PRÉSENTATION DE L'OUVRAGE
LE MEURTRE DE LA CHANCE
de Jan Zábrana avec la collaboration de Josef Škvorecký

Tout commence par cette soirée à l'atmosphère irrespirable chez Maître Kalenda. Les confidences malsaines, les petites mesquineries dans la pénombre louche devant l'âtre où flamboie un feu satanique. Turpitudes inoffensives - en apparence - qui se termineront tragiquement dans le sang. Le Meurtre de la chance: un roman aux personnages indécents, un industriel grotesque, des intellectuels ridicules, un enquêteur véreux, un inspecteur froid, antipathique, ironique, une fille des banlieues à la gouaille pittoresque, une fille pure venue de sa province natale, un secrétaire indélicat... Sans oublier Kant. La statuette en bronze de ce cher Emmanuel n'est-elle pas l'arme du crime, au propre comme au figuré? La victime, docteur en philosophie, payera peut-être de sa vie la logique de sa Vernunft telle qu'il la conçoit, une dérive personnelle contestable du criticisme vers la morale de Proudhon. Le meurtrier, un réaliste. Lui, il n'a pas lu Kant, mais n'a-t-il pas su en appliquer instinctivement les principes (frelatés) mieux que l'adepte qui l'idolâtrait? Kant évoqué à la table d'un bistrot. La philosophie à l'épreuve pratique de la vérité révélée dans le langage vulgaire de la vie quotidienne, dans les situations les plus crues: la rhétorique à l'épreuve du Réel. Cette soirée chez maître Kalenda, une soirée parmi d'autres évoquées avec virtuosité par l'auteur. Tout y est: les silences, les apartés, le jeu des allusions érotiques et des remarques assassines, les quiproquos, les hésitations, les actes manqués, les jeux de lumière et d'ombre, les paroles qu'on n'entend pas, les paroles que l'on devine... Une soirée à la manière de ces interminables goûters et autres réceptions mondaines narrés par Proust, mais l'auteur, un Proust mordant, désabusé, un Proust cynique.

Pas un milieu qui n'échappe à sa verve satirique, pas un personnage qui ne soit épinglé par sa cruelle causticité. La galerie défile devant nous: voyons, scrutons plus en détail. Pivoňka le narrateur. Pas net pour un héros principal: froussard, lâche, prétentieux, présomptueux, quoiqu'incompétent. Incompétent au point que son amie doit démêler pour lui l'imbroglio des indices et lui désigner le meurtrier. Il pratique le voyeurisme en prenant bien soin de l'intégrer logiquement dans la nécessité de son enquête. Il exerce son sado-masochiste sur une jeune fille ingénue dont il vante pourtant l'innocence. Pour lui, elle représente la Femme, la Femme, avec tout son mystère, sa puissance obsessionnelle, la Femme qu'il utilise impitoyablement pour assouvir ses phantasmes. Bourreau et spectateur compatissant, il s'émeut lui-même de l'angoisse pathétique qu'il a engendrée chez sa victime. Pas net non plus, l'inspecteur le vrai, compétent, lui, autant que sarcastique, personnage au passé trouble, misogyne notoire qui, lui aussi, règle ses comptes avec les personnes du beau sexe. Continuons de parcourir la galerie. La cible privilégiée de Zábrana, l'engeance des littérateurs et intellectuels de tous poils, et surtout la racaille grandiloquente des poètes. Ceux qui prétendent se distinguer du commun des mortels par l'envergure de leur esprit apparaissent plus pitoyables, plus bassement aliénés à la recherche de gloriole et d'intérêt. À moins qu'ils ne soient magnifiques dans leur bouffonnerie. Di Castello, le poète édité à compte d'auteur qui joue au maestro avec son pseudonyme italien, lui qui voudrait être considéré et qui essuie le mépris des officiels, lui qui s'auto-flagelle et exploite ses malheurs pour en constituer la matière de son inspiration. Et les docteurs ès littérature louant par des exégèses dithyrambiques les écrits d'un ivrogne, cet Emilio Robota un peu trop déguenillé que l'éthylisme promeut génie du verbe. Critique ambivalente dans sa cruauté. Nous, les hommes cultivés, que valons-nous, ne sommes-nous pas sordides plus que les autres? C'est ensuite le prêcheur Lebras et sa cohorte d'adeptes. Les voix des âmes invoquant Dieu: des braillements insupportables. Et puis, Zdebora, l'inénarrable, l'impayable Zdebora qui, au-delà sa truculence, par sa candeur atteint presque la sainteté. D'autres encore: l'industriel Poláček, riche autant qu'ignare, dont la vulgarité rejoint celle des bas-fonds populaires dont pourtant il se croît supérieur. Carmen aussi, la profiteuse, mais sa bêtise et son hypocrisie si limpides nous procurent une telle délectation qu'on lui pardonnerait. Et puis terminons par le vieux Salaquarda, un spécimen magnifique lui aussi. Dérisoire, sa passion du loto, sa science des combinaisons cabalistiques et de la numérologie. Mais Salaquarda, pas un petit vieux quelconque, finalement, un petit vieux si ordinaire et si extraordinaire, risible et sublime. Sublime parce que risible. Risible parce que sublime. Alors, bien sûr, cela fait quelques étincelles avec sa femme, bonne ménagère si raisonnable. Lui, le vieux, ne supporte pas que l'on mélange ses papiers pour les ranger. Pourtant le vieux Salaquarda, il a une passion, un petit rien qui l'élève au-dessus du lot des êtres frustres. Comme Molière, Zábrana choisit de ridiculiser ceux qui sont animés d'une passion hors du commun et approuve ceux qui restent bassement terrestres. Mais qui manipule tout ce beau monde? Évidemment, l'intérêt, mais au-delà? Au-delà, qu'y a-t-il tapi au fond de chaque être, de chaque conscience, dans chaque intention, dans chaque acte? Qu'est-ce qui fait prospérer Le Palais des jeunes hommes élégants et le Palais des jeunes femmes élégantes, ces temples de la Vanité où se rue le Tout-Prague? Quelle motivation unit le bourgeois aussi bien que le dernier paria? Derrière le visage de Lomal, le bouffon de l'agence L'Œil d’aigle, spécialisée dans la filature des épouses volages, derrière ce psychanalyste de pacotille, la pulsion innommable, la vérité fondamentale, tragique, génératrice de toute souffrance et de toute volupté. Tout au fond, l'Absolu, le nœud de l'existence. Le père Sigmünd avait raison. Évidemment. Pourtant, à l'opposé, la plénitude, la relation supérieure, cette nuit que Pivoňka passe avec son amie Boženka dans un lit où ils se tiennent simplement par la main, tout habillés.

