frémissait, le vent exultait. Quelle énergie vitale au sein de l'onde, au sein de l’arbre et de la fougère!... Fedor Pavlovitch, abasourdi, suffoquait sous le flot de sensations qui le traversaient. Des cris, des chants jaillissaient de l’arbre et de l'eau, de la terre, en pénétrant son oreille, en imprégnant les faisceaux de sa chair, de son esprit.
Tu n'as pas vécu, tu ne sais pas ce qu'est la vie disait la source à la voix claire. Tu n'as jamais frémi, disait le chêne à sa voix grave. Tu ne sais pas ce qu'est l'amour disait le rossignol de son chant langoureux.
Tu ne sais pas ce qu'est la vie, tu ne sais pas ce qu'est l'amour disait la Nature épanouie.
...Mais déjà, Fedor Pavlovitch rejoint le néant de ma pensée. Moi, qui réside en ces pays méridionaux dont il rêvait, je m'ennuie sans le moindre espoir, ne rêvant que de vivre un soir de printemps dans une inconnue datcha de la Russie lointaine.

SOIR D'AUTOMNE

Que faire en cette après-midi maussade? La cigarette, évanescent opium, que j'insuffle ainsi que le népenthès induit en moi l'éphémère oubli du monde, anesthésiant mon âme. Cependant l'Ennui, ce hideux monstre anéantissant tout plaisir ne saurait se laisser vaincre. La télévision, boule aux changeants reflets qui me distraie parfois au long des jours brumeux aujourd'hui me paraît morte.
Mon regard se perd au-delà de la fenêtre. Tout me paraît figé, ce ténébreux soir, en un brouillard imperceptible. Seule, infatigable et vrombissant, l’avenue charrie ses flots de véhicules. Dardant leurs yeux phosphorescents l’on croirait d’obstinés pyrophores. Le froid, comme un fléau cruel étend dans l’air sa présence invisible. J’imagine, ému, le malheureux lièvre en son terrier transi, le moineau grelottant sur le rameau dénudé tandis que je me réconforte auprès du foyer. Le coussin m’offre un moelleux duvet, le fauteuil me tend deux bras satinés. Ces pensées me rassurant ne distraient qu'un instant ma lassitude irrémédiable et je retombe à nouveau dans un morne appesantissement.
Vais-je immédiatement fermer le volet? Non, car il est encor tôt. Savourons l’ennui lui-même en différant cette action. Tout devient si triste aujourd'hui. Cependant bientôt, la clarté diurne aura diminué. La baie ne sera plus qu'un trou noir béant, un Erèbe où s'agite un monde inquiétant. Lors, j'appuierai sur le commutateur, et ma lampe, ainsi qu’un soleil féerique illuminant la solitude, astre éblouissant plus beau que le vrai, jaillira soudainement dans la pièce.
Blotti dan un coin de mon alcôve ainsi, je veillerai comme une ombre en un caveau sans fond.

UNE JEUNE PATINEUSE

Elle entra sur la piste, et pensive un instant demeura figée. Sa tunique azuréenne était festonnée sur le bord par deux bandeaux en velours sombre à la mode espagnole ou russe. L’on pouvait admirer, dénudés, son bras, son épaule et sa cuisse élégante. Si claire était sa peau que sa chair semblait parcourue par l'immatérielle ichor au lieu de sang réel. Ses patins, qui la soutenaient imperceptiblement au-dessus de la glace en lévitation, rehaussaient encor plus son naturel maintien. Ses longs cheveux d'ébène et son iris de jais par contraste augmentaient la nacrée blancheur de son visage. L’on eût dit qu'elle était sortie d'un lointain conte. C'était Petrovna, la divinité du pôle ou bien la Snégourotchka, la fée de la neige.
Son regard empreint de mélancolie semblait égaré dans un rêve intérieur comme inapte à refléter les matériels objets, mais uniquement 'Empyrée céleste.
Ce n'était parmi des millions qu'une ingénue fillette , et cependant l'Idéal imprégnait sa chair, animait ses membres. Tout dans son corps, son esprit traduisait l’Idéal. Point n’était besoin que la consécration ne l'exposât à l'universelle admiration. Point n’était besoin que les feux de la rampe en triomphale aura sur elle afin de la magnifier ne se projetassent. Magnifique en son absolue solitude est la conque échouée sur un littoral inconnu, sans que nul regard n’ait découvert la sublimité de ses courbes. Pareille à des milliers, elle est précieuse, unique.
À cet instant, la jouvencelle esquissa vers le milieu de la piste une ample évolution lente et souple. Sa prestation trahissait timidité comme inexpérimentation, mais son naturel, sa beauté la métamorphosaient pour lui prêter plus de majesté qu’une étoile exceptionnelle.
Qu'est-elle au milieu du Monde, au milieu de la cité qu'elle ignore et qui l'ignore. Quel spectacle émouvant de contempler au milieu des écueils et de la mer furieuse un calme îlot de Beauté lumineuse.

PORTRAIT D'UNE JEUNE FILLE SUR LA PLAGE

Après son bain, la voici qui vient s’allonger sur le sable, offrant sa chair tendre aux baisers brûlants du soleil. Son corps est couvert de gouttelettes. Chacune est un microcosme oublié par la mer que la brise en la caressant au gouffre bleu restituera.
En elle est répandue la divine essence. Le regard ne sait que choisir en ses parties afin de jouir voluptueusement de sa perfection: le visage aux traits fins, la chevelure à l'or généreux qui se répand en son dos, le bras, élancé, la main gracieuse aux linéaments sinueux, la jambe alerte et le pied ferme. Sans répit varie sa pose et la disposition de ses courbes.
Rêveuse harmonie, subtils agencements d'une ingénue beauté.
L’on sent, inscrite en réseau complexe, une élaboration gratuite, inutile, et sans but, fruit du Hasard, dieu capricieux.
J'imagine en mon esprit le merveilleux ordonnancement animant ce tissu biologique harmonieux: le muscle étiré, tendu, relâché, le sang fluant dans les vaisseaux par l’effet des battements, les sécrétions versées par les canaux des glandes. Je sens la respiration calme alimentant d’éther oxygéné les poumons, les fonctions régulées par l’hormonal antagonisme ainsi que magique infusion.
Je sens la vie de ce corps, doucement, calmement battre. Je la sens pénétrée d’une immatérielle irradiation
Beauté suprême abandonnée sur le bord de l'Univers inconscient, conque échouée sur un hostile estran.

RÊVE ESTIVAL

Deux pas encor, pieds nus, cheveux au vent, jusqu'au sommet de la dune, au bout du rêve, et d'un coup la mer, la mer: vaste encensoir liquide évaporant vers l’éther son effluve, infini miroir de l'azur éblouissant. Le rameau d’un pin, la goélette au loin dérivant, un paravent sur le sable, un baigneur en un halo de clarté. Couleurs, éclats, reflets, tout suscite en nous émois, sensations. La jouvencelle en maillot dans son esquif s’abandonne, insouciante au bercement du flot, du vent...
Monde irréel, je voudrais te rejoindre et me chauffer à ton soleil, ainsi nager dans ton eau calme.
Cependant survient le soir. L'ombre envahit la vision radieuse. Lors, adieu plage, adieu Paradis.
Et soudain -- hideur, enfer, un océan monstrueux surgit dans la nuit.
Éclair, tremblement, grondement, craquement. L'océan lutte, écartelé sous la tempête. L'eau crie, le récif gémit. Fureur, furie, folie des éléments. La vague au loin prépar un assaut, déploie sa force, avance, en plein élan, se gonfle et s'élève... Puis la voilà qui s'écrase en un choc terrifiant. Brisé, disloqué, le rocher ruisselant bave. L’on voit là-bas un écueil solitaire, épave abandonnée qui lutte au milieu de la tourmente. Le poitrail en avant, il se dresse en combattant, rageur, haineux. Cependant, éperon torturé, le soir, j'ai vu, quand le vent apaisé murmure en un lamento sa plainte et qu’a fui vers l’horizon l’océan vaincu, j'ai vu, comme au rocher du Sipyle autrefois, un pleur amer couler de ton œil granitique.
Dans la nuit, insensiblement, brisant, vague et nue, se confondent. Le maritime abîme aux confins du songe a rejoint le firmament. La vison disparaît devant la réalité.

LA VIERGE DE *

Je peinais sur un abrupt sentier au flanc d'un plateau, seul, seul au milieu de ronciers drus hérissant leurs venimeux dards.
Je la voyais au loin comme une étoile inaccessible, et je la suivais comme autrefois les Rois chaldéens.
Le silence était religieux. Partout s’étendait le désert jusqu'à l'horizon vide où se découpaient l’escarpement des rocs dénudées.
Un étrange avertissement planait, mystérieux signe émanant des lieux sacrés où l’on pressent la prémonition des grands événements.
Son image au sommet du mont grandissait tandis que j'avançais péniblement. Sa présence induisait une inconnue vigueur en ma poitrine. Je ne sentais pas dans ma chair pénétrer sauvagement les aiguillons féroces
Enfin, je parvenais près d'Elle. Mon regard plongea dans la hauteur inaccessible où rayonnait son visage. Le soleil auréolant ses cheveux d'un nimbe étincelant obligeait mon regard à se baisser.
Les mains tendues vers l'éther, j'aurais voulu dans un élan joindre à ma faible énergie la puissance imprégnant sa main qui jadis écrasa le crâne infernal du serpent.
Soudain, je fus traversé par une hallucination. Je vis, sortant de terre, un peuple affairé, luttant, souffrant, les travailleurs écrasés de colossaux blocs, des sculpteurs suant, saignant pour dégager du rocher dur le profil délicat d'un visage. Tous, par ce labeur acharné, glorifiaient l'insouciance et la volupté capricieuse.
Confiant, je m'approchai du pied géant soutenant la statue. Mais je n'osais - pétrifié - poser mon doigt sanglant sur le marbre immaculé.

SOUVENIR D'UN LIEU CHER

Le Professeur de Conservatoire habitant ce lieu, non loin de la cité, veut préserver son intimité. Son portail n’est ouvert à quiconque' à toute heure. Quelle abjection peut cacher la façade aristocratique? Pénétrons puisqu’il a rejoint l’Éternel Royaume.
Dans la datcha' manoir fastueux' bat le cœur de la Russie, plus que dans le palais de Catherine à Tsarkoïé-Sélo, que dans la basilique érigée par Ivan le Terrible.
Souvenir d’un lieu cher. Dans le salon, piano, vitrine et bureau. Là, bouquets' rubans, couronnes Pour toi, grand camarade - la promotion de l’Institut. Sur les murs' photos jaunies: Vladimir ici, Nicolaï' un autographe A mon dieu terrestre' à mon ami. Ton sincère admirateur..., Là' Serguéi Ivanovitch' Anton Stepanovitch. Là' Fedor Maximovitch' Anton Grigorievitch. Bien sûr' bien sûr' Ivanovna, bien sûr Alexander. Kostia, bien sûr' bien sûr' Alexeï' Natalia... Mais là' c’est l’image aimée, honteuse' adorée, Modya. Sur le bureau, lettre inachevée À Nadejda, la dernière. Témoin d’un échec affligeant' témoin... d’une ingénue passion dérisoire. Vieux sentimental.
Souvenir d’un lieu cher. Bibliothèque. Partitions, morceaux variés' cahiers de musique...: Dumka' Valse et Rêverie, Feuillet d’album' Nocturne et Polka, fantaisies' concertos... Voyons, scrutons' analysons. Maladive hypersensibilité, nerveuse hyperesthésie, théâtralité grandiloquente et romantisme exacerbé, passéisme et conventionnalisme' académisme... Sans réagir' il se laisse en public vilipender. Le vernis s’effrite. La chair saigne. Le voici nu devant nous' indécent. Vieux pleurnichard. Que voulez-vous tirer de ce fatras' à notre époque enfin, mais vous plaisantez' j'espère...!
Souvenir d’un lieu cher. Dans le jardin, plaque émaillée. Testament d’une esthétique? Profession de foi selon son concepteur' exégèse argumentée?
Je voudrais que beaucoup de gens apprécient mes compositions, que chacun puisse y trouver consolation' réconfort.
Souvenir d’un lieu cher. Cependant' voici qu'à la nuit tombée, vers la datcha se glisse une ombre inconnue. Chez le professeur devenu célèbre aujourd'hui, que vient tramer ce dandy fringant de l’aristocratie? Pourquoi vient-il si tard incognito? Rumeurs' questionnement, soupçons' dénonciation. Réunion de famille... Nous devons éviter le scandale' à tout prix éviter le scandale. Finissons, vous n’avez pas le choix... Vous devez nous obéir. Vieux lâche.

LE GRAND PASSAGE

Étrange impression. Je demeure immobile. Pièce aux murs dépouillés, funèbre en sa viduité, son exigüité. Clarté blafarde. Carreaux blancs, panneaux blancs, tapisserie blanche. Blancheur sans teint, blancheur sans luminance. Nul ameublement - hors un lit ambulant. N'est-ce un esquif prêt à l'appareillage? Pour quel port' quel univers' multivers?

Miraculeusement, d'un passage escamoté' paraît une inconnue. Son charme étrange envoûte et fascine. Me voici prié de me déshabiller. Complètement - jusqu'à la vêture ultime occultant mon corps. Je m’exécute. Je dois me dépouiller du moindre effet qui me rattache au monde. Je quitte aussi la montre à mon poignet. N'est-ce un dernier repère au temporel écoulement de mon existence? Me voici dans ma nudité, ma Vérité - sans nul artifice et nul mensonge. La jouvencelle en me fixant m’ordonne instamment d’absorber un cachet - minuscule. Ne pourrait-il contenir un puissant élixir? Ne serait-ce un grain de grenade? Puis sa main' d’un linge azuréen me recouvre. Nos regards se croisent. Je discerne en sa prunelle un dessein ferme' énigmatique.

Sur la couche' à son injonction' je m'allonge. Me veillant près du chevet, je l'entrevois, silhouette élégante et mystérieuse. J'aurais voulu que dans l'Inconnu m'accompagnât sa présence. Pour moi' n'est-elle un secours avant l'épreuve inéluctable? Mais la fille à mes yeux disparaît...

Aucun bruit - L’attente - Pénible attente' insupportable attente. Concentration' méditation, repli sur ma conscience. Ma vie' que fut-elle? Qui suis-je? N’ai-je au cours de ma tribulation terrestre agi pour le Bien, pour le Mal? N’ai-je à l’égard de ma fratrie parfois démérité?

Soudain' vers la porte' un grincement. Paraît un étrange humain. N'est-ce un démon, succube inquiétant? Son visage' un masque impénétrable. Je le scrute en vain. Son aspect m’effraie. Cliquetis. Le voici m’entraînant sans pitié. Roulement brutal' saccadé, haché. Sas' passage étranglé, sas' goulet. Dédale indéfini de corridors. Je me sens glisser en impesanteur' mû par un pouvoir maléfique. L'ascenseur. Descente. Plongeon vertigineux dans la profondeur. Jusqu'où? De nouveau, le dédale indéfini des corridors. Suspendus au plafond, projecteurs' néons' dardant leurs éclairs sataniques. Défilement hallucinant. Va-t-on m'interroger, dévoiler sans pudeur les tréfonds secrets de mon cœur? Bientôt, le moment de Vérité. Le Grand Passage. L’on me saisit le bras. L’aiguille en mon épiderme infiltre un sérum empoisonné. Sur mon visage apeuré s’écrase un tube. Sensation de brûlure - Suis-je au fond de l'Enfer? Plus rien.
Quand je m'éveillai, je revis la fille énigmatique. Cependant' son aspect avait changé. Souriante et sémillante' elle émit ces mots «C'est terminé. Votre appendice a bien été sectionné. Vous allez bientôt quitter la policlinique»

INCIDENT

Hier' un insolite évènement vint troubler mon oisiveté. Je buvais mon café dans le salon, principale occupation de mes journées d’Oblomov indolent. Mon regard absent' par la baie' s'évadait. C'est alors que j'aperçus' dans la propriété voisine' un vieillard invalide. L'homme' écroulé sur le sol' tentait vainement de se relever. D’un pitoyable effort' il s’épuisait. De même un scarabée' retourné par un hasard malencontreux, voit sa destinée dérisoire absurdement s'achever. Je connaissais parfaitement cet homme. Sans réagir' hypnotisé, je le considérais un moment. J'espérais qu'il parvînt de lui-même à recouvrer sa position debout, me dispensant ainsi de le secourir. Mais il ne pouvait y réussir. Possiblement pour compenser ma fascination, je m'élançai vers la porte afin de lui fournir assistance. Parvenu rapidement au lieu de l'incident, je lui saisis les bras pour le hisser jusqu'à ma hauteur. Le charnel contact unissant nos corps' bien qu'il fût dévouement, générait en mon for un sentiment de pudeur incompréhensible. Je n'ai souvenir de mes propos, ni ce que répondit le vieillard. Malgré l'adversité, nullement il n'avait perdu son équanimité. Masquait-il par sa bonhomie l'humiliation qu'il subissait, lui révélant son affaiblissement inéluctable?

Probablement avait-il buté sur un caillou du sol inégal. Parvenant à l'agenouiller, je l'observai de nouveau. Cet homme usé' que je connaissais bien, jadis avait travaillé durement pour élever son fils unique. La jeunesse et la vigueur avaient imprégné ses membres. Maintenant, sa jambe en vain plus ne le soutenait. Sa femme inquiète apparut sur le perron. Nous avons conversé, nous rassurant par des propos anodins. Puis je m'empressai de réintégrer mon protecteur cocon, les coussins moelleux du sofa, mon fauteuil' mes tentures. J’étais soulagé que fût restauré l’harmonieux cours de ma vie, perturbée fâcheusement par cet épisode incongru. Cet homme' effectivement, je le connaissais très bien. Nul muret ne séparait sa propriété voisinant la mienne en contrebas, ce qui m'avait permis d'y parvenir si facilement. Néanmoins' un rang de lauriers s'y maintenait, persistants arbrisseaux que n’éradiqua nul arrachage.
Cet homme' oui, je le connaissais bien. C'était mon père.

VISITE À L'OLYMPE

Je me crus téléporté par un songe au sommet du radieux Olympe. J’avais souvent tenté d’atteindre au cours de mes rêveries ce lieu si fascinant sans jamais y parvenir. Ce que je découvris s’opposait à ce que j’imaginais. Je croyais les dieux tels que les avait peints Homère, occupés sans discontinuer à des panégyries où, parmi les plats d'ambroisie débordants, le nectar coulait à flot dans les cratères. Sachez que rien de cela n’est véridique. Le palais olympien, joyeux autrefois, de nos jours est devenu la thébaïde oubliée de l’immobilité, de la mélancolie, de l’atonie. Le sanctuaire a néanmoins conservé son éblouissance incomparable. Voici ce que je vis. Je me trouvais donc miraculeusement transporté dans une inconnue pièce aux murs étincelants de marbre immaculé. J’avais l’impression de flotter dans l’air en un lieu vague au-dessous du plafond à moins que je ne fus plaqué sur le sol. Je ne savais. Possédè-je un corps? Je l’ignorai de même. La pièce, où n’apparaissaient ni draperie, ni meuble, était nue. Je percevais un flux d’étincellements, de fulgurances. Longtemps je demeurai sans rien discerner autour de moi, sans pouvoir esquisser un mouvement. J’aurais voulu m’engager dans les couloirs de ce palais, en visiter les recoins secrets, surprendre en leur intimité les divinités mythiques. Particulièrement, un désir me hantait. J’aurais voulu découvrir sur le seuil du portail olympien les Heures. J’aurais voulu sonder cet espace indéterminé séparant le monde immortel du monde humain, ce fossé juxtaposant deux univers opposés dont on ne peut concevoir la proximité. Je me trouvais inexplicablement dans ce palais sans que j’en eusse en aucun moment franchi l‘entrée. Cependant, je finis par distinguer une immense ouverture où mon regard plongeait sur les sommets enneigés. Partout, des nuées, des nuées, ce fameux brouillard que fait mouvoir chaque Heure avec la précaution de les déplacer, de les replacer pour masquer le seuil à l’œil des mortels. Je restai longtemps dans la contemplation de ce panorama sublime. J’avais l’impression que ces monts n’étaient pas composés de rocs, mais de matière évanescente, à moins qu’il ne s’agît d’holographies multipliées, de radiations virtuelles. Je crus percevoir des bruits ténus, des glissements, des frôlements, des tintements, d’assourdis échos trahissant quelqu’invisible apparition. Possiblement s’agissait-il de la fière Athéna décrochant son coursier pour l’atteler à son char. J’étais impressionné par cette idée qu’elle eût pu représenter la raison de cet infime écho. Bien que je ne les visse en aucun endroit, les dieux se trouvaient là, je sentais leur prodigieuse influence. Partout, je sentais que se trouvait celui qui préservait la stabilité de cet univers, le Cronide. Son esprit habitait l‘édifice, imprégnait l‘espace. Puis ce fut de nouveau le silence. Puis encor un temps prolongé s’écoula jusqu’au moment où je retrouvai la matérielle existence. Voici relatée l’expérience unique ainsi que je la vécus.

QUE SONT DEVENUS LES DIEUX AUJOURD'HUI
d'après l'album musical de Jan Leontsky

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Zeus lointain' si lointain, continue d’épancher sa fécondante et lustrale ondée... mais sa voix si faiblement gronde. Lui' si jovial maintenant a perdu sa jovialité. Zeus abandonné, Zeus délaissé. Chéries parmi tous ses rejetons, que sont devenues ses deux filles?

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Aphrodite' icône éteinte' écrasée par la Fatalité. Quand la beauté signifie poids, l’immortalité malédiction. Las" Aphrodite' image effacée, dépréciée. Las' Aphrodite' effigie ternie' flétrie. Si resplendissante et si pétulante en son acmé' son apogée, si timide aujourd'hui, réservée' timorée... mais pure' étonnamment pure en sa fragilité, son évanescence.

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Apollon, sous l'aspect affligeant d'un bellâtre aux cheveux gominés, se perd en un babillage oiseux. Le Parnasse est désert' plus aucun chant n’y vibre. Nul instrument' cithare ou phorminx' n'égrène un mélodieux refrain. Depuis longtemps, la Muse a fui ce prétentieux trop imbu de sa personne.

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Arès' étonnant, convertit sa brutalité primitive en rutilance et chatoyance. Depuis longtemps' le dieu martial a perdu sa belle amante. Pourtant, son âme a conservé l’onguent des propos charmeurs qu’elle y déversa.

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Artémis à travers la forêt danse. La seule épargnée par l'angoisse originelle étreignant les Olympiens - du moins le croirait-on. Sans remords à l’égard d’Actéon, la voici qui danse et danse encore. La voici qui louvoie' tournoie, fongueuse' entièrement absorbée par son narcissique autisme.

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Atlas. Aux confins de l’espace' Atlas' dans l'ombre accomplit son harassant labeur. Nostalgique' il se laisserait emporter par son rêve incertain - rêve ébauché, fugace' avorté. Pourrait-il s'enflammer, lui' Titan grossier, pour l'Hespéride un jour aperçue dans le jardin voisin? Mais sa pensée déficiente en vain croupit, s'engourdit.

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Cronos. Frappant à la muraille' éternellement, Cronos crie sa haine envers les Olympiens. «Que fut mon indignité. Quel forfait perpétrai-je afin de subir un tel châtiment? Pourquoi suis-je enfermé dans le corps de Gaïa?»

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Maïa... paraît obsédée par un tourment unique. Bien sûr' bien sûr' l'Absent, le dieu que son flanc porta jadis. Maïa' s'accomplissant en sa féminité, sublimée par la maternité. Maïa transcendée par la fécondité, hantée par le souvenir de Celui que sa chair enfanta...

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Hadès. L'on ne saura jamais pour quel motif obscur' sempiternellement, le chtonien mène au fond de l'Érèbe une effrénée sarabande. Quel mystérieux tourment assombrit son humeur funèbre? Quel ressentiment peut-il nourrir à l’égard des vivants?

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Héphaistos borné, stupide' insensé, l'esprit vide. Le Boiteux fruste assène en son antre un compulsif martèlement, sans même une aimable attention pour sa gracieuse épouse. Plus aucune arme ouvragée ne sort de sa forge. Ne poursuit-il inutilement un labeur absurde?

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Héra, seule enfermée dans un profond boudoir. Las' Héra, seule' écrasée par ses rancœurs' ses rancunes. Las' Héra, s'efforçant de retrouver l'apaisement. Touchante et bouleversante Héra, douloureuse et malheureuse Héra. Dans le silencieux palais résonne au loin sa lamentation pathétique. Las' Héra, pure elle aussi' pure en son adversité, plus que tous attristée, plus que tous affligée, plus que tous atterrée.

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Hermès. Hermès le Magicien, fringant' sémillant. Hermès au milieu des nues, planant' volant. Hermès l’infatigable' Hermès l’inépuisable. Hermès éblouissant' affranchi des pesanteurs. Magistral' magnifique Hermès... Quelle apocalypse aurait-elle un jour vaincu son intrépidité, son activité?

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Poséidon... impassible' indifférent, tel un forçat roule insensiblement ses flots sur l'arène inféconde. Nulle ondine au sein de l'Océan, ni tritons' ni marsouins. Plus de Néréides. La mer lie-de-vin paraît vide. Rien qu’un épanchement stérile et monotone.

La neige' immuablement, s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

Éros... faussement timide. Portrait lénifiant de l'ange aux teint vermeil. Saurait-il être un dieu plus que lui pernicieux, plus que lui dangereux? Serait-ce afin de masquer la rouerie de ce matois fripon, de ce chérubin trop ingénu, qu’il apparaît sous l'aspect d'un minois inoffensif? Distillant son poison, la voix susurrante' enamourée, de ce garnement adorable et détestable' en nous s'épanche. Son charme irrésistiblement nous enivre' imparablement nous enjôle. Saurait-il être un dieu plus que lui fascinant' envoûtant?

La neige' immuablement... s'abat sur les frontons pareille au temps qui fuit.

L'AIGLE

Je suis le fougueux aigle impérial hantant les sommets, planant sous le portique azuré du céleste empyrée. Fier, dédaigneux, je vole au sein de la tempête, environné d’éclairs, fendant les nues orageuses. Je rejoins le séjour des Immortels. Mon plumage effleure en passant les cheveux dorés des Olympiens. J’ignore en mon orgueil le vil corbeau, le ver infect, habitants affligés de l’infra-monde. Toi, misérable humain qui rampe au milieu de la fange, incline au sol ton front bas quand tu sens passer au-dessus de toi ma gigantesque aile. Si tu risquais par témérité de croiser le feu de ma prunelle irradiante, ainsi que Sémélé contemplant Zeus, tu serais subitement aveuglé. Si tu désirais m'accompagner en agrippant mon plumage au sein du firmament vertigineux, les cheveux hérissés, défaillant, terrorisé, tu serais d'un coup désarçonné, puis englouti comme autrefois l’imprudent Icare au sein du glauque océan.
Tout le jour, solitaire et jaloux, je suis grisé d’espace, enivré de lumière. Le soir, à l’issue d’un assaut furieux, je ramène en mon aire au-dessus du vide effrayant, un hideux stryge éructant, sifflant et se tordant, écrasé par ma serre impitoyable. Puis là, dans la satanique ombre, exalté par mon victorieux combat, je dépèce atrocement de mon bec acéré la dépouille ensanglantée de ma proie vaincue.

MON PÈRE AIMAIT NARRER DES SOUVENIRS

Parfois' les nuits d'insomnie, me hante un souvenir ancien, rare image émergée de mon enfance. Nous partons en vacances. Nous voici dans l'automobile engagés vers sa destination: mes parents' moi-même' et le chat, dont jamais nous aurions voulu nous séparer. Nous traversons des monts déserts. Puis nous stationnons sur un chemin pour un arrêt temporaire. Nous sortons le chat, bien tenu par une attache en cuir lui maintenant la tête et le poitrail. Le chien' lui' docile et soumis, se maintient facilement par sa laisse emprisonnant son cou. Pour le chat' rétif à l'assujettissement, l'obligation d'un harnais plus contraignant s'impose. Mon père' optimiste exagérément, croît pouvoir détacher l'animal sans qu'il nous échappe. Le voici libre. La nature épanouie le grise' éveillant son instinct, lui dont le domaine étroit ne dépassait les jardinets citadins. Nous ignorant' il s'éloigne à pas lents tandis que nous l'appelons. Vainement. Rien ne s'oppose à l’archaïque instinct gravé dans ses gènes. Vainement' nous l'appelons encor en nous égosillant. Vainement. Le malheureux, sait-il qu’en nous fuyant' sans doute il subira la faim' le froid. Sans nul secours' avant de mourir' il endurera d’infinies souffrances. Désemparés, nous continuons cependant le trajet, bien loin de lui.
Un mois plus tard' passant à nouveau par ces monts déserts, nous l'avons appelé - vainement. L'année suivante encor' mon père' un jour, voulut revenir en ce lieu pour le retrouver. Nous avions même interrogé les fermiers environnants. Toujours en vain. Puis les années l’une après l’autre ont passé. Plus jamais ne fut abordé cet épisode en nos conversations.
Pourquoi n’a-t-il pas été rayé de mes souvenirs si volatils? C’est ainsi qu’il revient souvent la nuit me hanter. Qu'a pu ressentir l'animal perdu, seul dans la nature hostile au milieu de l'hiver? Dans sa mémoire a-t-il revu, lorsqu'il s'est couché sur le sol pour ne plus se relever, la douceur évanouie d'un ancien foyer? Comment survivre et comment aborder les humains, pour lui dernier recours salvateur? Comment approcher d'une habitation, havre accueillant s'il en est, quand retentit l'agressif aboiement d'un molosse enragé, l'héréditaire ennemi de sa race.
Mon père aimait narrer des souvenirs que nous avions jadis vécus, désolants ou truculents. Jamais il n'a raconté celui-ci. Pourtant... je savais qu'il demeurait au fond de sa mémoire.

LE BAR-FORUM Souvenir d'un forum

Que fais-je encor en ce bar-forum à cette heure indue? Pourquoi suis-je en ce lieu revenu? Je me complais' il est vrai, dans son atmosphère empesée, glauque' étouffante. Le tenancier-modérateur' Xavier, maintient le feu des bougeoirs sataniques. Les bâtons sulfureux flamboient, diffusant leurs éclairs phosphorescents. L'on discerne à travers la fumée les consommateurs avachis. Leur œil hagard décrypte amèrement la console. De leurs digitaux pugilats' déversant rancœurs' aigreurs, génie, stupidités' banalités, sans répit ils s'étripent. Chacun livre à tous impudiquement son désir d'amour et de haine. Tenant un plateau, Xavier devant le zinc déambule. N'est-il prêt à servir' diligemment' aimablement, l'un de ses cocktails empoisonnés que sa malveillance élabore. Juché sur une estrade en avant, pourvu de sa canne à pommeau, poudré' ganté, Raphaël parade' exhibant sa magnanimité cauteleuse. Dans son ombre apparaît Cémara. La bougresse' inhalant sa décoction, vaticine incessamment, telle en sa galerie la prêtresse imprégnée par les vapeurs de Pythô. J'avoue me complaire en écoutant sa musique insignifiante et charmante. Lauriane' imposante' à la réception, froidement inscrit les internautes. Lors à chaque assaut du scriptural combat, sans pitié' ses doigts manient le tiroir-caisse. Dorémi' raisonneur ennuyeux, tente en vain de masquer son intellectualisme. C'est en proférant des inepties qu'il y parvient admirablement. Non loin se devine un profil délicat, Trinidad' à la silhouette évanescente et gracieuse. Fée majestueuse' elle épanche alentour sa parole inspirée. Nul ici ne saurait l'attaquer' l'humilier, car elle est protégée par une invisible aura. Dans un coin, l'Adjudant reste affalé, complètement saoul. Parfois, saisi d’un accès brusque' il se met à gueuler insanités, jurons' blasphèmes. Puis il retombe en sa torpeur éthylique. Parfois' il ne retient plus sa miction. Dépourvu de pudeur' il urine en ses brailles. L’infect liquide en fluant dégouline au long de ses jambes. Marianne alors' sainte énamourée' vient l'éponger, trempant sa chevelure en un bassin d'eau bénite. L'on croirait voir une iconostase' un médiéval triptyque... Maria Magdelena lavant les pieds du Christ. L'adjudant' fort émoustillé par son mollet pulpeux, sans vergogne essaie de relever le jupon de sa bienfaitrice. «Noli me tangere» paraît signifier le regard suppliant de la sainte éplorée. Cependant, le pêcheur invétéré' sans gêne' éructe à sa face...
Un jour' pulvérisant le ronronnement de ce minable entretien, l'on vit un gringalet, tel un météor' pousser le volet du portail électronique. Le Grand Maître. Son visage était blafard' cadavéreux' terreux, miné' rongé' ravagé, par les tourments de sa littéraire impuissance et de son génie. Par de fuligineux lorgnons' il masquait son œil hanté par le démon. Sa joue caverneuse était creusée par les péchés inexpiables. Hautain' méprisant' il a déversé' tel un venin sur les abonnés, sa logomachie scatologique en sublime et cinglante imprécation. Puis il est sorti, claquant le portail électronique...
Raphaël' dédaigneux, demeure en son mutisme. Xavier reste immobile. Sa lèvre est parcourue par un léger sourire. Sans doute' il espère accueillir une âme égarée, candide' ingénue, recrue dont cyniquement il va se repaître à la prochaine intrusion. La proie naïve' ignorant le guet-apens, s'enlisera dans la fosse ourdie par son esprit machiavélique. Je le vois s'adosser au comptoir' satisfait, dans la contemplation de son troupeau d’ouailles. Sous l’aiguillon de sa perfidie, chacune est occupée toujours à renvoyer quolibets' railleries. Je l'observe à la dérobée. Son visage est lisse' avenant, sympathique' ouvert' aimable. Comment imaginer qu'il masque une âme aussi noire' aussi crapuleuse! Tout nouvel abonné se trouve ainsi prévenu par l'enseigne. Rien pourtant ne saurait dissuader la recrue téméraire. La voici qui s'agglutine en ce bar-forum pernicieux, tel un moucheron se brûlant aux feux d'un réverbère. Mon tacite accord admis par Xavier depuis longtemps est bien rodé. Quand la victime innocente a par chance évité sa griffe aigüe, la mienne aussitôt la dépèce. De même en un détroit l’imprudent navigateur passe inévitablement de Charybde en Scylla. Voilà qu’elle est écœurée, dans son ego meurtrie, dans son amour-propre humiliée... Xavier' de surcroît' imagina le spécieux argument qui nous lie, transformant l'assouvissement de nos perversités en bienfaisance. Nous permettons l’évolution - disait-il en expression raffinée - de l’âne et de la pintade. J'avoue que je n'aurais jamais trouvé si lumineuse idée, qui fait mon admiration. Du grand Art.
Manuela, de nouveau je pense à toi. Manuela' t’en souvient-il? Pour t"honorer, j'avais créé cette imaginaire institution des vestales. Mais hier' tu voulus en démissionner. Manuela, vous étiez d'une essence épurée, supérieure. La féminité vous communiquait excellence et précellence. Manuela, tu n'as pas su décrypter mes intentions, discerner la sincérité' l'insincérité, l'authenticité' l'inauthenticité. Bien loin de la fausseté, la pensée magnifiée par l'esthétisme est vérité suréminente. Par son truchement, nous atteignons l'Idéal où peut s'immerger l'âme. Je croyais que vous l’eussiez compris' ma chère? Si vous saviez... Manuela' si tu savais... Manuela. Vous n'avez pas su réagir à ma critique. Je vous ai blessée. Vous n'ignoriez pourtant que ce bar-forum était sanglante arène? Sur le virtuel ennemi, la scripturale arme assène allusion perfide' assassine insinuation. Vae victis. Malheur à celui qui ne sait braquer le bouclier de sa répartie. Bientôt, son destin sera de s’écrouler dans la poussière' agoni de sarcasmes.
Transfigurant le prosaïque entretien, j'ai créé dans ce bar-forum un décor onirique inédit. J'ai haussé l'échange au niveau de l’utopie narrative. Mais vous n'avez pas compris. Vous n'avez pas joué ce jeu de rôle. J'ai tenté vainement de vous élever.
Que fais-je encore en ce forum à cette heure indue? Bien que l’établissement demeure ouvert le jour et la nuit, les abonnés l’un après l’autre ont quitté leur banc-computeur' las' recrus, sans doute épuisés d'épancher leurs désillusions, frappant de leurs doigts le tactile écran. Seul' au fond, l'Adjudant ronfle en ses vomissures. Bientôt s'éteindra le rougeoiement des chandeliers sataniques. Je partirai de même. Reviendrai-je en un jour lointain? Je ne sais. Que sera ma vie maintenant? Me voici devant ma décrépitude et ma finitude. La poésie me transcende encor' mais j'ai livré mes derniers feux. Je ne cherche aucune amante. Je vais retourner dans ma chambre en compagnie de mon chat. Seul. Je n'ai qu'un souhait, dormir' dormir' et m'annihiler, m'anéantir. Le portail électronique à mon passage émet un grésillement bref. Le vent glacial m'environne. Je disparais dans la nuit.

L'UNIVERS NIETZSCHÉEN

L’univers nietszchéen: désir' Volupté, Souffrance et Mort. Les vaincus enchaînés, l’un devant l’autre' ahanant' gémissant... Le firmament: caveau, lugubre hypogée, le malsain éclat des étoiles. Dans l’air ténébreux' un essaim d’oiseaux fantastiques. C’est l’Être. L'Être en son cœur' sa racine. L'Être avorté' pernicieux, pervers' dément' démoniaque. Négatif ontologiquement' fondamentalement. L’aurore en ce lieu jamais ne teint l'horizon bas. Les prisonniers, toujours ahanant' gémissant. Les voici dans l'ombre. Serrant leur cou vif 'un solide anneau d’airain. Liés, distordus' sont leurs poignets. Noueux' musculeux' sont leurs pectoraux. Glabre est leur obtus crâne' athlétique est leur bossu torse. La sueur à leur tempe enfiévrée dégouline. Dans leur caverneux cerveau' nul humain sentiment, sinon brutalité' barbarie. Désespérés' ne sont-ils beaux' magnifiques? Beaux dans leur malheur' dans leur hideur! Beaux dans leur humiliation' leur déchéance! Leur souffrance est magnifique' enivrante. Comme ils sont puissants, comme ils sont enivrants. Jadis pétrifiés, les voici miraculeusement animés. Continuellement' sempiternellement, sans repos' sans répit' ils geignent. Continuellement' sempiternellement, sans repos' sans répit' ils gémissent. Devant eux' le sanctuaire. Galeries sans nombre. Galeries interminables. Sépulcrale entrée, funèbre ouverture. Les voici traversant le souterrain labyrinthe. Mais où vont-ils' qui sont-ils? Que signifie ce défilé de l'horreur? Questionnement sans réponse' interrogation dépourvue de sens. Leur Destin: miroir' image inconnue de l'originelle Énigme. Lors on plonge au tréfonds du palais fascinant' envoûtant. L'on s'abîme aux replis du puits fantastique et féerique. L'on s'immerge au sein de l'édifice informe' énorme. L'on disparaît au creux de l'aven béant' terrifiant. L'on descend dans l'antre épouvantable' effroyable. Partout, sculptural pandémonium. Partout, faciès lucifériens, piliers ophidiens, chapiteaux squameux. Peut-il se concrétiser monument aussi génial en sa hideur? Peut-il se concrétionner esthétique aussi parfaite en son horreur? Peut-il exister entité matérielle aussi belle en sa laideur? Peut-il être une œuvre en sa quintessence intime exprimant' révélant, cruauté si maléfique et merveilleuse? Fut-il création virtuelle' irréelle aussi diabolique' inique. Fut-il réalisation plus infernale? Quelle insensée dramaturgie se déroule en ce lieu? D'où vient ce monde halluciné? Que signifie son irruption? Nul jamais ne le doit savoir.
Puis la voilà - tout là-bas' au fond du boyau marbré' cipoliné. La Cruelle. C'est elle en son pouvoir qui meut l'univers souterrain, la Déesse enflammant' tétanisant les guerriers. Sa volonté soumet et conduit l’engeance immonde. Les condamnés sont à leur destination. Le sacrifice est imminent. Déjà' le bûcher flambe. Le hiérodule' impitoyablement, les jettera dans le feu sous le regard de la Divinité. Leur calvaire ici connaîtra sa fin.
C’est ainsi qu'il en est dans l’enfer nietzschéen de l'infra-monde.

POLIS

LA MENACE DE GUERRE

Les deux cités de l'isthme ont acquis la prospérité. Chacune en son temple honore et loue Cybèle au char fleuri, la pourvoyeuse inépuisable en récolte abondante et fruits succulents. Chacune en paix jouit de l’entente unissant les citoyens. Chacune afin d’assurer la survie de son peuple a bâti ses murailles. Cependant, l’une est devenue la mégapole opulente et puissante. L’autre est demeurée l’exiguë cité qui survit humblement en son espace étriqué. Dans les champs féconds de la première, avoine et blé nourricier abondamment croissent. Dans ses gras pâtis les bœufs à la corne arquée langoureusement paissent. Le pampre au soleil chargé de liqueur sucrée mûrit sur les coteaux vermeils. Sur l’agora s’élève orgueilleusement propylées et colonnades. La seconde en ses près misérablement survit. Déméter à son égard est moins généreuse. Moins prodigue en son vignoble est Dionysos. Plus de labeur est nécessaire afin de voir suinter une huile onctueuse en pressant la fondante olive aux reflets sombres. Plus de peine il faut pour alimenter la cuve où le moût fermente. Mais voici qu'un funeste évènement survient. La discorde attisée par la détestable Éris oppose âprement les deux cités, se disputant pour un îlot convoité. L’on s’affaire à la mobilisation dès que l’ordre en est donné par les archontes. Déjà, les deux armées sont préparées au conflit désastreux, les vaisseaux parés, les boucliers fourbis, les javelots aiguisés, la cuirasse ajustée.
Le conflit n’est encor engagé, bien que tous y pourvoient.
Puis un incident éclate. L’on apprend qu’une escouade ennemie de la cité minuscule attaque un bataillon sur le terrain du litige.
La mégapole en son arsenal peut aligner cent vaisseaux dont la proue vermillonnée fend la mer violette alors que la mégapole en ses murs peut aligner au plus vingt unités de guerriers lourdement armés. La cité minuscule équipe en son port dix vaisseaux mal calfatés. La cité minuscule en sa garnison réunit au plus trois divisions faiblement armées. Le stratège en son assemblée s’avance et clame «Nous devons refuser un désavantageux partage. Nul en nos rangs ne pourra affirmer que les citoyens ont plié le front devant la puissance ennemie. Sous le soleil, nous seront toujours libres. Honte aux humains courbant la tête.» Le peuple ainsi, vote à l’unanimité la résistance et refuse un partage inéquitable.
Ainsi vont s'apprêter au combat les citoyens de même race et de même langue en un combat fratricide. La boulé, d'urgence, est réunie dans la mégapole en émoi. Point ils ne sont remplis de joie les magistrats et les citoyens pressant le pas vers le prytanée. Leur cœur ne se gonfle pas à la pensée de lancer dans la mêlée furieuse une armée de hoplites. Point ils ne sont enchantés d’introduire au fond de l’urne un jeton pour décider la guerre. Plutôt chacun, soucieux, pensant à sa progéniture, essaie d’éviter Polémos, la divinité redoutable et désastreuse. Tous dans l’assemblée sont pondérés, avisés. Nul ici ne laisserait sa langue en propos creux divaguer pour se voir applaudi par d’irréfléchis citoyens. Chacun demeure attentif à la survie de sa race. Chacun d’eux garde en lui souci de l'équité, de la justice. Chacun d’eux prend garde en son for d'écouter le bravache écervelé pressé de lancer au milieu du combat son char au timon doré. Chacun sait aussi qu’on ne vainc jamais si facilement des citoyens défendant leur cité. L'on ne soumet jamais la détermination des humains défendant leur honneur. L'on ne peut réduire ainsi la fierté d'un peuple honorant les dieux en le menaçant par une armée nombreuse, en le contraignant à la famine, à l’esclavage. L’on sait aussi que parfois le petit nombre a le pouvoir de plier le grand nombre. C’est ainsi qu’à l’unanimité, l’on choisit d’envoyer un émissaire et de proposer une entrevue. C’est ainsi qu’en un lieu neutre est décidée la rencontre. Chacun des camps choisit un orateur avisé, pondéré. Chacun des camps offre un sacrifice aux dieux. Les délégations bientôt se rencontrent.
Ainsi, pour les deux cités, un partage acceptable est signé. Dans chacun des camps, l’on fête en chantant le péan la paix restaurée.

LES PRÊTRESSES

Chacune est l'orgueil de la cité, l’orgueil du peuple. Chacune au sein de l’assemblée fut longuement choisie pour sa beauté, son esprit aussi bien que sa noblesse afin de servir la déesse. Chacune avec art sait pincer la corde ajustée de la cithare au son léger, l’instrument chèr au Tueur d'Argos. Chacune avec art sait d’un souffle animer la phorminx chère à l'Archer. De même aussi, chacune avec art sait manier l'aiguille et le fuseau, favori de Tritogénie pour tisser un bel ouvrage que tous admirent. Désormais, leurs mains ne toucherons nul objet vil. Désormais, aucun grossier mâle animé d’un impur désir ne pourra souiller leur corps. Désormais le peuple en croisant leurs pas s’inclinera. L’archonte en croisant leurs pas s’inclinera, le stratège et le magistrat s'inclineront, le polète aussi bien que l’agoranome et l’astynome, ainsi que le Prêtre.
Dans la cité veille inlassablement pour les défendre une armée nombreuse. Les voici tous, le hoplite et l’archer, le frondeur, le cavalier, gardant le temple où le féminin collège active et nourrit le feu sacré. Les voici bien protégées. Nul ici ne peut redouter qu'un aventurier de la mer ne les ravisse en leur téménos où chacune insouciamment folâtre.
Chacune est l'orgueil de la cité, l’orgueil du peuple. Rien ne peut surpasser leur beauté, rien ne peut surpasser leurs vive intelligence, et rien ne peut surpasser leur génie.
Chacune est l'orgueil de la cité, l’orgueil du peuple.

L'AVENIR

Là-bas, regarde bien par les créneaux, mon fils, regarde au loin.
Vois, mon fils, la mer lie-de-vin, c'est de son flot que nous parvient par les propos des marins voguant sur les vaisseaux creux la rumeur du monde. Que n’ai-je ouï d’horreurs depuis que mon flanc t’enfanta. Que n’ai-je appris de triste évènement, de calamités, catastrophes.
L'on dit que là-bas au-delà de Cos, de Mytilène au Levant une armée s’avance afin d’anéantir nos cités, meurtrir nos fils et nos filles. L'on dit que fut détruite aussi Priène et que fut massacré tout le peuple. Malheur, malheur, par Athéna, par Zeus, par les Dioscures... Mais ne crois pas cela, mon fils. Possiblement, il s’agit de propos malveillants que les vils carthaginois sur les vaisseaux de Tharsis rapportent.
Vois, mon fils, la mer lie-de-vin, c'est de son flot que nous parvient par les propos des marins voguant sur les vaisseaux creux la rumeur du monde.
Mais l’on dit aussi que des contrées où règne au nord Borée de puissants guerriers viendront pour sauver l’Europe. L'on dit que nulle armée ne brisera ces légions, nul rempart n'arrêtera ces cohortes. Par eux, nous serons sauvés, par eux seront sauvée nos enfants. L'on dit que rien jamais, ne fera plier leur volonté, leur pugnacité, qu'ils sauront couler milliers de nefs calfatées sur l'onde, écraser milliers de chars équipés sur le sol des aïeux. La terre entière avec l’Afrique et l’Orient ne pourrait les vaincre. L’on dit que jamais au firmament ne s’établira si grand empire . L'on dit qu'un jour, ayant soumis tout rivage, ils forceront le bouillant Arès, privé de combat, à s’incliner devant Déméter. L'on dit qu'un jour viendra qui sera pour nous le jour de gloire et le jour victorieux de la race enfantée par nos aïeux, le Jour où tu resplendiras, toi Déesse, ô Pallas Athéna. Ce jour sera Ton Jour de gloire et ta victoire. C’est ainsi que nous serons sauvés de l'oubli qui frappe en franchissant le portail d'Achéron les mortels sans visage.
Vois, mon fils, la mer lie-de-vin, c'est de son flot que nous parvient par les propos des marins voguant sur les vaisseaux creux la rumeur du monde.
Mais l'on dit aussi... que la race enfantée par les aïeux s'éteindra, que nos dieux s’anéantiront dans le Crépuscule inévitable.

LA CONDAMNATION

Qaund Aurore apparaît en déchirant de ses feux les vapeurs de la nuit, c'est pour un fâcheux devoir que sont partis les commissaires. Le regard sombre, aucun d’eux n’échange un mot. Cependant, chacun d’eux sait qu’il doit marcher en arborant les rouleaux où les sacrées lois sont inscrites. Sans bruit, les voici progressant dans la pénombre. C'est à dessein qu'ils ont choisi le moment où la ville est encore endormie. Personne ainsi ne sera témoin de l’ignominie s'abattant sur le citoyen qu'ils vont chercher, l'homme accusé d'avoir commis sur une ingénue vierge un acte abject que tous réprouvent. Dans la nuit, ils ont délibéré. Maintenant, les voici devant la portail du logis. Durant ce moment, chacun regrette en son for d'avoir choisi le dur métier de servir la Justice et d'avoir prêté serment devant le peuple uni. Mais chacun doit accomplir inéluctablement son devoir.
L'homme à l'intérieur entend les coups inopinés. Déjà l’étreint la prémonition d’un sombre évènement. Dès qu'il voit les himations, puis les rouleaux, son esprit vacille. Ne va-t-il s'évanouir? La sueur perle à son front. Le voici tremblant, il a compris. Le sol paraît à ses pas se dérober.. La honte ainsi qu’un dard enflammé lui pourfend l’esprit. Comme un insidieux venin, la douleur intense envahit son corps. Larmoyant, il pense à l’épouse endormie qui saura bientôt la nouvelle, à sa fille, à son fils effarés, à la cité qui bientôt connaîtra son forfait inavouable. Sa vie s’effondre. Lors de cet infime instant, sa vie s’anéantit, ce qu'il aima, son foyer, sa famille. Pourquoi fallût-il que l'emporte en ce jour la pulsion maudite. Pourquoi fallût-il qu'Aphrodite aveuglât sa raison? Pour toujours il doit quitter la patrie pendant que seront abandonnés les siens, que par sa faute ils subiront malheurs, humiliations, misère. Croisant le regard des magistrats, il voudrait parler, demander son pardon, cependant il sait que la sacrée loi demeure inflexible. Devant sa déchéance, il ne parvient à croire au malheur qui s’abat sur lui. Tout s'écroule en son esprit tandis que dans la maisonnée son épouse ignore encor la tragédie. Par son acte il fut vil, mais sa douleur en son désespoir le grandit. Chacun des magistrat le considérant sent le traverser un sentiment de pitié. Chacun respecte en son for la douleur du condamné. Chacun maudit sa métier, mais il doit appliquer les arrêts paraphés par les juges. Rien ne saurait les détourner de ce qu'ils vont accomplir.
Mais l'homme hésite. Pourra-t-il surmonter la honte? Pourra-t-il supporter le regard de son épouse effondrée. Pourra-t-il croiser le regard de son fils, de sa fille? le regard de tous les citoyens réunis? D'un geste, il saisit un poignard affûté. Les magistrats, cependant, n'ont garde en le voyant d'intervenir, bien qu'ils pourraient l'empêcher de perpétrer le suprême acte. Pas un n'est suffisamment impitoyable afin d’empêcher le citoyen de mourir avec dignité. C’est alors que dans l’air s’élève un râle atroce. L’homme a vécu, son âme a rejoint le ténébreux séjour de l'Hadès.

L'ÉPHÈBE ET LE CHIEN

«Quel acte affreux commit ton chien, jeune éphèbe' enfant d’Héraklès divin, pour qu’ainsi tu le molestes? Crois-tu qu’il a volé tes précieux drachmes? N'aurait-il calomnié, trahi' tramé lâchement quelqu’ignoble intrigue envers tes gens? Pendant que tu sacrifiais devant le sanctuaire à l’autel odorant, n’aurait-il bu ton excellent Pramnos?» -«De quoi viens-tu par ta roguerie te mêler, méchant vieillard? Ce chien m'appartient. Je puis si tel est mon désir le rosser, le vendre ou le chasser. L'envie me prend d’essayer sur ton flanc ma houssine. Tu comprendras ce qu'il en coûte à me provoquer. Grâce à toi, ce détestable animal en serait soulagé. C’est bien ce que tu souhaites!»
«Avant de le jeter comme un objet, du moins' je te prie d’écouter, modérant ton courroux, la confession d'un géronte éprouvé par les tourments de l'existence.
Vois ton chien toujours obéissant' toujours soumis. Sans jamais se lasser' il te suit. Dans la ville aux rues bondées' il ne sait diriger ses pas. Non plus' il ne sait trouver sa pitance. Chaque aube' il doit se nourrir à l’écuelle ébréchée que lui tend son maître. C’est l’homme aussi qui le préserve en sa niche' opportun abri, quand la nuée de Zeus porte-égide aux cieux retentit. Le chien' lui, doit subir l'humeur de son protecteur ou tortionnaire. Quand le maître est colérique' il doit courber l’échine. De même' il doit s’égayer quand s'éjouit l'homme. C’est le maître aussi' bienveillant ou malveillant, qui préside à sa destinée. Si l'envie lui prend' il peut le troquer' sans pitié ni regret, sur la bruyante agora lors des hermésies. De même' il peut l'abandonner sans remords en un bois profond. Là' bientôt, la faim' la soif' l'étendront sur le sol pour toujours.

Mais quand la Parque à l’œil noir s’abattra sur l’homme' en ce jour malheureux, le chien débile et soumis, le chien méprisé' martyrisé, lui, dans le Royaume infernal conduira son maître. Là, dans les galeries de l’Érèbe où nul rayon ne chatoie, l’homme égaré ne sait diriger ses pas. Sans repère' il ne sait éviter les démons tapis dans l'ombre. Mais le chien' c’est lui' c’est lui, qui sait le chemin salutaire en ce lieu d'effroi. Sous les feux de Phoebus autrefois, l'homme était brave' orgueilleux. Dans le morne Hadès' il tremble' épouvanté, seul' nu' vulnérable. Son esprit, sa raison plus ne sont un appui sûr afin d'éviter les écueils. C'est le chien' ce galeux' ce pouilleux, qui le mènera vers la barque appareillant pour les Champs Élyséens.

C’est pour cela que l’homme avisé jamais ne doit molester son chien. Toujours il devra le respecter car au bord de l'Achéron, c’est lui' pauvre animal' qui le conduira, c’est lui qui le sauvera dans les voies où règne Aïdoné.
Ainsi dit le vieillard' et le jeune éphèbe' assagi, laisse échapper de sa main la houssine. Le chien' sans rancune' à ses pieds se couche.

LE MARIAGE DE LA JOUVENCELLE

Quand la jouvencelle aux cheveux blonds doit sacrifier aux devoirs d'Aphrodite et rejoindre en sa demeure éloignée son époux, triste est la maisonnée de ses parents. Triste est la mère attendrie qui l'enfanta, qui la vit grandir, qui surveilla ses premiers pas. Triste est le père aussi qui guetta son premier sourire et son premier mot. Chacun tristement regrette en pleurant le temps évanoui quand ils pouvaient tous les soirs la retrouver après leur besogne. Leur front soucieux pouvait se dérider quand ils partageaient ses jeux. Tous deux admiraient sa beauté, sa vivacité. C'était pour elle aussi qu'ils ramenaient de l'agora d’étincelants bracelets en électrum gravés au nom de Cynthia. C'était pour elle aussi qu'ils ramenaient le meilleur miel de la ruche afin de régaler son palais. Maintenant le soir, quand ils rentreront, vide à leurs yeux leur semblera la maison. Pourtant, peu de printemps ont fleuri les épis chers à Déméter depuis qu’elle apparaissait dans le sanctuaire ainsi revêtue de chiton et de bandelettes. Sans doute, ils croyaient encor près d'eux la conserver longtemps au long des années, mais la voilà déjà qui part. Demain, lorsqu'elle aura pour le premier jour franchi le seuil de l'époux, dur sera de se lever, plus dur que si l'on devait revêtir la cuirasse et partir aux devoirs d'Arès. L'on dirait que près du foyer sur la joue d’Hestia des pleurs amers s’écoulent. «Déesse, ô toi, fille inspirée de Zeus dispensant paix et prospérité, pars avec elle, abandonne ici ton office afin de la suivre en son nouveau foyer».
Cependant, bientôt de beaux enfants babilleront dans ses pas, miroirs de sa beauté.

LE VIEILLARD AU JEUNE AMBITIEUX

Jeune éphèbe' ainsi tu veux partir' loin, pour la cité flamboyante. Là-bas' afin de recueillir maints lauriers, le superbe athlète à la palestre accourt. La canéphore aux blonds cheveux, s'il est vainqueur' lui décernera maints trophées. Tu veux partir là-bas, ne sachant ce que te réservera la Moire incertaine. Dans ce lieu prestigieux, plus que par son glaive au milieu du combat meurtrier, l'homme acquiert célébrité par sa verve au sein de l'assemblée houleuse. Pour cela, tu veux donc laisser ta mère âgée sans nul soutien. Là' dans notre exigüe patrie, ne fructifient qu’oliviers tortus, seigle aux épis courts. Mais prends bien garde' un jour Déméter pourrait subvenir à ta faim... mieux que les biens munificents du matois Hermès. Jeune éphèbe' écoute au moins ce que je vais te conter.
Rhéa' tu le sais' dut jadis abandonner Zeus enfant, son fils' afin qu’il échappât à l’ire inassouvie de Cronos. Lassé de fuir' elle atteignit le pied de l'Ida. C'est là qu'elle exposa le nourrisson dans la grotte où ses pas la menèrent. Tu sais pareillement qu'en ce lieu parvint la chèvre Amalthée, suivi par ses deux chevreaux. Malgré sa maigreur' elle offrit sa mamelle au dieu, ne sachant ce que le destin lui promettait. C’est ainsi qu’il grandit' forçit. Devant la caverne' afin que l'ombrageux Cronos' de ses fils meurtrier, n’entendît pas les cris de l’enfant, dansaient et chantaient les malicieux Curètes. Bien sûr' tu sais tout cela, mais sais-tu ce qu’il advint quand Zeus' un jour se risqua hors de la grotte. Sa puissance augmentait. Maintenant' Amalthée ne lui serait plus utile. C’est alors non loin qu’il vit la chèvre assaillie par un loup. Se dérobant' elle arriva devant un ravin qui n'offrait nulle issue. N’espérant aucun secours' elle attendait la mort. Zeus' d'un bond' s’avança vers l’animal qui lui donnait sa mamelle. De ses bras déjà vigoureux, hardiment' il saisit le cou du fauve épouvanté, puis serra si fort qu’on entendit les os craquer. La tribu lupine aux crocs menaçants bientôt surgit, mais si terrible était le regard du Cronide irrité, qu'aussitôt les charognards s'enfuirent.
Sans doute également sais-tu le sort d'Amalthée. Lasse et vieille' elle attendait la mort en sa caverne. Soudain, ses pieds fourchus s’allégèrent. Son corps devint lumière. C’est ainsi qu’en stellaire image elle apparut au firmament. Ce n’était qu’un pauvre animal' et maintenant elle est divinité. Le Seigneur du Monde avait ainsi décidé son apothéose. Quand le voile obscur de la Nuit sacrée s’étend sur les cieux, tu peux la contempler. Regarde-la, puis songe à ce que fit le dieu' jadis, pour celle un jour qui lui donna son lait.

L'ÉPHÈBE ET LA CITÉ

ô fier couros, bel éphèbe au regard assuré, tu crois à n’en pas douter que ta famille ainsi que ta cité, sont oppresseurs de ta liberté, de ton intimité chéries. Tu ne peux à ta guise aller et venir d’un lieu sans que par ta cousine au second degré ne l’apprenne incidemment ta mère adorée. Tu ne peux fréquenter la coré de tes vœux sans que de l’esclave au magistrat, chacun ne se mêle impudemment de tes amours, sans que l’un approuve et que l’autre inversement désapprouve. Tu ne peux sur la vaste agora déclamer le moindre avis qui ne soit colporté jusqu’au bout de la cité par la Médisance ailée pourvue de cent gosiers, de cent oreilles. Tu ne peux émettre éloge, observation qui ne soient répétés, déformés afin d'attiser la détestable Éris engendrant jalousie, dépit, rancœurs, vengeance.
Tu crois également que la ville est un Minotaure impitoyable en te réquisitionnant injustement quand retentit le signal haï de la guerre. C’est ainsi que l'époux coulant des jours délicieux près de sa blonde épouse est au désespoir. Jamais il ne voudrait la quitter, cependant il sait qu'il doit partir en campagne afin de sauver sa patrie. Son courageux sacrifice à lui seul permettra d’éviter à sa fratrie l’esclavage et la déchéance. La douceur des plaisirs, la volupté de la couche auprès de l’être aimé, la promenade insouciante au long des propylées, rien, rien ne pourra détourner sa pensée de son devoir.
Ainsi, tu maudis ta ville et ta famille épiant toujours tes propos, tes pas, mais imagine, imagine un jour que tu sois perdu, seul, dans le désert, loin des tiens et de ta patrie.
Sache, ô, jeune éphèbe au regard assuré, fier couros, que j'étais pareil à toi, quand ma tempe arborait d’abondants cheveux à la couleur de jais plutôt que ce bouquet maigre au ton de chrysanthème. J’accompagnais un jour mes brebis à la toison dense en me laissant mener par le troupeau nonchalant plutôt que je le menai. Lors, négligeant les dangers, indolent, insoucieux, je ne m’inquiétais nullement de ne plus reconnaître autour de moi chemins, ni monts, ni vallées. Fatigué soudain, je m’étendis sous les rameaux d’un vieux chêne au bénéfique ombrage. Quand je me réveillai, plus de brebis paissant. Phoebus descendait à l’horizon. Je ne parvins plus à retrouver mon chemin. L’angoisse alors m’étreignit. Ma belle assurance et la témérité que j’arborais ordinairement dans la palestre au milieu de mes pairs brusquement s’évanouit. Je tremblais. Je craignais que les nuées de Zeus Tonnant sur moi ne s’abattissent. Plus encor, je craignais que surgît d’un breuil un fauve aux aguets qui m'eût occis. Mais plus encore, je redoutais l’apparition d’une escouade armée venue d’un étranger territoire. Quel secours obtenir; où fuir? Suis-je un homme en un lieu désertique alors que je suis loin de mes semblables? Que serais-je en vérité si le souvenir de ma vie, de ma cité ne demeuraient inscrit dans mon esprit? Pourrais-je imaginer ma vie si ne me côtoyaient les humains de ma race et de mon sang? Ne sommes-nous d’un être unique et supérieur la multiplicité de ses têtes? Nul Héraklès, parmi nos ennemis, de son flambeau ne parviendrait à les brûler. C’est ainsi que je devisais pendant que je divaguais. Mon corps dans les chemins de la campagne errait tandis que mon esprit s’égarait dans les voies de ma pensée. Déjà, Séléné remplaçait au firmament le char d’Apollon. Je me voyais mort, dévoré par les chiens et les vautours.
C’est alors que parvint à mes tympans un bruit sourd de pas, des roulements comme un tonnerre éclatant. C’est ainsi que gronde en chutant la cascade issue d’un vertigineux abîme. Ce pouvait être un hostile ennemi? Je me voyais perdu. Sur l’horizon bientôt je vis se détacher des silhouettes. Mon coeur battait, je priais ma Déesse. Lentement, les guerriers s’avançaient. Des étendards se dressaient, des fanions, des hampes Je vis alors, instant de bonheur suprême et soulagement, l’enseigne aimée de ma cité qui flottait dans le vent. La joie soudainement remplaça dans mon esprit l’angoisse. Je courus à perdre haleine au milieu des hoplites. Je savais que tous étaient pour moi père aussi bien que frère. Les soldats égayés riaient de mon trouble et moi je pleurais.

LA DÉCHÉANCE

Comme il est haïssable et abject l’homme oubliant le respect à l’égard de l’épouse, et plus haïssable encor celui qui s’avilit en déshonorant la vierge. La pensée ne peut même en concevoir le sacrilège. Mais il ne jouira longtemps de son forfait impuni car les magistrats auront délibéré,. Les faisceaux du châtiment s'abattront sur lui. C’est ainsi que s’appliquera la sentence infligée par les magistrats. Honte à celui qui n’a de respect à l’égard de son épouse et de la vierge. Cet homme ainsi déshonoré ne pourra, levant la tête, apparaître au symposion parmi les citoyens de la cité. Cet homme ainsi déshonoré ne pourra défiler parmi les citoyens de la cité quand l'on vénérera l’autel de la déesse en déposant les bouquets d’ache et de lilas. Sans le mondre espoir de retour, il sera banni. L'homme ainsi rejeté par la cité nn’est plsu qu’une ombre. Moins il n’est que le mendigot errant, moins il n’est que le chien divaguant. Sans répit, il devra par monts et vallées vagabonder comme Io jadis poursuivie par le taon d'Héra. Son calvaire un jour finira quand lui-même enfin livrera son âme et son corps aux flots de Poséidon. Honte à celui qui n’a de respect à l’égard de son épouse et de la vierge. Honte à cet homme.
Honte à l’homme ignorant le respect des aïeux. Honte à celui qui ne vient honorer de sa couronne aux perséas fleuris l’urne oubliée de son aïeul. Honte à celui qui s'enivre au symposion de Pramnos le jour où les morts sont honorés. Pourtant si n’avaient hier vécu ses parents, si ne l’avait allaité sa mère et ne l’avait protégé son père, aujorud’hui son œil verrait-il aux cieux les rayons de Phoebos Apollon? Sa mère et son père ont souffert, ont œuvré dans les champs pour le nourrir, pour qu'il vive un jour, que sa main sentît ce qu’il touche et que son œil vît ce qu’il voit, pour que son oreille entendît agréablement le son de la phormix ou de la cithare. S’ils n’avaient un jour été là pour l’engendrer, leur fils oublieux ne goûterait pas le goût du miel et du pampre enivrant. Ceux-là négligeant leurs aiëux ne sont plus qu'une ombre au fond de l’Erèbe. Honte à leurs enfants, honte à leur descendance. Mais déjà le gouffre enténébré d'Aïdoné devant leurs pas s’ouvre.
Honte à l’hétaïre usant de son corps afin de gagner de l’or. Honte à celle, ignorant la vertu, qui prête à chacun son corps, pareille à l’outre emplie de vin. Honte à elle. Honte à celle ainsi qui sacrifie sa pureté, sa beauté pour l'aisance et la confort. Las, pour ce destin ses parents l’ont-ils élevée, l’ont-ils chérie? Quel serait leur désespoir si par hasard ils apprenaient un jour la déchéance où tomba leur fille. Que les traits d’Artémis la déchire. Que les traits de l’Archer la transperce. Que la pourfende en son cœur le javeline acérée d'Athéna, Que l’ire inassouvie d’Héra la poursuive et que son corps pourrisse attaqué par la vermine. L’animal, pur, ne connaît ne connaît en sa noblesse semblable indignité. Que le gouffre enténébré d’Aïdoné devant ses pas s’ouvre. Que tous ceux qui l’ont en leurs bras étreinte un jour soient changés en hideux animal sous le regard de Cynthia. Peut-il exister forfait plus haïssable, odieux que de céder la beauté pour de l’or, que d’acheter la beauté avec l’or?
Honte à la cité qui n'est plus gouvernée que par les tyrans ambitieux. Honte à la cité que mène à la ruine un peuple insoucieux. Las, il n'est pas heureux, le citoyen que le hasard fit naître en ce lieu. Honte à ce peuple. Mais déjà le gouffre enténébré d'Aïdoné devant ses pas s’entrouvre. Comment peut-il dormir l'âme en paix celui qui tout le jour accumule au détriment de ses pairs les biens de la communauté, celui qui ne sait plus diriger l'araire incurvée en suivant les bœufs pacifiques. Honte à celui qui ne sait plus cueillir les dons vermeils de Bacchos. Des serviteurs par milliers pour lui suent pendant qu’en sa couche il se prélasse. Plus il n’ose apparaître au-devant de ses pairs. C’est ainsi que la cité des aïeux tombera dans la déchéance et l’on verra les fils de leurs fils agoniser en d'infinies douleurs, méprisés, haïs par le genre humain. L’on verra la cité déchoir dans la sédition, le chaos. L'on verra partout l’immondice infect recouvrir les voies, l'on verra partout la pourriture envahir les agoras car ils ont perdu la probité des pères. Nul d’entre eux n’agit pour le bien de la cité, mais pour s’enrichir impunément. Les fils mépriseront la race autrefois vénérée de leurs pères. Les vautours se repaîtront de leur chair inerte. Leur dépouille aux chiens livrée n'aura pas de sépulture et leur âme au bord de l’Achéron geindra. Cependant, leur châtiment ne s'arrêtera pas au rivage englouti du Cocyte et du Léthé. Les Erynies les poursuivront. L'aède inspiré citera leur patronyme afin de souiller leur mémoire. La Pythie ne prononcera leur nom que pour le souvenir de leur ignominie. C’est ainsi qu’ils seront méprisés, haïs jusqu'à la fin des temps. Les générations du futur les haïront. Des imprécations contre eux seront lancés par le rhapsode inspiré. Même en ce jour où Thémis, penchée sur le fléau, ne pourra les frapper, quand le peuple irrité ne pourra plus diriger contre eux sa vindicte, alors au fond du Tartare ils gémiront, pareils à l’impudent qui tenta d’outrager du prudent Zeus l’auguste épouse.

EXERCICES DE STYLE

LETTRE À UNE DAME ME SOUPÇONNANT DE VOULOIR LA SÉDUIRE

Madame,
Je lus hier avec un infini regret le courrier que sans doute en un moment d’égarement vous m’écrivîtes. Je suis profondément peiné que vous me prêtiez le dessein de vous séduire. Je ne voudrais point que vous commissiez de méprise inconcevable au sujet de mes dispositions, moi qui suis la candeur même et ne saurait nourrir la moindre intention licencieuse à l'égard du beau sexe. Permettez-moi de protester avec la dernière énergie. Le souci constant de votre édification chrétienne uniquement, croyez-le, m'incite à solliciter près de vous une entrevue. Je voudrais que ce digne entretien concernât les prescriptions de l'Église ou bien qu’il développât une interprétation des Évangiles. C’est là tout mon projet, à moins que vous ne préférassiez lire une hagiographie du très-saint livre, ainsi j’ai nommé la Bible. Possiblement oserons-nous laisser divaguer nos propos sur un sujet littéraire, à la condition ferme et absolue qu'il ne porte aucunement sur un vil ouvrage offensant les mœurs et dont le but unique est de pousser les ingénues de famille honnête à la perdition. La pensée d’en lire un seul mot provoque en moi dégoût et répulsion légitime. Sachez que j'abhorre et désavoue ces godelureaux gominés, empommadés, ces galantins calamistrés à la mode usant de leur odieux pouvoir séducteur afin de ruiner la réputation d’une épouse intègre. Vous pouvez être assuré que je ne fus jamais tel. Par ailleurs, vous avez pu voir, en visitant mon portrait, le vieillard chenu que je suis, l'œil éteint, l'air paterne et débonnaire. Qu'auriez-vous à craindre ainsi de mon commerce innocent? Malgré le pouvoir de vos appâts, la passion que puisse allumer la beauté céleste émanant de vos yeux, nul danger que je n'y succombe. Quand bien même il demeurerait au fond de moi quelqu’ancien reliquat de charnel désir qui pût m'incliner, dans un instant de folie pure, à vous demander vos faveurs, c'est le respect de la religion qui m'en retiendrait. Vous ne pouvez imaginer à quel point l’idée que je pusse un jour vous détourner de la vertu me serait insupportable. Votre honorabilité ne risque en aucun cas d'être offensée par ma fréquentation. Vous pouvez croire en ma probité concernant ce chapitre ainsi qu'à la bénignité de mes sentiments. Sur Dieu, solennellement je le jure.
Votre honorable et très dévoué Comtour Vidalis de Beaumont

RÉPONSE À UNE ÉCRIVAINE
DONT J'AVAIS CRITIQUÉ LES ÉCRITS

Illustrissime,
Croyez bien que je suis profondément affligé de votre invective à mon intention. L'homme aujourd’hui qui vous répond n’est plus qu’une ombre accablée par la résipiscence. Votre humeur à mon égard n’eut de mots suffisamment durs afin de m'avilir. Vous me comparez au baudet, que ne m'avez-vous rabaissé jusqu’à la hyène à l’œil torve, au chacal infâme, à l’infect vermisseau. Méritai-je en mon déshonneur que vous prissiez le calame inspirateur de si brillants écrits pour m'agonir de vos admonestations. Ne l’ai-je affreusement détourné de la sublimité dont s'enflamme habituellement votre éminent esprit. Vous ne pouvez savoir combien je suis navré - que dis-je, infiniment désespéré, d'avoir abominablement critiqué vos écrits. Comme aujourd’hui l’aiguillon d’une aigreur injuste a dû vous torturer! J'ai versé des pleurs en pensant à l’iniquité que je perpétrai par ma désinvolture. Seul un moment d'égarement permit à mon esprit de concevoir cette indignité. Cependant, n’est-ce un esprit insidieux qui s'est glissée malgré moi sous mes doigts quand je l'écrivis céans? Vous ne l'auriez jamais imaginé, mais, dès que fut déposé - funeste erreur - ce pli malheureux au relais, je réalisai ma faute et je révisai mon jugement. J’eus subitement la révélation du génie contenu dans vos romans que j’avais méprisé. J'en tombai lors de la relecture en pâmoison comme élevé par la grâce. De la distinguée pléiade où se côtoient nos talents, vous demeureuz le primus inter pares que tous envient, l'incomparable égérie que tous apprécient, le phénix que tous acclament. Vit-on plume aux feux plus étincelants dans l’aréopage unissant nos sommités.
Illustrissime, acceptez le repentir du méprisable écrivassier que je suis. Croyez à ma sincérité profonde et soulagez en me pardonnant le douloureux poids de ma conscience.
Votre humble et très dévoué Comtour Vidalis de Beaumont

RÉPONSE D'UNE NIÈCE À SON ONCLE QUI LUI PROPOSE
UN VIEIL HOMME FORTUNÉ COMME PARTI

Illustrissime,
Je suis bien aise, oncle estimé, que l’entremise ait permis de m'accorder un tel parti. Je ne saurais souligner trop les qualités de ce cher Monsieur de Roc-Maillard et n'aurais de moi-même espéré que vous m'eussiez proposé de prétendant plus avantageux. Vous ne pouvez savoir le plaisir que j'éprouverais à chatouiller sa bosse, à flatter sa main tremblante, à lui servir ses bouillies, à réparer les menus inconvénients de son incontinence, à contempler avec amour sa glabre éminence et m’attendrir en guettant son édenté sourire. Je m'accommoderais avec ravissement de ses menues éructations et de ses flatulences. Vous ne pouvez savoir quel bonheur serait pour moi de m'unir à lui sous le joug de l'hyménée.
Malheureusement, je ne me crois point digne ainsi de ce mari magnifique. Fort justement, en un précédent courrier, vous m’aviez signifié ma frivolité. J'éprouve après cet aveu trop de remords d’accepter une union si désavantageuse à l’égard de ce monsieur tellement charmant et ne voudrais point qu'il s'embarrassât d’une écervelée. J'en ressentirais durant mon existence un profond regret. Je ne puis égaler sa beauté, moins encor son esprit. Je ne puis m’unir uniquement, hélas, avec un godelureau vert dont resplendit la dentition, qui n'a l'heur de boiter, ingambe, au crâne affligé de cheveux drus banals au lieu de calvitie charmante, et qui ne fut pourvu par le superbe ornement de la gibbosité, qui n'éructe, encor moins ne météorise, et dont l’activité diurétique aisément s'accomplit. Je ne puis que décliner cette offre éminemment généreuse. Vous ne pouvez savoir comme il coûte à mon désir de refuser mon assentiment pour un mariage aussi captivant. Ma dilection m'y pousse ardemment, cependant je dois résister à ce radieux avenir que vous me promettez car il serait le mien, non le sien. N’ai-je appris de vous que la femme asservie devait penser au bonheur de son époux avant que de considérer le sien propre. La demoiselle honnête en son humilité ne doit sacrifier sa vertu pour sa passion. Je ne voudrais point qu’un choix égoïste à ma destinée présidât. J'en suis désespéré, veuillez le croire. Je vous confie les pensées d’un cœur ingénu. Vous me féliciterez de la résolution que m’inspira la commisération.

RÉPONSE À UN BARON M'ACCUSANT
D’AVOIR SÉDUIT SON ÉPOUSE

Très cher Baron,
Je suis, croyez-le, outré que vous m'attribuiez les desseins désobligeants d'un galantin, moi dont la réputation de pieux et chrétien gentilhomme est avérée. Sachez que je puis témoigner d'avoir soutenu la foi d’esprits féminins rongés par l’insidieux mal du charnel désir. Ma visite en leur alcôve ainsi contribua très efficacement à l’apaisement de leur exaltation passionnée. Je satisfais leurs besoins pressants d'union très intime avec le Seigneur et croyez bien que je n'hésite à sacrifier ma personne, âme et corps, en ma chair pour ce but charitable. Je possède un moyen très particulier de leur administrer la bénédiction par une aspersion de mon eau bénite. Vous souhaiteriez que j'acceptasse un duel? Si votre habile estoc malencontreusement abrégeait mes jours, les ingénues que j’honorais de mon apostolique évangélisation ne le seraient plus. Songez aux lamentations de ces malheureuses. Vous ne voudriez porter la responsabilité de cette inopinée catastrophe. Je ne doute ainsi que vous conviendrez, par générosité, d’épargner cette éventualité si triste en renonçant de me provoquer indûment. Croyez bien que c’est par amitié pour vous que j’acceptai d’honorer de ma bonté votre épouse afin d’éviter que sa candeur n’en fît la proie d’un bellâtre odieux. Quant à votre adorée mère, à laquelle instamment je rends un hommage approfondi, j'ai confiance en la vigueur de sa foi mûrie par son grand âge, aussi me paraît-il inopportun qu'elle accède à mes bons offices. Je n'accompagne ainsi d’une édification que les ingénues dont les sentiments religieux ne sont point suffisamment affermis et dont le pouvoir de séduction prédestine aux tentations dangereuses.
Votre humble et très dévoué Comtour Vidalis de Beaumont

LETTRE À UNE AMIE TRÈS CHÈRE

Madame,
Nulle en ce fief ne résiste aux assauts de ma séduction perfide et l’ingénue que vous savez se trouve en position d'y succomber. Les murs de sa gentilhommière où la surveille un mari jaloux ne la protégeront pas de mon regard scrutateur ni de ma dévorante avidité de la déchoir. Mon insidieux courrier, sous le prétexte éhonté d'une édification chrétienne, a pu, grâce à mon intrigante action, pénétrer jusqu'en son alcôve. Si je ne puis étreindre encor en mes bras vainqueurs les appâts de son corps, j'épouserai d'abord tous les replis de son âme avec non moins de volupté. Je pénétrerai le sanctuaire inviolé de son esprit avec l'avidité du profanateur. Quel merveilleux agrément que de la sentir palpiter sous de mensongers engagements, puis l’approcher par cette insidieuse entremise, endormir sa méfiance et l'apprivoiser par de captieux propos, enfin de la posséder... puis de la jeter négligemment tel un inutile objet après l'assouvissement de mon plaisir. Quelle infinie délectation que de souiller la vertu de l’honnête épouse et de l’abandonner à la vindicte où la voue la société bienpensante. Ma victoire assurée sera la vôtre. Je n’en suis que le fervent exécutant, c'est vous l'instigatrice, éminence ordonnant vos décrets dans l'ombre. La perdition de la prude enfant sera pour vous distraction. La proie que je vais bientôt saisir, je la déposerai modestement à vos pieds afin que son avilissement soit pour vous divertissement.
Votre humble et très dévoué Comtour Vidalis de Beaumont

À UNE DAME SÉDUITE

Madame,
J'ai le regret de vous avertir que mes faveurs gracieusement prodiguées à votre égard seront désormais rémunérées. Je n’ai point à ce jour fixé le taux, mais je crains fort qu’il soit dangereusement onéreux pour votre épargne. Je dois l'avouer, ma générosité n'avait pour but que d'appâter le jouet que vous représentez pour moi, de vous enfermer dans un assujettissement d’où vous ne pourrez plus vous affranchir. Je vous tiens sous ma domination grâce à l'empire exercé par ma virilité sur vos sens. Naturellement, vous ne sauriez résister à la tentation de vivre encor et toujours ces moments de pâmoisons que seul je puis éveiller en vous. Ne tentez surtout pas de repousser mes propositions voluptuaires. Deux ou trois jours de privation vous obligeraient à vous traîner à mes pieds, me suppliant de vous combler à nouveau de mes bienfaits dispendieux, que j'aurai majoré dans l’intervalle. Ne soyez pas dépitée. Sachez que vous avez l'insigne honneur d’être un des plus beaux trophées de mon pouvoir séducteur. Plus d’une aimerait se parer de ce titre honorifique. Sachez également, pour vous réconforter, que nulle égérie ne me résista mieux que vous-même avant de succomber inévitablement à mon charme. Par ailleurs, je ne voudrais point que vous me jugeassiez tel un avaricieux. Le but de ces transactions ne vise aucunement à m'enrichir, mais à vous appauvrir. La quête effrénée qui vous pousse à quérir par tout moyen licite ou bien illicite un subside essentiel pour étancher vos désirs me procure une infinie délectation de gourmet délicat. C’est regrettable en effet, mais, vous le comprendrez, la déchéance où je vous livre aux yeux de tous est indispensable afin d’entretenir ma renommée de galant cynique. Lors, que devient le trésor extorqué par ce commerce éhonté de l'ivresse amoureuse? Quand j’ai prélevé le nécessaire à soigner ma livrée de godelureau gominé, les brimborions et colifichets divers, je disperse avec libéralité le restant dans le tumultueux flot d'un torrent. C’est l’occasion d’un cérémonial auquel je convie l'intéressée. Tout le gratin nobiliaire est naturellement présent ainsi qu'un prêtre assermenté, bénissant comme il convient ce généreux mouvement d'abnégation. J'invite également un peintre illustre afin de fixer par son génie cet événement exceptionnel avec la solennité qui lui sied, dans le style hyperbolique évoquant Ingre ou Véronèse. Vous pouvez donc juger de mon désintéressement. Quand je vous aurai délaissée pour séduire une autre ingénue, par dépit et par chagrin vous ferez vœu d’ascétisme et vous enfermerez dans un couvent. Consolez-vous de ce destin. Lorsqu’adviendra l’époque où vieillie, ruinée, ridée, vous languirez auprès du Seigneur, depuis longtemps mon beau sang noble aura teinté les cailloux d'un chemin vicinal devenu lieu de joute. L’annonce inopinée de ma disparition vous plongera dans un désespoir immense et vous prierez pour le salut de mon âme. Cependant, ce jour est encor lointain . La jeunesse ardente en moi palpite et nul plus que moi n’est habile à subjuguer une épouse honnête et percer de sa rapière un mari jaloux.
Votre humble et très dévoué Comtour Vidalis de Beaumont

À UNE ADMIRATRICE DE MES ÉCRITS

Madame,
Votre éperdue curiosité littéraire à mon égard vous entraîna dangereusement à lire un de mes recueils inédits. Votre impuissance à vous délivrer de l'empire exercé par les productions de mon cerveau génial sur votre indigent esprit. m’octroie la position de vous imposer mes désirs. Je n'ai plus à maintenir la précaution de m'en cacher sous de fallacieux prétextes. Sachez que la divulgation de ce recueil à votre unique intention n'était point de ma part fortuite. Je la fis sciemment pour vous tenir en mon pouvoir. Depuis, votre invincible attirance à l'égard de mes écrits fait dorénavant de vous mon hochet, susceptible à chaque instant d’exaucer tous mes caprices. Vous devrez donc, afin de pouvoir délecter votre imagination de mes bienfaits intellectuels supérieurs, m'allouer de vos appâts la jouissance équivalente. Bien que je n'en mésestime aucunement la valeur, vous conviendrez que vous serez avantagée par la transaction. Vous devrez de surcroît me remercier de vous offrir cette inattendue concession d'un échange inégal. Je puis vous garantir que vous trouverez dans ma prosodie la volupté que vous souhaitez jusqu'à l’extatique instant de la chute. Je vous prierais de conformer à ce développement et suivant la même intensité le service équivalent que vous aurez convenu de me procurer.
Votre humble et très dévoué Comtour Vidalis de Beaumont

LE POÈTE ÉPIQUE À SON LECTEUR

Ô lecteur, si digne est ta pensée de s'élever au firmament de la sublimité, moi le skalde aux vers foudroyants, le barde aux chants enflammés, l'aède à la prosodie sonore, ô lecteur, je t’invite à découvrir ma surhumaine œuvre. Je suis le Visionnaire halluciné, pareil la Voluspa, le thaumaturge inspiré qui toisa l'Univers, assujettit la Terre en sa lyrique épopée, celui qui suivit les constellation dans leur spatiale évolution, qui traversa les mers avec Magellan, parcourut l'Afrique avec Livingstone, explora l'Amérique avec Pizare. Je suis le vaticinateur qui fit discourir Toutankamon, César, Alexandre et Jésus, Bouddha, Scipion, Tsin Che houang-ti, Galswinthe et Charles-Quint, Napoléon, Koutouzov, Lénine, Hitler, Mao,... Mon esprit omniscient, omniprésent lit dans la pensée des Nornes. Quand je deviens Urd, je sonde en mon esprit le Passé, l’instant fatidique où parut le Monde à l'aube du Temps, Skuld, je scrute au firmament le Futur quand s'engloutira l'Univers dans le définitif Crépuscule. Quand tes doigts tremblants, ô lecteur humble et déférent, ouvriront ces feuillets où, dans un élan fulgurant, se répandit mon génie, tu resteras étourdi par le tumulte incessant des buccins, des tambours, des boucliers heurtant les épées, des hennissements, des cris, des râles... Mais si, plébéien misérable, avili vermisseau rampant dans la fange, accaparé par les soucis quotidiens, tu ne te complais qu'en ta prosaïque et matérielle occupation, ne franchis pas le sacré seuil de ce littéraire édifice, en ton aversion, tu serais effarouché par le stryge infernal de mon imagination, tu serais terrassé par l’aigle au vertigineux vol de mon inspiration. Tu reculerais d'horreur, les cheveux hérissés, blême, en découvrant ce dantesque et cyclopéen monument qu’imprima le double seau de Lucifer et de Jehova.

ODE À UNE CANDIDATE POUR LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE Imitation de Pindare

Je voudrais chanter éternellement ta louange, ô toi, déesse éblouissante et radieuse, ô, pourvoyeuse inégalée des bulletins, moissonneuse égérie des suffrages. De ton regard émane une attirance indicible, un attrait magnétique. Te voici la moderne idole aimée par le peuple ainsi que Jeanne à Domrémy, Te voici le nouveau spirituel Guide aux cieux nous emportant, nous élevant telle Immaculée Conception. Te voici la Révélation miraculeuse. Te voici la Vierge environnée de Bonté, nimbée de Pitié, la Minerve auréolée de Gloire et de Victoire. Dans ton sillage ailé vole, ainsi tiré par huit chevaux à la robe écumeuse, au toupet neigeux, le char doré des Perfections, Dominations, Trônes. Toi, l’hypostase adorée, que tu sois bientôt sacrée la Reine au pays de France et de Navarre. Que la mystique apothéose intronise enfin ton nom. Que vienne enfin le jour où l'on posera sur ton front le diadème étincelant des Vertus et des Splendeurs.

INCONVENANCES

PLAIDOYER POUR LA DÉPANTHÉONISATION DE VICTOR HUGO

Ma passion pour les mausolées m’incita ce jour à visiter le Panthéon parisien. Franchissant le seuil de ce monument, je fus envahi d'un remords incoercible. Comment osai-je ainsi profaner, moi, l’habitant de la spirituelle Arcadie, ce temple admiré du républicanisme où jaillit la ferveur citoyenne? J'admirai cependant ce chef-d'œuvre accompli de néo-classique architecture. Je fus impressionné par la dimension de la nef, la hauteur des propylées, par l'immensité de la coupole. Cependant' au long de la frise ininterrompue, je considérai' dubitatif' la cohue des patriotes. Je ne partageai pas leur transe énamourée, contemplant un chiffon qui flotte au vent de l’ouragan révolutionnaire. Quand je m’enfonçai dans la crypte exiguë, le sentiment de mélancolie m'envahit. Quel ennui que ces tombeaux sans décoration, dépourvus d’art. L’on eût dit que' même au défunt, s'imposait le nivellement égalitariste. Que de grands noms dans ce lieu pourtant: Gambetta, Rousseau, Voltaire... des sommités qui bravement avaient condamné les démons des préjugés, pourfendu le chancre infernal des traditions, combattu le fanatisme, exalté le métis de l'universalisme. Cependant, tous n'avaient pu bénéficier d'un hommage aussi vibrant de la part des politiciens présidant aux décisions funéraires. Mirabeau, l'Orateur du peuple, auquel fut dans un premier temps réservé le suprême honneur, se retrouva dépanthéonisé lâchement, son ossuaire évacué dans les égouts. La Roche Tarpéienne est-il dit, touche au Capitole. Constatons que le panthéon, quand à lui, jouxte aux latrines? Qu’ils étaient bienheureux de reposer ainsi, tous ces défunts glorieux, qui tant s’étaient sacrifiés pour les Droits humains et pour toi, Liberté sainte. J'étais plongé dans ces pensées quand je vis, sur un tombeau démocratique un nom, ce nom qui pouvait éveiller en moi tant de sympathie: Victor Hugo. Ma désolation redoubla. J'eus pitié du miséreux poète. Comment, lui, qui se plaisait au milieu de la Nature environné par un chœur d’oiseaux francs, parmi fleurs et halliers, se trouvait-il confiné dans la hideur informe, enfermé, séquestré pour l'Éternité dans la prison d'un marbre à la froideur sans grâce? Reconnaissons-le, ce grand esprit s'égara parfois. Par inadvertance, il oublia sa dilection poétique afin de s'adonner à la passion tribunicienne. Sans doute il manifesta la faiblesse éhontée de quitter quelquefois les sentiers verdoyants de la forêt pour les couloirs gris de l'Assemblée. Sans doute il commit l'erreur de haranguer les députés dans l'hémicycle afin de jaboter des futilités plutôt que de se confier aux écureuils et bouvreuils dans les bosquets. Plutôt n'a-t-il, comme Orphée, chanté ses vers afin de charmer les animaux plutôt que péroré pour captiver les sénateurs? Plutôt que d'écouter sur un banc précaire un orateur au babillage écervelé, que n'a-t-il pas, sur la mousse, apprécié le chant d'un rossignol? Car si la Raison prétend dicter le discours du magistrat, médiateur du plébéien troupeau, la Muse elle-même inspire en sa mélodie le dispensateur ailé de la trille harmonieuse, émissaire envoyé du Parnasse. Pourtant, ce cher poète avait-il mérité pareille opprobre? Quel outrage avait-il commis pour qu'on le condamnât comme au fond du Tartare Ixion? Pourquoi lui, qui fut pour nous tous un illustre emblème, aurait-il subi telle indignité? Paul Valéry, bienheureux, continue sa réflexion, baigné par les embruns méditerranéens. Lamartine, étendu mollement, repose au pied d'un clocher rustique. Musset rêve éternellement sous le feuillage éploré d'un saule. Gautier, méditatif, dort sous les rayons tamisés d’un érable. Vigny poursuit un songe au pied d'un mur que tapisse un pampre exubérant... Lors, Messieurs les républicains, je m'adresse à vous, je vous supplie, prenez pitié du poète, épargnez-lui ces tourments d'un séjour austère. Lui qu’enchantait la compagnie des bambins, ne l’abandonnez pas à la cohabitation des rhétoriciens, confiez sa dépouille au bucolique agrément d’un lieu naturel, parmi les tilleuls odorants et les vieux chênes. Rendez-le à la Nature, à la Terre, aux fleurs, aux bouvreuils, aux papillons.

QU'EST-CE QUE L'HOMME?

L'Homme est un îlot de structuration labile, une entité d'espace occupée par de la matière. La singularité de ce fragment cosmique est son aspect longiforme. L'Homme évoquerait un piquet, un pieu qui manifestât la capacité de se mouvoir en conservant sa verticalité. De sa partie centrale, appelée buste, on voit se détacher des appendices. Les premiers, supportant le corps, sont les jambes. Les seconds sont les bras, appendant horizontalement, cependant chacun peut transitoirement occuper une orientation quelconque. L'Homme apparaît ainsi comme un tronc suspendu par deux échasses. Probablement, il n’est de plus manifeste originalité que l'extrême exiguïté de cet organisme. La translation chez l'Homme, appelée marche, à n’en pas douter, représente un spectacle aussi curieux que la contemplation du sujet à l'état d'immobilité. Cela consiste en un mouvement périodique et renouvelée de la jambe à droite et à gauche effectuant vers l’avant un mouvement pendulaire. Cette action mécanique entraîne un mouvement régulier de la tête, organe ovoïde antérieur, que j'avais omis de vous présenter.
L'Homme échange aussi des informations par le moyen de sonore émission modulée par les mouvement d'un sphincter nommé bouche, organe échancrant la partie postérieure et ventrale au niveau de la partie sommitale. Quand deux individus sont en conversation - terme utilisé - l’on peut observer le spectacle étonnant de leur profération mandibulaire. Quand se trouve achevée celle énoncée par le premier locuteur, commence alors celle exprimée par le second. L'émission peut évoquer un fugitif spasme habitant la surface aréolaire en contraction. L'on peut imaginer un déchirement turgescent de la face à la teinte écarlate animée de palpitation sporadique. Tels sont chez les humains de l’espèce Homo sapiens les particularités immédiatement observables. Nous devons ajouter que la chair constituant le sus-décrit organisme est généralement recouverte, au dessous de la capitale expansion, d'un assemblage en matériau synthétique épousant exactement sa forme. L’Homme ainsi paraît enfermé, suivant la température, en un scaphandre à moitié rigide à moins qu’il ne s’agît de carapace ajourée.
Ce résumé succinct nous aura fourni l'essentiel des particularités distinguant ce primate. Certe, il existe une immensité d'informations concernant les créations réalisées par l'Homme. Nous apprendrions le fonctionnement de son organisme et sa vie en société, science et art... qui ne sont pas négligeables. Quelle stupéfaction d’observer que ce piquet ambulant ait pu manifester ces capacités!

VIEILLE BADERNE 

Robert demeurait sous le choc' terrassé. L’on eût dit qu’un horion lui fut asséné. Si l'insulte avait signifié l'intention de l'offenser, du moins il eût pu se retrancher dans l’indétermination, mais elle affirmait une irrémissible exactitude. Nul dessein d’affront ne permettait qu'il s'en offusquât. C'est d'un paternel ton que lui fut infligé ce truisme évident, franche amicité renforçant plus encor la constatation. Tu n’es plus qu’une vieille baderne. Locution terrifique en sa banalité. La honte impliquée par le principal terme insuffisait, justifiant que l'amplifiât ce ne que si cruellement éloquent. L’on devait ajouter ce pléonasme avéré de vieille et de baderne, soulignant la formule en sa connotative ambiguïté. Vieille' évoquait simultanément, par un glissement sémantique insidieux' voire insinuant, la familiarité chaleureuse et l’avilissement suprême. Robert à satiété se répétait ces propos, s’abîmant dans la contemplation de sa déchéance. Plus encor' il s'y complaisait en fascination morbide. Pourquoi ce choc? Depuis sa jeunesse' il avait sombré dans la médiocrité. Sans jamais surmonter cette amenuisement' il s'était résigné. Progressivement' il avait accepté le ravage aliénant des années. Jusqu'à ce jour' il n’avait perçu l'irrémédiable opposition, le hiatus éloignant juvénilité' sénilité. Jamais il n’avait soupçonné le snobisme arrogant des milieux mondains, la crânerie des enfants devant les parents, le mépris de la génération montante à l’égard de la descendante.

Subitement' il se réveillait de sa léthargique apathie. Maintenant' il n'était plus que vieille baderne. Jour et nuit' il s'enfermait en cet obsédant soliloque. Le vocable odieux parasitait sa pensée comme un ténia, ver psychique infestant les circonvolutions de son cortex. Moins il fut affecté, s'il avait' dans son infortune' été qualifié de vieux schnock. Le traumatisme aurait moins atteint sa fierté, possiblement en raison de l’aspect beaucoup plus ramassé' condensé, du monosyllabe aigu' s'opposant au polysyllabe évanescent. Possiblement aussi, la différence impliquait le rapprochement du ch' du n, sans qu'une intercalation vocalique en adoucît l'abrupt voisinage. La redondance au niveau scriptural du s c h et c k, pouvait évoquer un sentiment dysharmonieux de conflit, mais conséquemment' de vigueur' de verdeur. Le vieux schnock lui paraissait capable ainsi de réagir' contester, protester en défendant les valeurs de la tradition. Par nature' il suggérait un caractère acerbe et soupçonneux, teigneux. La baderne' inversement, ne pouvait manifester la moindre objection' ni rébellion, sinon s’évanouir dans le néant, passivement accepter sa réduction dans la veulerie. Le terme en attestait par son contenu lexical et phonétique. C’était la chimère amalgamée des qualificatifs bas, fade ainsi que terne. Le défaut de sa tonicité s'y trouvait amplifié' surenchéri, par la succession de labiale et de linguale.

Assurément' la baderne' en son infirmité, ne pouvait que déchoir sans ressentir même une humiliation. La honte au moins eût pu signifier son regret, le remords de se reconnaître ainsi reléguée vers le passé. Miné par l’effet Pygmalion, Robert se conformait à l'image émanant de l’aspect qu’on lui prêtait. Sans réagir' il admettait ne plus être à la page, dans le vent, dans le coup. Sans regimber' il intégrait qu'il était vieux jeu, dépassé. Paradoxalement, cet argotique idiosyncrasie des locutions l'euphorisait. L’on eût dit qu’il découvrait ces formulations, qu’il s’en étonnait, détaché de leur insultante acception. Quand il se promenait dans la rue, les passants lui paraissaient exprimer ce propos réitéré: Tiens, la vieille baderne, pensée qu'ils n’'extériorisaient plus même en un rictus physionomique. C’était l'affirmation' qu'à leurs yeux, Robert était rétrograde irrévocablement. Leur méprisant regard' en dépit de sa perfidie, pouvait au moins lui signifier un inférieur degré de respect, mais pas un ne lui concédait cet égard minimal. Comme expédient' il espérait qu'un lazzi' proféré par un garnement, lui restituât ce minimum d'honorabilité. Mais rien. La baderne' irrémédiablement, ne pouvait que s’évanouir dans le silence et l'indifférence.

SATIATION VERBALE ou LE SADIQUE DES MOTS

Benoît, pervers psychopathe et sadique assumé, s'adonnait sans remords à son vice habituel. Cyniquement' il martyrisait jusqu'à l'agonie ses proies, désubstantialisées par l'effet de la dissection. Les objets de sa cruauté ne se composaient de chair' ni sang. Leur vie n'était pas déterminée par un cœur en pulsation, mais par le spasme agitant la bouche et le gosier des humains, de larynx à larynx' langue à langue et lèvre à lèvre. Ces martyrs suppliciés non plus ne gémissaient car il s'agissait de mots. Benoît les traquait à leur émission' les emprisonnait en ses rets cérébraux, les décontextualisait pour les vulnérabiliser. Longuement' il en considérait le contenu jusqu'à l’épuisement, jusqu’à leur capitulation définitive. Puis, tel un entomologiste épinglant un papillon, virtuellement' il pourfendait sans pitié ces résidus. C’est ainsi qu’il jouissait, démasquant leur obscénité phonétique. De l'aube au couchant' il ressassait un banal idiotisme' une expression convenue, puis en démontait le mécanisme. Par sa machiavélique obstination, continûment' il s'en délectait, pareil au suc du nectaire écaché par la guêpe. Non satisfait d'avoir détruit leur vocale intonation, rageusement' il en pourchassait la scripturale empreinte. C’est ainsi qu’il griffonnait les mots sur un calepin, support dédié spécialement à cette abjecte occupation. Froidement' il répétait ces rogatons lexicaux, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à l'évanouissement de leur signifiance. Dans le charnier syllabique envahissant le champ de sa pensée, comiquement' ils semblaient gésir. Puis, le regard allumé d'un luciférien éclat, Benoît arrachait le feuillet, l’écrasait en boulette avant de le jeter à la corbeille. C’est ainsi qu’on abandonne à la fosse un cadavre indésirable.
De plus en plus, se rassasiant de rebuts scripturaux et vocaux, Benoît se confinait en sa délectation morbide. Son esprit au fil des jours se changeait en logorrhéique ossuaire. Tout sincère amoureux de littérature en fût scandalisé, tout scrupuleux grammairien en fût offusqué. La conversation, fondement de cordialité, pour lui devenait succession d’onomatopées. Quoiqu'il fût honorablement cultivé, sa dépravation le poussait à salir connotations, dénotations de lemme ou de morphème.
L’âge avançant, plus encor son état se détériora. Lui, si disert jouvenceau, bientôt s'enferma dans le mutisme. Paradoxalement' il recherchait tout lieu fréquenté' bondé, qui lui permît d'assouvir sa boulimie féroce en vocables. Partout, les propos qu’il oyait se muaient en flot sonore amphigourique. Son apparition provoquait le malaise au milieu des soirées' goûters, symposions' réunions mondaines. Les fêtards invétérés' les bavards impénitents, bégayaient lamentablement quand se profilait son ombre. Chacun, vergogneux des mots qu'il proférait, finissait par s'emmurer dans le silence. Même un joyeux drille' en le croisant, devenait taciturne' embarrassé, le front moite et cramoisi, muet comme un camaldule. Tous l'exécraient, bien qu'il n'eût jamais nourri la moindre animadversion pour quiconque. La présence incongrue de ce crabe insupportait les gens honnêtes. Sur dénonciation commune auprès de l'administrative autorité, rudement on l'interpella, puis on l'interna dans un hôpital psychiatrique. Sa disparition des lieux publics fut un général soulagement. Le gai babillage entretenant chaleur humaine et fraternité, bienfaits sans lesquels nos contemporains ne pouraient s'émerillonner, de nouveau put insouciamment se répandre. Nul' finalement' ne sut comment il décéda. Son nom parut un jour dans les avis d'obsèques. Chacun simula de ne l'avoir pas remarqué, tant la triste évocation de ce monstre ignoble était pénible. Sa trace indésirable à jamais fut effacée. Tout citoyen décent ne pouvait que s'en féliciter.

Fragments et brisures- Claude Fernandez - © Claude Fernandez
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