Un roman policier, Le meurtre de la chance? Plutôt un condensé de tous les genres. Faux roman policier comme le Don Quichotte de Cervantès est une parodie du roman de chevalerie. Un roman picaresque, un roman psychologique, un roman de mœurs, un roman social, un roman philosophique, un roman d'amour et de désamour, une tragédie antique sous l'apparence d'une comédie. Le faux pathétique dans la scène de la serre tropicale... et le vrai lorsqu'est découvert le cadavre de Julinka. Comme attisée par toutes ces bouffonnerie, l'horreur en embuscade. Zábrana, l'art des contrastes qui tuent: les figures qui s'auto-détruisent, les doubles inverses qui s'annihilent, l'inspecteur spartiate et la bourgeoise capricieuse engoncée dans les roses, le faux enquêteur Zdeborský et le vrai gangster Hollich, Salaquadra, à mille années-lumière de la Terre et sa femme, le nez au ras des pâquerettes... Et puis, absorbant cette faune ésotérique comme des vers dans un fromage trop fait, omniprésente, obsédante, Prague. Prague, le vieux Smichov aux pavés accidentés, la colline de Kbely, les coteaux de Petřín, Prague, la place Venceslas. Prague, le Café de Nusle, le Kahyra Bar, le Mocca, U Anděla, U Holubů. Prague, les bars mondains, les bistrots mal famés vomissant la trivialité populaire, débordante, immonde, graveleuse dont Zábrana nous gargarise, jusqu'à l'écœurement, jusqu'à l'insoutenable, jusqu'à extirper la séduction qu'exerce en nos esprits crédules cette marijuana de l'humanisme. Prague, les bus bondés où s'échangent les injures fleuries. L'occasion pour l'auteur de sertir quelques chefs-d'œuvre de diatribe ordurière après avoir tissé avec délicatesse les strophes éthérées du poète di Castello. Prague, Prague partout. Et si la bouffonnerie d'un Zdeborský filant un gangster n'était que le prétexte à une promenade nostalgique à travers cette ville fascinante. Et la poésie, la poésie des ciels qui illuminent Prague, la poésie des nuits étoilées, des crépuscules flamboyants, des aubes pâles. Prague toujours, ses quartiers pauvres, les baraques de Košiře où les enfants vont pieds nus, le café Myšak où les grasses bourgeoises s'empiffrent de pâtisseries. Et au milieu de tout cela, le ricanement de Franta brandissant la Critique de la raison pure devant une fille candide, terrorisée. Elle était venu de sa province, elle ne savait rien. La vie l'a saisie. Et elle avait rencontré le docteur en philosophie, lui, ce salaud, mais pas un de ces vrais salauds si rassurants, non, salaud parce qu'il avait décidé de l'être. Intentionnellement, philosophiquement, dialectiquement salaud. Et bien sûr, elle l'aimait, comment aurait-il pu en être autrement? Et il y avait Julinka. Et par un curieux hasard, Julinka Patrochová et Terezka Dobeninová ne s'aimaient pas...

Que peut-on retenir de ces pages grinçantes? À quelle branche peut-on encore se raccrocher désespérément quand on s'est immergé dans cet univers vitriolé? Que reste-t-il dans ce champ de ruines morales? Peut-être l'image d'une fille à la chevelure cuivrée, cette fleur venue de Zákolany vers un lieu de perdition. Zákolany, le paradis terrestre, l'envers de Prague. L'Éden originel que Pivoňka découvre en feuilletant l'album de souvenirs dans la chambre de la jeune fille...

CRITIQUE LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE