LA FLEUR DE GILGAMESH

La nouvelle vie de Béatrice et Dante

Roman

Claude Ferrandeix

La Fleur de Gilgamesh - Claude Ferrandeix - © Claude Ferrandeix
Dépôt électronique BNF 2012 - Licence Creative Common CC-BY-ND


PRÉSENTATION


PROLOGUE

PREMIÈRE VEILLE

PREMIER RÊVE

DEUXIÈME VEILLE

DEUXIÈME RÊVE

TROISIÈME VEILLE

TROISIÈME RÊVE

QUATRIÈME VEILLE

QUATRIÈME RÊVE

ÉPILOGUE


ANNEXES

 

PRÉSENTATION


L'histoire de Dante et Béatrice transposée au vingtième siècle. Un jeune pharmacien, amateur de botanique, découvre une plante capable d'engendrer des rêves hallucinogènes. Ses incursions successives dans l'univers onirique se mêlent aux événements de sa vie réelle en même temps que se dévoile à lui sous l'apparence des objets l'essence même de la Matière. Sa rencontre avec une fillette décidera de son sort au terme d'un ultime rêve qui lui sera fatal, mais à l'issue du voyage surnaturel qu'il réalise, semblable à un héros de l'Antiquité, il parviendra enfin à sa Réalisation. Cet ouvrage représente en même temps un itinéraire sur le thème de la Peinture, une réflexion sur la Beauté, la recherche du Paradis et l'Incongruité fondamentale de l'Existence.


 

PROLOGUE


«Serait-ce elle?» se dit le jeune homme. Dans la feuillée du sous-bois, Fabio contemplait' incrédule autant qu'émerveillé, le bouton floral prodigieux. Sur la tige émeraude' élégamment, se dressait le saphiréen périanthe aux cinq pétales. Minutieusement, scrupuleusement, dans le précis de botanique' il vérifia les caractères. «C'est bien elle' en effet» renchérit-il' irradié par cet évènement. Le végétal joyau' qu'il avait sans répit recherché' se trouvait là, devant lui, tel réification de son désir.
Depuis neuf ans déjà, ses pas sillonnaient le biotope où croissait le spécimen. L'espèce affectionnait terrain volcanique' atmosphère humide et pénombre. Vainement' jusqu'à ce jour' il avait parcouru cheire et coulée, gravi neck' dôme et cône en lapilli, rampé dans la fondrière et la tourbière... «Plus aucun doute» réitéra-t-il. Cependant, le ravissement qui l'avait de prime abord ébloui, se mua lentement en vague impression de peur et d'appréhension. Le souvenir des pouvoirs que les traités conféraient à ce végétal, revenait en son esprit. Délicatement, de l'humus il dégagea le pied charnu, puis l'enveloppa dans un linge hydraté. Le jeune homme' après cette opération, regagna le chemin vicinal où son véhicule était garé.
Pharmacien frais émoulu dans un chef-lieu de région, Fabio consacrait tout son loisir aux végétaux hallucinogènes. Cette occupation' pour l'essentiel de son temps, l'amenait à compulser d'anciens traités, manuscrits sibyllins souvent illisibles. Grâce à des recoupements' il avait reconstitué, par tâtonnements successifs, le signalement d'une espèce étrange. Son ingestion permettait, si l'on en croyait l'ésotérique opinion, d'imaginer le Paradis promis aux défunts magnanimes. Les devins du roi Nabuchodonosor la nommaient Fleur de Gilgamesh. Le héros malheureux l'avait en vain recherchée, croyant qu'elle accordait l'immortalité. Positiviste irréligieux, Fabio pensait que cette inconnue plante' en vérité, ne possédait aucun pouvoir magique. Le principe actif' selon son hypothèse' agissait tel un stupéfiant, comparablement aux composés du pavot ou bien du coca, provoquant une euphorie passagère. Néanmoins' la consommant, n'aurait-il pas la sensation d'accéder au Paradis, séjour des Immortels?
De retour à son appartement, Fabio replanta le spécimen délicat dans un pot. Les prodigieux pouvoirs de ce bouton floral ne l'effrayaient plus. C'est ainsi qu'il s'enhardit, palpant de ses doigts le duveteux limbe aux smaragdins reflets. Depuis son enfance' il aimait les végétaux. S'agissait-il véritablement d'entités vivantes? L'intuition n'adhérait pas à l'évidence établie par la biologie. Si différents des animaux, ne pouvait-on les considérer comme expansions minérales? Ne seraient-ils concrétions de la terre et de l'air qui les ont générés? Leur vigueur engendrant au fil des ans troncs vertigineux, rameaux luxuriants, le fascinaient. Mais ce qui plus encor l'impressionnait, c'était le silence' évoquant leur vie latente' invisible' évanouie. Le jeune homme admirait leur beauté, leur native inclination: majesté pour le châtaignier, fierté pour le chêne et gracilité pour le robinier, compacité pour le sapin' l'épicéa, pour le saule indolence éplorée, grâce épanouie pour la chicorée, timidité pour la violette et le muguet, pour le chardon' le cirse' arrogance aiguë, pour la mousse' humilité... Comment tous ces végétaux inanimés, s'interrogeait Fabio, pouvaient-ils éveiller en nous des affinités sentimentales? D'où provenaient ces correspondances? La forme en soi ne se confondait-elle avec l'âme?
Dans sa chambre' il disposa le bouton floral sur la commode. Méticuleusement' il aéra l'humus' arrosa le pied. La transplantation terminée, Fabio prit un repas frugal' puis s’enferma dans son bureau. Là' sans la moindre hésitation, de sa main leste' il saisit le précieux manuscrit. Celui-ci' manipulé souventefois, trônait sur un empilement confus de grimoires. Le déroulant, Fabio relut ce passage en son esprit empreint si profondément. Ne l'avait-il déjà cent fois parcouru? Cependant' ce jour' son cœur battait violemment.
Le végétal' nommé Fleur de Gilgamesh' permet, dès sa consommation, d'accéder au Paradis entrevu par les mystagogues. Cette ingestion n'est pourtant pas sans danger. Nombreux jadis ont payé de leur vie ce voyage extraordinaire. Les rescapés' s'il en fut parfois, n'ont pas achevé leur tentative. Le bouton floral comporte' enserrant un pistil fuligineux, quatre immaculés pétales. Quand Sin au crépuscule apparaît en son apogée, l'on détachera le premier de ces pétales. Celui-ci' dès le coucher, sera déposé dans la cavité buccale. C'est alors que s'effectue le rêve' incursion hors du Monde. Lors du prochain mois, l’on poursuivra l'expérience en mâchant un second pétale. Puis encor le mois suivant, de même on absorbera le pétale adjacent. Le quatrième et dernier doit en revanche être ingéré deux jours après. La fin de ce rêve ultime est toujours funeste. Malgré la prévention d'une issue fatale' inexplicablement, très peu renoncèrent. Lors' à l’aube on les découvrait, le corps décomposé.
Fabio' sous l'effet de ces prédictions, demeurait dans la perplexité. Quel mobile ainsi pouvait conduire un homme à sa perdition? Possiblement' les individus, par le puissant hallucinogène imprégnant le végétal embu, parvenaient-ils à la supérieure extase. Lors' ils auraient pu refuser de revenir dans la réalité. L'environnement triste et laid de notre univers les eût dégoûtés. Mais plutôt ne pouvait-il s'agir d'un suicide? La volonté qui nous attache à l'existence est ténue. L'acceptation de la vie n'est-elle effet de notre inconscience? Lâcheté' pusillanimité, constituaient nos bouées de sauvetage. Quant à la mort et la décomposition, l’action de la substance' accumulée, pouvait expliquer sa létalité. Fabio' par la fenêtre' aperçut la pansélène au firmament. C'était le moment propice à l’ingestion. Néanmoins, prudent' il préféra s'accorder la journée du lendemain. Ce laps opportun lui permettrait de se déterminer. Lors du prochain crépuscule' absorberait-il un premier pétale? Rien n'était moins sûr.
 

PREMIÈRE VEILLE


La monotonie du travail' en sa pharmacie, permit à Fabio de réfléchir pendant la journée. Par moments' il doutait que le document traduisît bien la réalité. Par goût du mystère ou par jeu, l’auteur n'avait-il inventé cette insensée malédiction? Ne pouvait-il s'agir d'une espèce hallucinogène ordinaire? Le bouton floral' en son pot, lui paraissait inoffensif autant qu’insignifiant. Cependant' malgré sa réflexion, l'angoisse en lui persistait. Sans garantie sur l'innocuité, ne devait-il se détourner du végétal suspect? La raison lui conseillait d'éviter l'expérience. L’inconnu' le danger, paradoxalement exerçaient dans le sens inverse un attrait. Cependant' ces fluctuations du jugement, profondément en son esprit, se trouvaient affectées par des motifs plus secrets. La tentation des paradis artificiels' chez lui, paraissait l’antidote à son état permanent d’asexualité.
Peu sensuel de son tempérament, qu'il s'agît d'immature' adulte' ou vieillard, Fabio ne ressentait nul désir à l’égard de la chair. S’il admirait la beauté féminine en tant qu’esthète averti, sa dilection n’en pouvait concevoir d’attirance érotique. Bien qu’il en souffrît modérément, dans un monde où la sexualité régit les rapports humains, cette anaphrodisie limitait ses relations. Peu soucieux d'apparaître agame et la viduité ne l'affectant pas, jamais il n’avait envisagé de partager sa vie.
Son morphogramme asexué le trahissait parfois, notamment sa voix relativement aiguë, mais il avait appris à gommer ces traits androgynes. L'habillement strict et rigide effaçait la douceur du port. Le maintien sévère évitait la charmeuse apparence. De surcroît' il assourdissait les inflexions de son élocution. N’espérant ainsi nul attachement humain, Fabio pouvait disposer librement de sa personne. Rien ne l’empêchait d'éprouver une expérimentation dangereuse. Pourquoi' cependant' risquer la mort, simplement pour un illusoire accès vers le Paradis. Celui-ci' probablement, ne représentait qu’une évocation de son inconscient? Quel mobile en définitif parviendrait à l’emporter? Fabio disposait de l'après-midi pour en débattre avec lui-même.
Le soir venu, quand Fabio verrouilla l'officine' il avait arrêté sa décision. Comme à son habitude ' il gagna le Centre Amical de Loisirs, non loin de là. C'était la seule activité qui le distrayait, hormis sa passion pour les végétaux hallucinogènes. Dessinateur modeste' il reproduisait des bouquets floraux. Sempiternellement' il s'acharnait sur le sujet pictural, tâchant d'en exprimer la quintessence hypothétique. La déformant jusqu'à son épuisement, sans répit' il surchargeait sa primitive esquisse. Le bouquet initial finalement simulait un buisson touffu, voire une écrevisse. Le dessin massacré' martyrisé, devenait de plus en plus nébuleux' incompréhensible' indéchiffrable. C'est alors que Fabio l’abandonnait à son piteux état...
La salle était préparée déjà lorsqu'il aborda le Centre. Là' sagement assise' il aperçut une inconnue fillette. L'animateur' Giorgio, présenta la recrue, Nelia, pensionnaire envoyée par l’Assistance. Fabio savait que l'organisme' en ce pays, se montrait particulièrement soucieux de ses pupilles. L'enfant' l'air absent, parut ne pas accorder la moindre importance aux propos la désignant. Ne se confinait-elle en son monde intérieur? Fabio déballa son matériel sur la table adjacente. Le pharmacien put à loisir observer l’enfant énigmatique. Son hiératisme et sa beauté le fascinaient. Le questionnement qu’il hasarda, provoqua de sa part un épanchement très évasif. La conversation peu motivée s’échoua sur un long silence. Fabio se demandait si les afflictions de la vie, chez elle' avaient développé ce comportement d'impavidité. C'est alors que sans tourner les yeux vers lui, brusquement elle émit la réponse aux questions précédentes. La fillette exprimait son discours de manière hésitante. Son langage approximatif' néanmoins' trahissait un charme ineffable. «Mes parents sont décédés lors d’un accident quand j'étais petite. Je viens là pour dessiner des fleurs, des rochers, des cerisiers' des amandiers... Rien qui bouge.» Pourquoi?» demanda le pharmacien, mais l’enfant ne consentit plus un mot. Fabio continuait de la considérer. Sa chevelure auburn ondulant jusqu’à la hanche arrondie, se détachait de son visage extraordinairement lumineux. Son iris luisait comme en un champ nivéen la pervenche au ton mauve. La grâce enfantine émanait de sa frimousse. La jeunesse en était suggérée' l'isolant hors du ravageur Temps, par un semis discret de bruns éphélides. Ceignant son corps de son col à ses pieds, la robe au froncis rose amplifiait sa gracilité naturelle.
Observant chaque homme et femme ici, le pharmacien compara leur pigmentation. Les uns paraissaient moins immaculés que les autres. Le jeune homme établit un rapport avec le traitement des carnations, précisément à la Renaissance. Les masculins sujets étaient plus vultueux, les féminins plus nacrés. Dans la Bacchanale' ainsi, l'on pouvait distinguer faune au faciès fauve et ménade au lilial visage. De même' en un tableau marin' se différenciaient triton, Néréide. La physique opposition ne traduisait-elle une antinomie psychique? Bien que son teint fût plutôt clair' et même anémié, Fabio se crut un métèque auprès de la fillette.
Le pharmacien jeta vers le chevalet de la fille un furtif regard. Son dessin n'évoluait guère. Le sien' par opposition, n'avançait que trop vite. Nelia semblait mouvoir insensiblement sa main, comme effrayée par l’accomplissement de la minime action. Fabio se rappela qu’elle haïssait le déplacement. Conformant son attitude à sa dilection, possiblement' elle affectionnait d’apparaître ainsi qu’un être inerme.
Giorgio passait dans les rangs, considérait d'un air blasé les gaucheries sur les dessins, manifestant sa hauteur de spécialiste auprès du néophyte. Parfois' condescendant, sur le peintre amateur' il se penchait, jouait de son pinceau tel un magicien de sa baguette. C'est ainsi que durant la séance entière' il monopolisait la toile. Silencieux, l’apprenti restait les bras figés, ballants. Nul ici n’aurait osé la moindre observation qui pût froisser le maître. Quelquefois, Giorgio parcourait les allées d'un pas rapide. C'était le signal' on savait qu'à ce moment il s'envolerait. C’est alors qu’évoquant Botticelli, Donatello, Véronèse ou le Tiziano, submergé par sa pensée lyrique' il ne voyait plus ni chevalet, ni disciple et ni même entité matérielle en ce lieu. De prime abord' il commençait par louer abusivement un peintre. Puis, de propos en propos' il énumérait ses défauts, ses plagiats' imperfections, le critiquant' le dénigrant, violemment' véhémentement. Le vermillon gâchait ses grenats, le cobalt abîmait ses bleus, de même aussi la sienne altérait ses bruns. Les tons pastellisés lénifiaient sa chromatique harmonie. Quant à la composition, tout simplement elle atteignait l’abomination... La déférente apologie devenait diatribe impitoyable. Parmi l'assistance écrasée par le poids de son érudition, Giorgio s'échauffait sous l’effet de sa propre élocution. Fabio l'admirait quand sa logorrhée s’épanchait en imprécations, le regard allumé' la joue rubiconde. Sa voix tonnait' tonitruait, tandis qu’il ouvrait les bras vers le faux plafond, pareil à Zeus fulgurant parmi les éclairs. Tous' attendant son décollage' en guettaient les prémisses. Généralement' il s’agissait d'une inflexion plus aiguë dans la voix, d'un frémissement imperceptible en ses doigts. Giorgio' ce jour' avait jeté son dévolu sur Le Caravage. Déférent' il admira sa grandeur, son exacerbée puissance. N'étais-ce un artiste original' révolutionnaire? Mais s’enflammant' il ne tarda pas à critiquer le noir de ses fonds, l'expression macabre en ses décors, l'inspiration maladive en ses personnages. Trop, c'était beaucoup trop. Ne se contenant plus, Giorgio finit par l’injurier. «Meurtrier de l’Art' assassin!» criait-il, brandissant les poings vers les nues de polystyrène expansé...
Quand Giorgio se fut calmé, la réflexion du pharmacien put s’épancher librement. Rêveur' il considérait toujours la fillette. La féminité modelant son corps lui semblait inconcevable énigme. Lors que lui' si différent' s’évanouissait dans l’indétermination, comment la Nature avait pu la conformer ainsi? D'où venait-elle? Comment pouvait-elle exister miraculeusement? Fabio contempla de nouveau les cheveux noirs, la peau lumineusement blanche et les yeux mauves. Si je perçois dans sa forme une idéalité, pensait-il' c'est que mon esprit lui correspond. Rien en mon corps ne la manifeste et pourtant je la conçois, je reconnais sa manifestation. N'est-elle ainsi pour moi valeur' singularité, cardinalité? L'on croirait qu'elle est issue de l'Au-delà. Ne proviendrait-elle ainsi du Paradis évoqué par le manuscrit? Fabio se demandait comment la fillette' en son intériorité, pouvait appréhender cette harmonie qui l’imprégnait. Demeurait-elle indifférente à sa beauté, jugée dans l’existence inutile et superflue? Pouvait-on comprendre' accepter, qu'apparût dans un monde aussi monstrueux un être aussi merveilleux? Le pharmacien pensait qu'au long de la journée' cette enfant - pour lui personnification de la divinité - se trouvait incessamment parmi des objets laids' triviaux, fruits de la praticité, ce chevalet' ce bureau, ce placard' et surtout' là, tous ces gens disgracieux, dont lui-même. Fabio se rappela son malaise indéfinissable un jour de printemps. Noyé dans la boue putride' il vit un éblouissant bouquet d'azalées. Tout ce que la civilisation crée' se disait-il, se trouve ainsi marqué par le sceau de l’abjection. De même en est-il pour nos corps, suant' excrétant' météorisant. N’est-il pas offusquant de voir un homme uriner sur une orchidée? Ce questionnement incongru lui sembla très sérieux.
Plutôt que ses bouquets habituels, Fabio ressentit ce jour l'envie de peindre un sujet vivant, précisément cette inconnue fillette. C'est ainsi qu'il fixerait pour l’éternité son insigne élégance. Naturellement' il en fût bien incapable. S'il devait dessiner un monstre' il n'aurait qu'à promener son crayon, grossièrement' sans discernement. Cette observation de pure esthétique éveilla sa pensée. Néguentropique état, la beauté reflétait la structuration de la matière. La discerner relevait d'un super-sens intégré, faculté nous permettant de juger l'organisation du Réel, discernement avantageux sans doute au niveau de l'Évolution.
La séance aboutissait à sa fin. Les fervents dessinateurs' contents ou mécontents, satisfaits ou découragés, bientôt s'éclipsèrent. Nelia rangea son matériel avec une infinie précaution. L’on eût dit que ses doigts effleuraient les objets sans les presser. Quand elle eut terminé, son visage alors s’illumina d’un sourire. Fabio demeura figé. Rien n’aurait permis de savoir si' fortuite ou méditée, cette angélique irradiation pouvait s'adresser à lui. Comme un parfum se dégageant d’une ancolie, n’était-ce une involontaire et naturelle émanation.
Quand Fabio' parvenu chez lui' referma son huis, durant un laps il demeura dans la pénombre. Quel obscur sentiment l’envahissait? Rien ne pouvait expliquer cette anxiété. Lors' il finit par actionner l'interrupteur. Le faisceau lumineux du plafonnier' sur les murs bis, projeta sa lividité presqu’étrange et maléfique. Le pharmacien promena son regard absent vers les embrasures. Dans la cuisine' il vit son bol qui traînait sur la table. Tachant le formica' s'étalait un cerne épais de café. Dans la chambre' il distingua son lit défait' exhibant les draps pisseux. Les moutons poussiéreux au fond s'accumulaient sous l'armoire. Fabio s'étancha d'un verre à-demi rempli d'eau. La boisson lui parut exhaler une odeur fétide. Puis il rinça rapidement le récipient' releva les draps vers l’oreiller, rangea sur un cintre un costume. Lors' il se déshabilla, puis enfila son pyjama. Sans plus attendre' il ferma les persiennes. Dehors à l'horizon, le soleil s’évanouissait dans la grisaille embrumée des faubourgs. Fabio demeura pendant un moment devant les rideaux, figé' silencieux. L’on eût dit que son esprit s'était subitement évacué. Perplexe' interrogatif' il se demandait par quel miracle étonnant, de jour en jour' sa personnalité parvenait à se conserver. Cependant n'était-ce illusion? Ne pourrait-il soudainement devenir un autre individu, rompre avec son passé pour se projeter vers un nouveau destin? Cette éventualité l’effraya. Face à lui se trouvait le miroir. D’un mouvement salvateur' il détourna la tête afin de l’esquiver. Depuis longtemps, sans qu'il en sût le motif' il ne parvenait à contempler son image. Pourtant, rien dans son banal physique aurait pu justifier cette appréhension. Pouvait-il déterminer s’il était laid ou s’il était beau? Nelia' dont le souvenir en son esprit demeurait, lui paraissait belle assurément. Mais pour lui-même' il n’aurait su prêter à ce terme un sens quelconque. Ses cheveux n'étaient ni bruns' ni blonds, son iris n'était ni gris' ni bleu. Possiblement en avait-il assez de ressentir son ego. Dès lors' avait-il besoin qu’un miroir lui confirmât son image? Se reprenant' il avança d’un pas, comme éveillé d'un sommeil hypnotique.
Lentement... Fabio se dirigea vers la commode. C’est alors qu’il arracha le premier pétale entre ses doigts, puis sans la moindre hésitation l’absorba. S’affalant en son lit, d'un bloc il s’endormit.
 

PREMIER RÊVE


Plongeant son regard à l'horizon, Fabio ne sonda qu'un vide évanescent, large espace où n'était haut' ni bas, ni droite et ni gauche. Rien ne l'habitait, ne l'animait. Silencieusement' insensiblement, des condensations, des lueurs' des vapeurs' apparurent. Vaguement s’approfondit une échancrure. Le sillage estompé d'un passage y luisait comme un étroit layon. Fabio' maladroitement, tenta de s'engager dans la voie. Marchait-il' avait-il pieds' jambes? Rien ne lui permettait véritablement de l’affirmer. Cependant' une impulsion le translatait, réalisant l’intention de sa volonté. Comme il progressait, le chemin se prolongeait, le panorama se limpidifiait, dévoilant un paysage irréel. Fabio constata qu’il percevait mieux son corps. L'intégrité n'en paraissait pas entamée, bien qu'il ne sentît les parties séparées. Ses mouvements se déliaient' s'intensifiaient, plus vifs' légers. Nul dessein ne le mouvait, pourtant sa progression ne cessait.
Au loin, Fabio crut distinguer un éclat dans l'interpénétration des vapeurs. Sans réfléchir' il se dirigea vers cette apparition lumineuse. L’irradiation grandit' s’enfla, nimbée d'irisation fluctuante. Sur l’horizon bas' se concrétionna la forme estompée d’un manoir. Son aspect massif lui sembla majestueux' puissant, délicat' épuré. Ne pouvait-ce être un aboutissement, l'issue de sa destinée? Pour qu'un jour il s'y rendît, la bâtisse aux murs nus paraissait toujours avoir été là. Ses pas' maintenant' l’avaient conduit près de l'édifice. Là' pour mieux cerner le site' il s'arrêta. Le silence engloutissait toute émergence' apparaissance. Dans ce désert inanimé, le manoir' simultanément' exprimait signaux opposés. Lumineux' il était bienveillante invitation, ténébreux' il devenait fascinante énigme. Ses parois en moellons se prolongeaient par des piliers démesurés. Les grains micacés de sa texture ainsi que des constellations brillaient. Striant son toit gris' ondulaient sillons' circonvolutions. Des linteaux aux tons cipolineux soutenaient les différents niveaux. Des éclairs vacillaient aux carreaux plombés des fenestraux. Fabio découvrit' simulant une entrée sur la façade unie, le délinéament d'une ovaline obturation. Bombée' lisse' elle apparaissait impénétrable ainsi qu’un mur. L’on n’y discernait poignée, battants ni ferrements. Son pivotement sur d’incertains gonds semblait impossibilité. Pourtant, Fabio restait figé, craignant que soudain' par un effet mystérieux, ne s’ouvrit l’étrange embrasure. Qu'allait-il décider? Frapper ou continuer sa divagation? Mais où diriger ses pas? Le chemin se dissolvait dans la nuit, s'évanouissait parmi les éléments. Ne discernant aucune issue, Fabio considéra son environnement. Le paysage était morne' envahi de brumeux amas. Leur teinte évoluait de la rouille à la sienne et du cadmium à l’ocre. Les nuées où vacillaient des fulgurations violacées' bleutées, se mêlaient à ce fond blafard' incertain. Ces vitreux flots' englués dans l'air, se dilataient' se concentraient, se condensaient. Tout ce décor paraissait mû par un effort avorté, pétrifié' suspendu, mais incoercible' inexorable. Rien ne séparait la terre et l'éther. La matière était pâteuse émanation, pulvérulente expansion, mouvante effusion, perpétuellement changée' métamorphosée, du liquide au gaz et du liquide au solide.
Fabio se décida. Malgré le faible espoir que son heurt fût perçu, trémulant' il avança la main pour cogner. C’est alors que l’obturation brusquement se dissipa. Sans bouger' il attendit, le cœur battant. Que serait la créature issue de ce monde inconnu: démon, spectre' humain?
Lentement' comme une émanation, parut un être au port majestueux. Le teint clair de son visage égalait celui de la neige. Ses cheveux longs démesurément évoquaient la profondeur nocturne. Sa tunique à ses pieds descendait, surexhaussant élégamment sa taille. «Nelia» ne put s'empêcher de chuchoter Fabio. Pouvait-il s'agir de la fille entrevue dans le réel univers? Plutôt n’était-ce un double à son image? Rien ne trahissait qu'elle avait pu le rencontrer. La créature alors de sa voix pure' angélique' émit ces mots «Que veux-tu, comment parvins-tu là?» Sa vibration résonnait sans que le silence en fût brisé. La douceur de ce timbre évoquait un séraphin planant dans l'éther, la nymphe ondoyant dans un flot transparent, la rêveuse elfe habitant les avens rocheux sur les monts lunaires.
Fabio' décontenancé' balbutia: Je me suis réveillé là. J'ai suivi le sentier.» La fillette avança d’un pas sur le seuil. L'on eût dit que son corps se déplaçait en glissant imperceptiblement. Son regard au loin perdu semblait ignorer Fabio. Voulait-elle éviter' pure essence ailée, de le poser inopportunément sur un être indigne? Rien ne paraissait devoir souiller son esprit. Ces propos' de sa lèvre incarnate' alors s’échappèrent: Je suis Bettina, je vis dans le Manoir Enchanté.» Moi, je ne sais rien à mon sujet.» Tes pas ont parcouru le Chemin Scintillant de la Contrée Mouvante. Ce lieu m'est consacré. Dorénavant, tu ne devras pas t’en approcher, mais je vais te mener en un séjour à ta convenance. Là, tu pourras nourrir ton corps de repas frugaux, le délasser de sommeil bénéfique.» Sur la pente en contrebas, son bras désigna vaguement un rustique abri, formé par un agencement confus de boulins et bardeau. «Voici le Cabanon Gris. Non loin croît un potager prolifique. Je te donnerai la semence afin de récolter les Fruits Vermeils. Ton corps pourra s'en alimenter. Mes doigts l’auront touchée, lors en germeront les bourgeons, puis s’édifieront les troncs, se déploieront les rameaux. Tu vivras seul ici, modestement' humblement. Seul' tu cultiveras le sol pierreux. Seul' tu pourras songer' méditer. Le travail sera ta joie, s'il en est une.» Je suivrai ton exigence.» répondit tristement Fabio. Son furtif regard dévisagea Bettina. Bien que sa taille apparût inférieure à la sienne' en la considérant, le sentiment d'effacement le pénétrait. Simultanément' il éprouvait la sensation de gaucherie. Son corps excessivement grand le gênait" l'embarrassait. De La fillette émanait au contraire assurance' autorité calme. Fabio crut devoir se plier à sa volonté, ne jamais lui désobéir. Tout penchant vertueux résidait en son esprit. Toute essence idéale imprégnait ses membres. Sa prunelle était miroir de son âme' éclairant' magnifiant, toute impureté' bassesse' ignominie. Les objets laids qui l'environnaient paraissaient honteux, confus. Ne devaient-ils s’étioler pour s'évanouir' s'annihiler, dans leur petitesse et leur disgrâce. Fabio désirait et craignait de croiser le regard de la fillette. N'en serait-il foudroyé?
Se retournant, la fillette émit ces mots «Je vais auparavant te montrer la Réalisation de ce Monde.» Fabio l'accompagna sur le Chemin Scintillant. Lors' une enceinte élevée se profila. Son bord aigu' hérissé de merlons, grafignait de brumeux haillons vermeils qui s'effilochaient. Comme une éblouissante aube' un halo magique en nimbait le faîte. Mussé dans une anfractuosité, bientôt parut un escalier porphyrique. Bettina gravit lentement les marches. Fabio la suivit. L'ascension les conduisit au sommet. C'est alors que leur vue découvrit un merveilleux panorama.
Devant eux resplendissait un lumineux abîme. Partout brillaient irisations, chatoiements' étincellements, scintillations' fulgurations. Partout se déployaient tel un immense éventail vallons et vaux' ravins, rochers et chaos, plage aréneuse et cailloutis, coteaux et plateaux, belvédères. Les forêts étendaient leurs mouvants rideaux feuillus. Partout, fûts s'élevaient' houppiers s’allongeaient, frondaisons dans l’éther s'élançaient. Des nues élampées s'échouaient parmi les archipels de verdure. La brume épousait les versants, devers' aplombs, caressait les vallées' baisait les éperons, lustrait les pâtis, guérets' herbages. Partout croissaient halliers' buissons, jonchaies' roseraies. Dans les prés fulguraient les entrelacs de fleurs épanouis. Leurs coruscations fusaient en reflets simulant grains mielleux, pourprés et lactés. Lis' aconits' semaient de cristaux adamantins' le nerprun des prairies. Dans les champs dorés des graminées, bleuets' iris disséminaient leurs éclats saphiréens. Les bancs crayeux paraissaient lambeaux neigeux oubliés par l'hiver. Les étangs semblaient morceaux d’azur chus sur le sol. Par-dessus les monts dentelés, des arcs-en-ciel jetaient leurs ponts' anneaux' bandeaux, qui se mêlaient' s’intriquaient, s'évanouissaient dans l'espace. Partout, l'onde aux miroitements cristallins' hyalins, formait source et ruisseau, cascade et geyser' torrent, pluie' crachin, répandait son flux dans ce prodigieux paysage.
Parfois' une émanation de brise aux confins des splendeurs naissait, montait' s'enflait, s'étalait' s’amenuisait... puis mourait lentement comme un soupir voluptueux, comme une haleine exhalée par la respiration d’un invisible esprit. Les stolons' bourgeons' frémissaient, chair offerte à cet effleurement dolent.
Ombre et clarté se fondaient en reflets indéfinis, ténébreux avens' lumineux gouffres. Tels paravents, les rameaux dérobaient jalousement des lieux merveilleux, suggérant inconnus plaisirs, joies ignorées. Là' s'abandonnait l'âme enivrée dans le délire et l’étourdissement. Tout semblait en ce jardin caprice et fantaisie, repos' sourire. Tout semblait harmonie, majesté sublime et beauté sublime. Tout semblait ici grandeur, magnificence. De leurs inflexions' de leurs modulations, chants langoureux, chuchotis avec ramage et grisollis, roucoulis, s'élevaient par-dessus les verts boqueteaux, simulant harpe éolienne et syrinx. Pourtant nulle anche ou gorge' aucun plectre ou corde en frottant, vibrant, ne les avaient engendrés. Le ruisselis de l'eau devenait mélodie, le zéphyr se muait en mélopée, le bruissement des bois se changeait en hymne. Fabio devinait dans la profondeur sylvestre un chœur de nymphes. Loin des regards indiscrets, la napé couronnée de houx côtoyait la nixe adornée de verveine. Dans les forêts' pacifiquement, se croisaient lions à la crinière empanachée, guépards tachetés, gnous frangés, daims pointillés. Chats' lérots' voisinaient écureuils à la houppelande argentée, faons au roux pelage' élans aux bois massifs. Dans l’air se croisaient l’oiseau-lyre au plumage éclatant, le paradisier moucheté, le toucan' le faisan. Les rayons partout jaillissaient, diffusaient' réverbéraient leurs feux. Giclant de l'éther lumineux, leur ondée fluait sur les rochers, dégringolaient sur les déclivités' inondaient les vaux.
La vision magique évoquait à Fabio nostalgies, transports' félicités, que de sa vie jamais il n’eût imaginés. Cet ébranlement psychique en échos multipliés se répercutait, puis s’égarait dans le dédale indéfini de sa pensée. Des sensations le saisissaient en son for' suscitant voluptés inconcevables. Sans jamais s'épuiser ni se lasser, longuement' continûment' il aurait voulu se perdre en ce jardin, vaguer dans les cavées, tremper sa lèvre au fil de la cascatelle' escalader les rochers, s'allonger sur l’émollient tapis moussu des sous-bois, se baigner dans le transparent cours des rus, s'endormir au berceau des rameaux, pénétrer sa chair de vapeurs' imbiber sa peau de nues, s'enivrer de splendeur et de grandeur. Longuement' continûment' il aurait voulu vivre ici, jusqu'à la fin des jours et des saisons, jusqu'à la fin du Monde' ici vivre et mourir.
«Vois» dit Bettina «c'est le Jardin Merveilleux. L'on y pénètre au fond du Manoir Enchanté par la Barrière Invisible. Seuls parmi les humains, les Purs ont le pouvoir de la franchir. Tout le jour en ce lieu, je flâne au milieu des bosquets' je muse au long des sentiers, je m’étends sur le sablon micacé, je médite au fond des nymphées, je m’enivre et me grise enveloppée d’éther et de lumière. Le Temps paraît s'alanguir' enchaîné par ces magnificences. Recueille-toi' pourpense-toi, contemplant ce tableau féerique et bucolique. Grave en toi ce panorama car jamais tu n’en verras de pareil. Tu ne l'atteindras' mais tu pourras l'imaginer, le recréer en ta remembrance et le transcrire en verbe euphonique. Ton œuvre uniquement sera ta consolation, toutefois si le génie peut t'habiter. Voilà! Maintenant' retourne au Cabanon Gris de la Contrée Mouvante.»
Plongé dans sa rêverie, Fabio se laissait pénétrer par la merveille. Le Jardin parut s'échapper de lui-même. La matière apparaissait désubstantialisée, dépourvue de masse et pesanteur. Les corps figés' pétrifiés, paraissaient animés de mouvements' tremblements. L'on ne savait si, fondus' confondus, les éléments devenaient vivants' inertes. Se métamorphosant' il n'était plus monts' canyons' rochers, terre' eau. C'était l'Idée muée' dépouillée de sa Forme. Se magnifiant' il était manifestation de l’eidétique abstraite. Se virtualisant' il atteignait suprême élévation, transmutation de l'immanence et concrétisation des archétypes. Chaque entité, fleur' tige et racine' arbre et fougère' étang' ruisseau, devenait symbole et signal d’un recueil allégorique et sémiotique. Se dissolvant, Forme et Son' Particule et Vibration, généraient Nombre et Quantité, Proportion, Relation, Rapport, Noumène. Se décomposant, Matière et Lumière' engendraient Phénomène' Onde' Espace. Le Jardin représentait l'ascension vers la Transcendance et l’Absolu. C'était la Vérité, le postulat définitif' universel' unique et multiple. C’était le triomphe et la condensation, la réalisation' la totalisation, du Génie' du Bien' de la Beauté. C'était l'addition des oppositions, l'interpénétration' la résolution des incompatibilités. C'était la Substance animique et la spirituelle émanation. Devant cette apogée' cette acmé, perversion' laideur' abjection, vaincues' se dissolvaient' s'annihilaient, révélant honteusement leur pauvreté' leur inanité, leur insanité.
Fabio se tourna vers la fillette. N’évoquait-elle en sa chair un miroir de ce lieu paradisiaque? Dans sa prunelle était réunie la polymorphe Essence. Le Zéphyr léger' s’engouffrant en ses longs cheveux, paraissait la saisir afin de l’emporter vers le gouffre azuré. Cependant, Bettina regagna l'escalier de pierre. Fabio la suivit. C'est à regret qu'il détacha les yeux de l'apparition.
De retour au long du Chemin Scintillant, Bettina dit alors «Je vais maintenant te renseigner sur le Jardin Merveilleux, t'éveiller à la sublimité qui l'imprègne. Ton esprit se trouve altéré par la matérialité. C'est elle ainsi qui te voile irrémédiablement les notions divines. Médite' essaie de comparer ce qu’est ton être à ce qu’est mon être?» N’es-tu fille immature encor juvénile et qui deviendra nubile? Quant à moi, je suis maintenant un homme adulte» Je ne connais les notions de genre et d'âge» répondit-elle. «N'oublie pas que je vois l'essence et non les objets du monde inférieur. Je sens qu’en moi vit harmonie. Tout le jour' dans le manoir, je me contemple au reflet des miroirs. Pareille à la harpe éolienne au vent, je sens ma beauté vibrer dans mon visage' en mes cheveux, mes yeux' mon bras' ma jambe. Je la sens palpiter en ma bouche' en ma poitrine' en mes hanches. Voilà ce que je suis. Toi' malheureusement, tu n'es pas une harmonie. Je vois en ton for confus éléments. Pour ce motif' ainsi, tu ne peux m’accompagner dans le Jardin Merveilleux. Ta vie s'écoulera dans le Cabanon Gris. Ta forme et ton esprit sont impurs, mais en toi cependant je vois une aspiration...» Pourrais-je être un jour aussi pur que toi?» hasarda Fabio Non, car tu ne l'as jamais été, même au jour où tu naquis. L'impur en toi se trouve indissolublement lié.»
Fabio devint morose. Déconcerté par ce discours' il ne pouvait parler. Chaque idée qu'il voulait exprimer' se désagrégeant en son esprit, lui paraissait dépouillée de substance et de signifiance. Lors' sa pensée privée de volonté s'enlisa, puis stagna.
Par hasard à ce moment, leurs yeux' durant un instant' se croisèrent. Fabio se crut foudroyé par cette irradiation. Le mauve iris de la fillette évoquait un espace infini. Dans les scintillements, l'on y devinait de lumineux soleils roulant sur les chemins célestes. Fabio parvint à proférer gauchement N'es-tu pas trop seule en ce manoir isolé? S’il ne rencontre une âme éveillant Amour en lui, nul être en ce monde' aussi parfait soit-il' n’atteint le bonheur.» Bettina réfléchit longuement avant de répondre «Seul un être idéal qui me ressemble induirait ma dilection. Je vis solitaire en ce manoir' mais une espérance habite en mon cœur.» De quoi s'agit-il?» C'est une image inscrite en mon Album Secret. Tous les soirs' je la contemple avant de m'endormir. Sa présence immobile et muette emplit ma vie. Tu ne dois rien savoir de plus. Maintenant, retourne au Cabanon Gris. Sans trêve' il te faudra laborer' cultiver la terre. Je reviendrai. Quand ton oreille entendra ma voix, tu pourras venir m'accompagner sur le Chemin Scintillant.»
Comme ils conversaient, le Manoir Enchanté parut devant eux. Bettina s’approcha de l’obturation. La paroi disparut, puis réapparut quand elle en eut franchi l’ouverture. C'est alors que Fabio vit s’étendre un voile obscur en sa pensée.
 

DEUXIÈME VEILLE


Fabio s'éveilla. Le décor familier de sa chambre apparut à son œil. Par les volets s'immisçaient des rais lumineux éblouissants. La matinée dominicale était bien avancée. Le pharmacien regretta l'atmosphère enténébrée de la Contrée Mouvante. Pourtant' nul espoir ne lui fut accordé par Bettina. Longuement' il demeura sans réagir' indécis, l’esprit noyé dans sa réflexion. Par un effort de sa volonté, péniblement' il se leva, s’habilla. Triste' il ne comprenait' après avoir admiré le Jardin Merveilleux, comment il exécutait ces routiniers gestes. Pouvait-on concevoir que le genre humain' quotidiennement, répétât ce rituel si misérable et si vain? L'idéal ne serait-il vivre au soleil' nu, se nourrir en mordant les fruits des vergers et buvant l'eau des sources. Mais Fabio pensa que son corps ne pouvait éviter sa laideur innée, couvert ou non. C’était l’enseignement de Bettina. Cela signifiait que jamais il n'atteindrait l'idéal en sa vie. Le rêve uniquement en permettait l'accès. La série de ses mouvements ininterrompus, néanmoins' recelait un aspect rassurant. Continûment, tout lui paraissait logique. Pharmacien de banlieue, ce dimanche' il s'habillait afin de sortir et jouir de son repos. Celui-ci lui permettrait le jour suivant d’accomplir sa tâche. Son rôle au sein de la société civile assurait les soins médicaux. Tout répondait à la nécessité par ce raisonnement infaillible. Tout s'intégrait parfaitement dans l'ordre humain, qu’il s’agît de cette armoire ou de ce bol et bien au-delà de la cité...
Ce qui plongeait Fabio dans l’étonnement, c'était la consistance et l’aspect des objets. Dans la réalité, contrairement à leur aspect dans le rêve' ils paraissaient plus ténus, plus durs' plus compacts. Cependant' ils semblaient morts. L’on eût dit que se fût dissipée leur intime énergie. Dans la Contrée Mouvante' ils présentaient cette énigmatique irradiation, manifestation de l’Essence. Fabio pensait, comme avait proposé Pythagore en sa philosophie, que l'univers se définissait par les nombres. La Science' en équations' ne confirmait-elle aujourd’hui cette hypothèse? La trompeuse Apparence à nos yeux masque en son fondement la Vérité. Le Rêve annihilait ce repère humain trop matériel. De même en son illumination' près du figuier, Bouddha vit se dissiper le voile artificieux de Maya.
La Contrée Mouvante 'en ses couleurs habitées par un éclat sourd, fascinait Fabio. Dans son esprit dansaient encor ces tons roux, bleutés' violets' bruns, tels surépaisseurs plaquées sur un tableau, ces noirs de fumée' suspensions d’œufs, noirs de sarment calciné, parmi gris tourdille et gris perle. Cette évanescente harmonie pouvait évoquer Jongking ou Turner. Cependant, rien n'y suggérait leurs tons pastellisés. Plutôt' l'on y retrouvait, de Ruisdael' surcharge épaisse et colorée, sinon de Léonard sfumato nébuleux, ténébrisme appartenant à van Dick et Ribera. Las de caractériser vainement ce chromatisme incertain, Fabio s’appesantit plutôt sur le souvenir de Bettina, mais constata qu'il ne parvenait à se la représenter vraiment. La fillette échappait à son pouvoir psychique. Cette impossibilité la soustrayait à son avilissement. Pouvait-on posséder un être en imagination, l’évoquer selon des situations qu’il désapprouverait, lui prêter propos qu’il désavouerait? N’était-ce ignoble' offusquant? Ne devrait-on châtier ce crime impuni?
Fabio déjeuna rapidement comme à l’accoutumée, puis se reposa durant un moment sur le canapé. Lors' il tenta méthodiquement une interprétation de son rêve. Jamais il ne vécut d'expérience hallucinatoire aussi fantastique. Les manuscrits n'avaient pas menti. Le test à l’évidence était prometteur autant qu'effrayant. La Contrée Mouvante en son aspect semblait représenter la Pensée, fluctuante' incertaine' indéterminée, tourmentée. Le Jardin Merveilleux pouvait suggérer le Paradis, l'aspiration vers un Idéal où tout n’est qu’Ordre et Beauté. Bettina serait alors intercesseur unissant les deux mondes. C'est ainsi qu'elle enseignait aux humains la notion du Séjour Supérieur. Le Manoir Enchanté' lui, devenait sas permettant la communication. Tel se réalise un tunnel quantique au sein du multivers. La théorie se concevait, mais il fallait expliquer l’apparition de Bettina, précisément sous la physionomie de Nelia dans ce rêve. L’enfant observée la veille attentivement, pensait-il' avait impressionné son inconscient. La manifestation de nature onirique' ainsi, trouvait une explication cohérente. Bettina figurait une anthropomorphe expression de la Beauté. Pouvait-on possiblement distinguer les deux fillettes? Fabio crut se rappeler que Bettina' contrairement à Nelia, ne présentait pas d’éphélides. Ce tachètement roux pouvait symboliser' discrètement, l’inévitable impureté qui dépréciait tout corps matériel. N’était-ce une identique intention que parfois signifiaient les enlumineurs? La figuration de quelqu’effet disgracieux, bien dissimulé dans le manuscrit, leur évitait le sacrilège impie d'approcher la perfection, Dieu seul pouvant la concevoir. Nonobstant, la précaution trahissait en eux un orgueil plus manifeste encore. Cependant' une interrogation plus ardue hantait Fabio: le comportement de Bettina pouvait-il refléter Nelia, dans son intimité' son intériorité? «C'est mon inconscient qui l'anime» se disait le pharmacien. Bettina représente ainsi ma perception de Nelia.
Que pouvait alors signifier le secret de Bettina pour Nelia? Cet Album qu’elle admirait tous les soirs en contenait la résolution. «N'était-ce un désir qu'intuitivement j’aurais perçu?» conjecturait le pharmacien. «Parviendrais-je à le comprendre un jour?»
Là-dessus' Fabio se leva, puis sortit relever le courrier. Sur le verso d’une enveloppe' il discerna le sigle: Centre Amical de Loisirs. Décidément, celui-ci prenait dans son existence une importance étrange. Fébrilement' il ouvrit la missive:

Cher membre,

Le Centre Amical a décidé de fixer son jour de peinture, gouache, aquarelle, huile, acrylique à * le 17 mai. Si vous voulez participer, remplissez le coupon pour prévoir rapidement le repas pour midi. Rendez-vous à 8 heures devant la Chartreuse. Nous souhaitons que vous soyez présent ainsi que vos amis intimes qui pourraient être intéressés. Soyez certains que vous vous plairez à cette journée.

Cordialement
Giorgio

Fabio s'interrogeait. Pouvait-il espérer que Nelia participât à la sortie? Pendant la matinée' sans discontinuer, la question le tourmenta. Songeant qu'il pourrait la revoir à cette occasion, par moment' un bonheur démesuré l'envahissait, mais immédiatement après' envisageant sa défection, le saisissait une exagérée morosité. Pourquoi ce désir autant l'habitait? Bien qu'il n'en ressentît nul attrait charnel, sa passion n'était pas moins dévorante. Quel souvenir agissait en lui, celui de Nelia' celui de Bettina, sinon la concordance unissant la réelle image à son double? Vers midi' passablement excité, Fabio ne put résister à ce dilemme. Par téléphone' il pouvait appeler Giorgio, lui demander si Nelia serait de la sortie. Mais quel prétexte imaginer afin de couvrir sa requête? Se renseigner sur la journée lui parut parfaitement crédible. Sans plus attendre' il composa le numéro, mais Giorgio' qui s'éloignait rarement de son bureau, ce jour ne répondait pas. Fortement désappointé, Fabio reposa brutalement le combiné.
Après son frugal repas' il décida finalement d’herboriser, la seule occupation qui le détachât de sa passion pour la fillette. Son automobile' en un laps écourté, lui permit de rejoindre un vallon qu'il affectionnait.
La ville était proche' et pourtant rien ici ne rappelait sa présence. Rochers et forêt' s’interpénétrant' s’intriquant, submergeaient la surface et l'espace. Remplaçant le macadam bitumineux des voies et des parquements, l'on eût dit la futaie surgie miraculeusement. Là' croissaient partout mousse et lichen' hématite et genêt, polypode' osmonde. Rien d'humain dans cet écrin végétal et minéral. Pour que ce coin de nature apparût dans sa pureté, pudiquement' les animaux se dissimulaient. «Rien qui bouge» C'était l'expression de Nelia. Dans ce lieu, Fabio pouvait oublier l'artificialité mondaine. Quand il considérait le paysage' il s'interrogeait. Comment' si proche' existait la cité, ses rues d'asphalte et ses bâtiments empoicrés. Pourtant, l’on pouvait si facilement rejoindre ici la nature épanouie, cet univers où la beauté s’étalait' inépuisable' intarissable. Pas un habitant qui vînt s'y recueillir' s'y ressourcer. Jadis a dit le poète épique et bucolique: Douloureux est de songer' las, que la Nature à nos sens parle et que le genre humain ne l'écoute. Lorsqu’il avançait d’un pas sur le chemin, Fabio voyait l'harmonie chavirer, basculer' se métamorphoser, pour ainsi revêtir un nouvel aspect, varier ses tons, remodeler son relief' redéfinir sa perspective. La végétation, timide en ce début de printemps, semblait franchir le seuil indéterminé' la transition, distinguant aridité' profusion, différenciant tristesse' allégresse. L’arbre encore effeuillé demeurait souffreteux, l’arbuste apparaissait maladif. Le ciel envahi par ses coloris délavés' délayés, simulait une aquarelle' un camaïeu. Niant sa couleur native' il s'oubliait dans sa lividité, se dissipait dans son inconsistance. Fabio se remémorait avec nostalgie les cieux du plein été, lourds empattements superposés de cobalt' indigo, céruléum. La matière' absorbée par la surintensité, s'évanouissait en pure abstraction chromatique. Sur la toile indéfinie, la nature étalait sa débauche inassouvie. Nul Titien' nul Greco' nul Véronèse' en auraient surpassé la richesse. Pourtant' nul esprit ne concevait ces tableaux, sinon le hasard et les éléments. Nul adroit peintre' au-delà de l’éther' ne broyait les pigments, n'additionnait les vernis, sinon le jeu du soleil et de la nue. Si délicat, subtil' inventif' profond, nul génie par sa brosse aurait su les représenter, les restituer' les inventer: magie' fantasmagorie, modifiant' changeant perpétuellement forme' aspect: création fugace' éphémère' ébauchée, détruite' anéantie par sa mutation: continue métamorphose' inépuisable' instable' ondoyant, dont le seul architecte est le vent, le rayon' les nébulosités. Sur le dôme azuré se déployait son bestiaire. Le dragon se muait en licorne et devenait hippogriffe' éléphant, dinosaure' iguane. Baigneurs joufflus' angelots mafflus, se dilataient' se gonflaient, s'allongeaient' s'étiraient. Fabio contemplait au long du jour colossaux palais, châteaux merveilleux, sculptés par le Zéphyr et le notos. Lors que nous rampons misérablement, sur le sol écrasés par le poids de la matérialité, là-haut séjournaient séraphins et déités. Ce fabuleux spectacle offert à tous' continûment' se déroulait. Pourtant, courbé sur de mesquins travaux, le front des humains vers les cieux rarement se levait.
Fabio se penchait parfois vers un échantillon floral. Rarement' il parvenait à l'identifier. Son intérêt pour la botanique était limité. Ce qui le passionnait' finalement, n'était pas de savoir comment un végétal était constitué, comment il se reproduisait. Ne valait-il mieux l'oublier, l'ignorer? Ce qui finalement importait, c’était la Forme. Chacune induisait une harmonie spécifique' un sens. La feuille était remarquable en raison de sa finesse. Le tronc valait par sa robustesse. Comment se pouvait-il que la beauté revêtît qualités inverses? Contemplant ramage' herbage' autour de lui, Fabio comparait les verts' de l'émeraude au véronèse. Les premiers boutons éclos parcimonieusement hésitaient, parant leur périanthe en chrome étendu, cadmium foncé, cadmium orangé. Certains additionnaient bleu de Prusse et bleu roi, bleu bavarois. Certains encor mêlaient vermillon, pourpre et cinabre.
Fabio songea que malgré sa vie si pauvre' il bénéficiait d'avantages. Sans réserve' il avait droit à la campagne' au jour' au soleil. Dans le Rêve éternellement, ses pas erraient sur la Contrée Mouvante à l’atmosphère enténébrée. «Ton âme est impure aussi bien que ton corps» tel était le propos de Bettina. Le pharmacien convenait de sa vérité. N'était-ce indigne' éhonté, que l’Homme en lui si laid jouît de la beauté, celle ainsi prodiguée par la nature avec générosité, celle aussi procurée par la Femme avec amour? L’interrogation demeura dans son esprit sans résolution. Dans son tourment obsessif' il ne cessait d’imaginer la fillette. Lors' d'un fourré' d'un laie, Fabio s'attendait à la rencontrer. Cependant, nul minois enfantin ne se profilait. Nelia semblait hors du Monde ainsi que Bettina.
Insensiblement, le jour diminuait. Le moment approchait de regagner la cité. L'idée soudainement assombrit son esprit de mélancolie vague.
De retour en son domicile urbain, le pharmacien' promptement' se dirigea vers le combiné. Giorgio répondit enfin. Dans la conversation, malgré son préambule introductif assez maladroit, Fabio parvint à glisser incidemment la question qui l’obsédait. «Là-dessus, dis-moi' Giorgio' la recrue, la fille aux cheveux longs, sera-t-elle ou non présente?» Justement' elle aurait dû. Pour l’inviter' j'ai téléphoné deux fois depuis hier. L'amener un dimanche aussi tôt leur est impossible. Pour ma part' je ne peux m’en occuper. Je dois préparer le ralliement.» Personne en cette aveugle administration ne veut se déranger pour elle? C'est franchement honteux» répondit avec humeur Fabio. «Mais je pourrais m’en charger. Cela ne me dérangerait pas de la chercher» poursuivit-il. Pourquoi pas» répondit Giorgio. «D’accord, je vais contacter le Foyer pour avertir la Directrice. Je te rappelle.» Fabio raccrocha. L’opportunité surpassait tout ce qu’il imaginait. Malgré la tournure inespérée des événements, le pharmacien' critique à son égard, se reprocha son machiavélisme. Ses propos indignés ne traduisaient-ils pas une outrance artificielle? Sa réaction l’étonnait lui-même. Sans que l’approuvât sa volonté, cette incoercible attitude en lui s'était manifestée. Le faux naturel sait bien favoriser nos passions! Mais peut-il exister de relation désintéressée? Fabio comprit que chacun de ses mots relevaient d'un calcul inconscient, masquant la pensée véritable afin de servir un dessein. Bien évidemment' il partageait ce travers avec tous les humains. C’est ainsi qu’un défaut commun devient à nos yeux pardonnable. Mieux encor' il nous rassure en nous fondant au sein de la multitude. La sonnerie tira Fabio de sa réflexion. Lors' sans même y penser, machinalement' il reprit le masque ambigu du faux naturel. Quand il raccrocha, son humeur devint radieuse. Tout lui sembla résolu. De bonne heure' il irait quérir la fillette et la ramènerait le soir. Néanmoins' après son repas - qu'il prit comme à l’accoutumée rapidement - l'opération lui parut moins facile. N'appréhenderait-il pas le premier regard de Nelia? Que lui dirait-il pour se justifier? Ne serait-il encore obligé de se travestir sous le faux naturel? Pourrait-il sortir de ce comportement, parler sans que ne se dissimulât un intérêt tapi dans son for? Le naturel est-il une illusion? L'instinctive irréflexion, mussant le trucage intérieur en chacun, possiblement évitait le remords et la paralysie mentale. Cela n’aboutissait-il pas à la dissolution de l’ipséité? Fabio connaissait déjà ces questions sans réponse. Préférablement' il valait mieux les éluder, conformer son attitude à sa conscience autant qu’on le pouvait. Tout moralisme absolu s'avérait plus néfaste encore. Sa pensée' dans cet incertain maquis' se dilua.
*
Pour l'impatient pharmacien, la fin de la semaine avançait lentement. Tout le jour' il imaginait la frimousse enfantine à l’iris mauve. Cette incessante évocation, lacunaire' avortée, s'enlisait dans l'indéfinition du souvenir. Floutant l'impression qui l'avait saisi primitivement, sa pensée la déformait à chaque apparition mentale. Quand il s'efforçait de mieux la cerner, son contour plus encor s’évanouissait dans l’inconsistance. La récurrence abîmait cette évocation pour lui si précieuse. Finalement' il résolut de l'économiser en l'évitant. Par ailleurs' l’accaparaient des considérations réelles. Comment réagirait Nelia quand il viendrait la chercher? Comment pourrait-il éviter la gêne engendrée par le premier regard? Ce laps' avant que son propos ne justifiât la situation, lui parut insupportable. Concernant ce préambule introductif' il projetait mille hypothèses. Vaine entreprise. Fabio savait que le futur échappe à l'analyse introspective. De même' il savait aussi combien' facilement, nous adaptons autrui selon nos désirs. Pendant ce temps, Nelia ne songeait nullement à lui. Quel étonnant contraste! Quand nous remarquons un être' il nous est douloureux' sinon scandaleux, de constater son indifférence à nos avances. La réciprocité nous paraît évidence obligatoire. Nous annihilons celui que nous croyons adorer. Pas un instant' par un extérieur jugement, nous sondons l’intérêt' le désintérêt' qu'en lui nous pouvons susciter. Fabio pensa qu'il devait plutôt s'oublier face à Nelia. Bettina' lors du rêve ainsi, n'avait-elle éprouvé son humilité?
Le jour qu’attendait Fabio survint. Fort en avance à l’adresse indiquée du Foyer, le pharmacien' de son doigt, fébrilement' pressa la sonnette. C'est alors que la concierge indifférente' un chiffon dans la main, lui permit de pénétrer. Malgré cet accueil froid' il interrogea son huissière «Bonjour, vous a-t-on signalé ma venue? Je viens chercher une enfant, Nelia» «Je vais me renseigner répondit flegmatiquement la préposée. Fabio' par intermittence' entendit se croiser des voix étouffées. Pareillement s'amorce un mécanisme enrayé que l'on veut ranimer. De même aussi' des agents dérangés malgracieusement, sont contraints au minimal effort. Décontenancé par ce contretemps' Fabio commençait à s'inquiéter. La concierge apparut de nouveau, sans daigner le renseigner sur l'avancée de sa requête. Bien qu'il en fût choqué, le pharmacien modéra son humeur. «Subjugués par un désir' nous croyons que tous autour de nous s'en émeuvent» relativisait-il.
Dans le hall, Fabio vit passer vers l'escalier une enfant renfrognée. La pensionnaire' en son blouson dépourvu de fantaisie, ne lui prêta pas la moindre attention. Tout semblait ici morne autant qu'uniforme. Le pharmacien peinait à concevoir que Nelia pût résider en ce lieu, tant cet environnement lui paraissait incompatible avec elle. Mais où pouvait-elle exactement se trouver: dans un réfectoirer' un dortoir' un couloir?... Sa présence invisible induisait en son esprit un attrait mystérieux. Pourtant commun, l’établissement' régi par des lois' des mœurs' des passions qu’il ignorait, lui parut énigme incompréhensible. Nelia devait se préparer. Bien qu'il ne la vît, Fabio l'imaginait dans son intimité, s'habillant' se coiffant' déjeunant. Quand retentissait un bruit de pas, Fabio pensait qu’il s’agissait d’elle. Mais une autre apparaissait au bas de l’escalier. Simultanément' il éprouvait soulagement' déception. Par un soudain accès, le sentiment de honte envahit son esprit. Si la raison ne l'eut retenu, sans doute il aurait fui. Cependant' il finit par se laisser distraire en observant la concierge. Sa triviale occupation, qui s'adaptait si bien à son faciès désavantageux, fascinait Fabio. Quel étonnant contraste avec ses pensées pour Nelia! Conscientisant la vilenie de cette inavouable euphorisation, le pharmacien brusquement s'en détourna. C'est alors qu'il vit Nelia devant lui, comme apparue miraculeusement du néant. Du Manoir Enchanté, n’était-ce identiquement que Bettina s’était concrétisée? «Je... je viens te chercher pour la sortie.» Merci» répondit-elle en figeant toujours son regard au loin. Fabio demeura surpris de constater le naturel de la rencontre. Sans plus s'interroger' il poursuivit: Tu verras, la sortie, c’est mieux que de peindre au Centre.» Que va-t-on dessiner' là-bas?» Nelia semblait ne s'intéresser qu’à l'Art. Sa fixation pour l'aspect culturel pouvait surprendre. Le doute envahit le pharmacien. Ne vouait-elle à son instar un excessif engouement pour le dessin, dérivation qui lui permît d'éluder la vie quotidienne? La constatation' néanmoins' le rassura. Parler de couleur' de brosse et pinceau' toile et pigment, lui permettait mieux d’éviter l’inconfort de la situation. Nelia s'épancha sur la Renaissance. N'était-ce une époque où partout l’on croisait des peintres? Le Quattrocento représentait son Arcadie, son fictif paradis. Fabio cita les génies qu'il affectionnait: Botticelli, Bosch, Fra Angelico, Del Cossa, Tiziano, Carrache... L’énumération de ces noms enchantait la pensionnaire. Cependant' le discours sur l'esthétique' entamé par Fabio, lui parût ésotérique autant qu'hermétique. Lui-même en sa verve embrouillait les influences. La fillette ignora les contradictions de son magister incertain. Son regard s’illumina quand elle apprit qu’un orfèvre assidu, pendant vingt-sept années, forgea la porte ouvragée d’un baptistère. Pour signifier son admiration, Michel-Ange' ébloui' l'avait nommée Le Seuil du Paradis. «Son créateur avait bien gagné le Séjour immortel après sa mort» s'émerillonna la fillette.
La journée fut magnifique. Plus de vingt amateurs s’étaient regroupés, dont certains avec leur conjoint, leurs enfants. L’on installa tous les chevalets devant un rocher, près d'un bosquet. Giorgio paradait. Prolixe' il encourageait chacun, prodiguait son enseignement sur un ton religieux, tel Jésus devant ses disciples. Quand son regard tombait sur un sujet à l'acrylique' il se désolait, se cachant le visage en ses mains, comme emporté par un spasme et torturé par tous les maux de la Terre. C'est ainsi qu'il montrait son improbation pour ce pictural ersatz. Devant une huile' au contraire 'il se pâmait, signifiant son admiration pour l'apport de van Eyck' génie flamand, l'invention que lui vola' dit-on' sans preuve' Antonello da Messina.
Le dessin de Fabio se révélait surchargé suivant son penchant, celui de Nelia simplifié selon sa tendance. Parmi l'assistance' un petit caniche' au pelage aussi noir que du charbon, sautait familièrement en léchant les mains. Nelia' s'en écarta. La fillette abhorrait tout ce qui bouge. Fabio le savait. L’animal ébaubi se figea, puis repartit pour sa quête effrénée d'échange humain.
Le repas fut servi dans le parc d'une auberge' en plein air. Giorgio pérorait, versait des canons, prenait par le cou des apprenties passablement âgées. «Regardez ce vieux carmin tirant sur l'indigo!» clama-t-il vers l'assistance en brandissant un lambrusco. Puis' sur un air de connaisseur averti, sans le goûter' il déclara lui trouver de la jambe et de la cuisse. De laps en laps' il parcourait la tablée, dispensant le don précieux de Bacchus. Dans cet exercice' il déployait un art consommé. Ses débordements finissaient par épuiser les protestations vaines. S'il remplissait les conteneurs' il n'exigeait nullement qu’on les vidât. Malgré les démonstrations de Giorgio captivant l'auditoire absorbé, Fabio ne voyait que la fillette aux yeux mauves. Rien de ce qui l’entourait ne semblait accaparer son esprit. Combien différons-nous l’un de l’autre en ce rassemblement! pensait le pharmacien. Pourtant' nous appartenons tous à la même espèce. La fillette et Giorgio se distinguaient plus que libellule et phacochère. Cependant, lui seul avait la capacité' sur un support, de représenter angelots et nymphes. Quel étonnant paradoxe! L’une était l’Être en lui-même et l’autre Action' Création. Fabio' pareil au mage' aurait voulu sonder les pensées de Nélia. Sans doute' un espoir demeurait en elle enfoui. C’était le secret de Bettina, mais comment parvenir à le percer? Tu ne dois rien savoir de plus' avait-elle affirmé dans une injonction.
Nelia mangea peu, mais songea beaucoup. Pendant le repas, Giovanni' Rugierro, deux retraités, s’apostrophèrent. Le premier soutenait que les ciels de Poussin' dépourvus de cachet, tiraient leur inspiration de Véronèse. Le second affirmait que le créateur génial des Saisons, novateur audacieux, n'avait suivi nul modèle et subi nulle empreinte. Pas un n'en démordit. La polémique enflamma la tablée. Giorgio dut s'en mêler. Sur un ton paternel' philosophe' il pria chacun de se modérer, mais bientôt' formulant un avis, son esprit s'échauffa plus qu'eux deux réunis. Selon sa théorie, Poussin reprenait de Carpaccio ses paysages. Ses motifs architecturaux témoignaient d’une insuffisance affligeante. Ruggiero se leva' scandalisé. Rouge' il vociférait, déclarant emphatiquement que Poussin ne devait rien aux poncifs. Navrée, son épouse intervint pour le calmer. Sous la contrainte' il poursuivit néanmoins à voix basse et grands gestes. Mais bientôt' la comédie cessa, tout s'apaisa. Les deux amateurs' si violemment opposés, tandis que Giorgio leur versait à flot du chianti, gaiement se réconcilièrent.
L'après-midi, Nelia fit connaissance avec plusieurs filles. Dans sa gestuelle et ses propos, toujours paraissait la guider une infaillible harmonie. Le naturel déterminait son comportement. Fabio' pour lui-même' inversement, constatait qu’il ignorait comment réagir en toute occasion. Pendant la pause après le repas, le pharmacien la vit s'éloigner. D’un pas lent' elle approcha du ruisseau, puis s’immobilisa près d’un grand saule aux rameaux éployés. Sa pose' involontaire en cet écrin, suggérait la statue marmoréenne adornant un parc. Désirait-elle atteindre un moment de sérénité parfait? N'était-ce une expression de sa tristesse intérieure? La brise ondulait sa robe' enflait sa chevelure éparse. Le ruisseau' comme un décor étincelant, simulait un lointain paradis. Le Jardin Merveilleux de Bettina, songea Fabio. N’allait-elle ainsi disparaître afin de le rejoindre? Lors' il fut submergé de pensées provoquant en lui sentiments diffus: pitié, ravissement' souffrance... Devant le ruisseau qui fluait' silencieux, la fillette ainsi demeura longtemps immobile. Puis' comme attiré par l’onde invinciblement, son pas atteignit la berge et s'aventura dans le cours. Naïade' elle était mouvance' évanescence. L'eau semblait son milieu natif. Pareille au flot cascadant sur les rochers, dormant dans les trous aréneux, successivement' elle était vivacité, placidité.
Le soir' quand le pharmacien la ramena, la fillette aux longs cheveux' durant tout le trajet' demeura silencieuse. Fabio pensait qu'elle était là dans l'ombre encor. Ce magique instant bientôt serait pour l'éternité révolu. De même' il savait que surviendrait la séparation, nécessairement' inéluctablement. Pourrait-il conscientiser les sensations de la journée? La semaine entière au moins lui permettrait' patiemment, de les interpréter' les sonder' les apprécier. Devant l'automobile apparut le Foyer, veilleur hostile' impitoyable. Dans ses murs 'jalousement' il enfermait ses protégées. La journée se terminait.

*

Au Centre Amical de Loisirs' Fabio, de semaine en semaine' intensifia ses rapports avec Nelia. Cependant, le sujet de leurs discussions ne s'éloigna pas de considérations artistiques. La fillette affectionnait toujours les énumérations de peintres. Le pharmacien' limité par ses notions, fut obligé d'acheter un ouvrage érudit sur la Renaissance. Nelia' de sa vie' n’évoquait pas la moindre émotion' ni sentiment, pas la minime indication qui pût révéler un espoir secret. La fillette apparaissait indifférente à sa propre existence. L’univers contraignant du pensionnat devait l’éprouver, pensait Fabio. Sans doute' elle attendait un appui, la personne aimée qui lui témoignerait affection. Loin du présent triste et gris, le Quattrocento lui procurait illusion d'habiter un temps béni, monde où la Beauté représentait la valeur essentielle. Dans cet imaginaire' elle atteignait la sensation de sécurité, hors des méchancetés et des malignités. La réalité ne constituait pas sa vie principale. Nelia pouvait y substituer son rêve. Là se croisaient architecte et graveur' peintre et sculpteur' lissier' verrier, doreur' passementier' marbrier' prince et condottière. Le bâtiment de l’Assistance' étriqué' froid, dans son esprit se trouvait remplacé par les monuments prestigieux, les palais éblouissants que hantait Laurent le Magnifique.
C’est alors qu’une idée germa dans le cerveau du pharmacien. Pourquoi n'adopterait-il pas Nelia? Cette éventualité le transporta, puis l'effraya. L'adoption d’un enfant, qu’il n’eût jamais auparavant envisagée, lui parut même inimaginable' impensable. Pourtant l’idée s’imposa de jour en jour' de plus en plus. Consacrer son existence à Nelia, protéger cette enfant' l'épanouir' lui parut sa prédestination. Concomitamment' il s’interrogeait sur le motif profond de son action. Ne s’agissait-il' en rapport avec son androgynie, d’un instinct maternel détourné plutôt qu'une aspiration morale?
Cependant, sa motivation n’était qu’un élément. Tout dépendrait finalement de ce que souhaitait la fillette. Plutôt qu'en parler d'abord à Nelia, contacter la Direction du Foyer lui sembla préférable. Sans peine' il obtint pour sa requête un rendez-vous dans la semaine. Ce matin précédait la nuit même où s’effectuerait le second Rêve.

*

Fabio' l’estomac pincé, pénétrait dans le Foyer. Malgré sa démarche imminente accaparant son esprit, le pharmacien pensait à Nelia constamment. La fillette' ignorant sa venue, lui semblait en ces murs si proche et si lointaine. Cependant, la responsable à son bureau l'accueillit dès son arrivée. L'administratrice' à l’opposé de ce qu’il imaginait, lui parut affable et compréhensive. S'abstenant d'un préambule inopportun, Fabio déclara directement sa demande.
«Je représente un centre amical d’art où Nelia, pupille ici' participe. J'ai noué depuis un mois des liens avec elle. Me serait-il possible éventuellement de l'adopter?» Vous le pouvez, si Nelia de son côté le désire.» lui répondit la responsable. Son propos neutre' assurément, tâchait de relativiser la sollicitation, gommer l'affectivité que véhiculait démarche aussi malaisée. Néanmoins' elle ajouta cet avertissement. «Vous devez satisfaire aux conditions de revenus' de moralité, que le règlement prévoit obligatoirement... Par ailleurs' avez-vous évoqué ce projet à Nelia?» Non, j'ai préféré vous joindre auparavant. Nelia me paraît mystérieuse. Je ne suis pas sûr de la comprendre. Je la crois malheureuse au pensionnat, pour autant veut-elle être adoptée?» Je la crois bien intégrée dans l’établissement. Sans réticence' elle en suit la discipline. Son tempérament aristocratique' il est vrai, parfois se heurte à celui d'enfants plus frustes. Je n’y peux rien. Cependant, la vie quotidienne est moins rude ici que chez les garçons. L’attention réciproque est plus développée chez les filles. Je dois vous informer que Nelia fut récemment transférée dans nos murs. Sa mutation définitive' en dehors de la région, devrait s’effectuer dans quelques mois. Nelia' dans son premier foyer, fut l’objet d’un antagonisme impliquant une autre enfant très virile. Chacune exerçait un ascendant au sein de la communauté. Ce fut une affaire énorme et qui fit beaucoup de bruit. Deux clans s'affrontaient. Pour le premier, le signe était le port de la robe à fleurs et les cheveux longs, pour le second l’adoption du pantalon jean et les cheveux courts. Vous avez remarqué la tenue de Nelia, je suppose. La querelle a traversé des moments terribles. Conséquemment, l’on déplora la dépression d’une assistante et la démission d’une autre. L’intervention d’un médiateur s’avéra nécessaire. L'on dut muter la rivale haïssant Nelia, mais il a fallu qu'elle aussi fût transférée. Si l’on avait pas adopté la décision réciproquement, c’était la révolution dans le Foyer.» C’est curieux, Nelia ne m'en a jamais parlé.» Cela ne m'étonne absolument pas. L'affaire est demeurée tabou. De surcroît, Nelia communique assez rarement avec les adultes. Je n'ai jamais rien pu savoir directement de sa bouche. Jamais je n'ai pu briser le mur qu'elle oppose à l’égard du personnel. Possiblement' réside en elle un désir inassouvi. Je n'ai pu le percer, mais sans doute y parviendrez-vous?» Je vais tenter.» Quand voulez-vous lui confier la proposition? Nous pouvons fixer ici le rendez-vous.» Je préférerais l'emmener pour une exposition prochainement, cela faciliterait la démarche.» Vous pouvez la prendre un jour en tant que représentant légal d'une association culturelle.» Très bien.» C'est vrai qu'avec vous, Nelia pourrait s'épanouir. Je vous souhaite amicalement de réussir.»
Durant tout le trajet du retour, Fabio demeura songeur. Nelia possédait bien un secret, désir que lui-même inconsciemment percevait sans doute. Ne devait-il absolument le percer avant la proposition? Le secret de Nelia, c’était naturellement celui de Bettina, ce que renfermait son fameux album à l’intérieur du manoir. Fabio savait maintenant ce qu'il devrait tenter lors du Rêve imminent, contraignant son esprit à lui révéler ce désir. L’opération demeurait périlleuse. Dès lors' il s'imprégna du projet afin qu'il resurgît pendant le Rêve.
Quand le pharmacien rentra dans son appartement, la nuit tombait. Sans plus attendre' il ingéra le second pétale et s'alita.
 

DEUXIÈME RÊVE


Fabio' péniblement' s'éveilla. Dans la pénombre' il discerna des objets flous' indistincts. Puis' son œil' s'habituant, put distinguer vaguement des outils: râteau, piochon, bêche... «Le Cabanon Gris» se dit-il. Curieusement' il ressentait l'impression d'avoir ici longtemps vécu, d'avoir besogné sans répit' courbé vers la terre. Sempiternellement, le passé ressemblait au présent, le présent préfigurait un futur identique. Fabio n’éprouvait ni joie, ni désespoir. Son esprit se trouvait plongé dans l'apathie' l'inertie, prostration qui n'était ni veille et ni sommeil. Cette existence indéfinie' plutôt, générait oubli de la conscience' engourdissement de l’âme. Prudemment' il essaya d’esquisser un mouvement. Le geste amorcé lui suggéra qu'il était couché sur le ventre. Sans doute un grabat le supportait. Concentrant sa pensée, fermement' il conçut l'intention de se lever. Presqu’immédiatement' il constata sa position debout. L'acte envisagé s'identifiait à la volition de l'accomplir. Fabio parvenait difficilement à clarifier son esprit, cependant' le dessein qu'il avait imaginé resurgit en lui: percer le secret de Bettina. Titubant' il fit un premier pas dans le Cabanon Gris. Lors' une embrasure apparut devant lui. C'était la sortie. L'esprit tendu vers son projet' il franchit le seuil.
Dehors' la nuit engloutissait la Contrée Mouvante. L'amoncellement des nues opilait aux cieux fissuration' trouée, passage où pût se glisser le rayonnement d'un astre. Les pans nébuleux se morcelaient en giration lente. Fabio découvrit qu'ils s'échappaient d'un aven profond, gueule exhalant son infecte émanation. Les monts bitumineux barraient l'horizon. Leurs dévers glueux se déformaient, s'épanchaient en pâte épaisse et poisseuse. Pics devenaient ravins' plateaux se muaient en vaux, cependant que leurs tons variaient de l'ambre au charbon, du graphite à l'encre. Partout' s'élevait jaillissement coagulé, surgissement pétrifié, turgescence avortée. Ces confus amas s'édifiaient' s'effondraient, comme un labile échafaudage' une instable architecture. Le paysage apparaissait effet d’un perpétuel changement, transsubstantiation dénuée d’explication' de signification. Torsadant leurs onduleux vortex imperceptiblement, tourbillonnaient des maelstroms fuligineux. Surgis du néant' ils naviguaient, sans qu'on pût imaginer leur destin. Scintillements' étincellements' s'allumaient, s'éteignaient. Fabio dirigea son regard au sol. Devant lui se déroulait une étendue scoriacée, déprimée' scrofuleuse. Des craquellements, déchirements, désagrégeaient la surface étrange. De lieux en lieux, bouillonnements visqueux' embrasements vultueux, s'échouaient' dérivaient. Ces rotations, glissements' interpénétrations, translations, transgressions' régressions, mouvements' déplacements, se déroulaient dans un absolu silence' oppressant' pesant, qui semblait anéantir le moindre effort de maturation, de réalisation.
Devant lui, Fabio vit le Chemin Scintillant qui menait au Manoir Enchanté. Sans plus attendre' il en suivit la trace. Par les déliquescents lambeaux des nues ocracées' parut la bâtisse. Bettina dormait, se dit le jeune homme. C’était maintenant qu’il fallait agir. Quand il atteignit le seuil' la brume un instant se dissipa. Surpris, Fabio constata que le Jardin Merveilleux avait disparu. Comment cela pouvait-il se concevoir? L’horizontalité figée d'un glacis' maintenant, remplaçait la verticalité fuselée de l'enceinte. Là' sur l'étendue morne' erraient serpentements et volutes. Sans plus s'interroger, Fabio s'approcha du manoir. La circulaire obturation dans la façade apparaissait toujours. D'un geste hésitant' Fabio plaqua ses mains sur la paroi, mais une invincible énergie le repoussa violemment. C’était l’interdiction de Bettina qui se manifestait, s’opposant à son intrusion. Par ma volonté' je dois la dominer, pensa Fabio. Concentrant son effort' de sa masse' il pressa la matière opaque. Son crâne alors fut pénétré par une irradiation paralysante. Fabio poursuivit néanmoins son action. L'irradiation devint insupportable' intolérable. N'allait-il mourir? Cependant' courageux' il renforça plus encor sa volonté. Sa respiration figée tétanisait d'un bloc sa musculature. Son organisme éprouvé n'était plus que résolution, noyée dans la souffrance et l'étouffement. Soudainement, Fabio sentit qu’il se trouvait englué dans le matériau, comme aspiré par sa compacte épaisseur. La douleur et l’irradiation disparurent. Le jeune homme à ce moment crut s'évanouir sous la pression. Par un dernier effort' il essaya de maintenir sa vigilance. D'un coup, Fabio sentit qu’il chutait. L’obturation du manoir avait disparu. Sans réagir' il demeura sur le sol étendu, choqué, puis se releva douloureusement. Devant lui' s'étirait un corridor voûté. Sur la paroi' de lieux en lieux, brasillaient des chandeliers aux lueurs phosphorescentes. Prudemment' il s'engagea. Fabio ressentait l’envahir un sentiment de puissance irrésistible. C'est ainsi qu'il avait surmonté l'opposition de Bettina. Devait-il rester soumis? Sa volonté venait de surpasser la magique influence. Grâce au pouvoir de son esprit, ne pourrait-il un jour s'immiscer dans le Jardin Merveilleux? Cependant' il se concentra sur la réalisation de son projet. S’immobilisant' il prêta l’oreille. Le silence était profond. Nul bruit ténu' semblait-il, n'aurait pu le briser, ni clameur' ni rumeur' ni chuchotement. L'environnant' partout, s’élevaient des piliers à la base étoilée dont s’intriquaient les rayons. Des éclairs fugitifs' par moment' les parcouraient, se propageant' s'évanouissant. Fabio progressait d'un pas lent. Des cavités s'ouvraient par des évidements contournés ovoïdes. L’une était chambre' antichambre' une autre' alcôve ou boudoir. Fabio crut apercevoir' à l'intérieur' des panneaux qui glissaient, des miroirs qui pivotaient, réverbérant des objets confus' diffus. Tour à tour' les masquaient' les démasquaient, paravents s’éployant' se rétractant, rideaux s'effaçant' réapparaissant, draperies se mouvant' s'évanouissant. L'espace était sillonné par de clignotants chatoiements, de vacillants scintillements. L'atmosphère était chaude' agréable' intime' ouatée. Fabio pensa qu'il eût pu rester là sans bouger' indéfiniment, comme en un cocon bien protégé. Poursuivant sa marche' il parvenait au fond du corridor. Là' s'amorçait un escalier capitonné de lasserie fine. Précautionneusement' il en gravit les degrés jusqu’à l’étage. Lors' il aperçut par une ouverture un lit à baldaquin. La gaze étendue l'enveloppait ainsi qu’un nuage. S’enhardissant' il franchit le seuil de la chambre. Son regard discerna vaguement un fouillis indescriptible et gracieux: mannequins' statues, pantins' poupées' au milieu des soieries. Leurs tons pastels en reflets changeants tour à tour pâlissaient et fonçaient. Le sol était couvert de fourrure et les murs tapissés de plumage. Soudain, Fabio sursauta. Son regard avait rencontré' sur un scabellon masqué, l'effigie d'un grand chat qui paraissait le défier, déjetant les oreilles. Son iris était lapis, sa carnassière émail' sa griffe escarboucle. Fabio sentait simultanément le traverser ravissement' frayeur. S'avançant vers la couche' il tira doucement la gaze ajourée. C'est alors qu'il découvrit la fillette. L'on eût cru' dans son nirvana voluptueux, l'héroïne issue d'un conte ancien. Fabio demeurait en extase' admirant la frimousse au teint nivéen, les cils fins, la bouche imprégnée d'incarnat, la chevelure ébène éparpillée sur l'oreiller de satin rose. Pouvait-on concevoir aussi parfaite image évoquant paix, douceur' plénitude' extase? Fabio' durant son existence' aurait voulu demeurer là, sans jamais le troubler' veiller le bienheureux sommeil de la fillette. Néanmoins' il détourna le regard afin d'accomplir son projet. Son œil parcourut les objets qui l’environnaient. Presqu’involontairement' il s’aperçut dans l'un des miroirs. Ne voyait-il un monstre? Continuant sa quête' il remarqua la tablette auprès du chevet. Là, sur de la feutrine indigo se trouvait un album. Le secret de Bettina lui serait dévoilé, mais pouvait-il s'arroger ce droit abusif? Durant un instant, sa main resta suspendue. Mentalement' il se ressaisit pour ne pas fuir, mais l'atmosphère émanait tant la quiétude et la béatitude. Rien ne troublait cet alcyonien séjour' loin de la vie terrestre. Le brillant album Secret, de sa reliure en lustrine à l’ornementation fleurdelisée, paraissait l'inviter amicieusement. De son index' il en toucha le bord. C’est alors qu’il s'ouvrit. Fabio découvrit une image à la grâce infinie. Là, se détachait un féminin visage aux yeux bleu-vert' aux cheveux dorés. Sa blondeur' au-delà de son aspect, rejoignait l'univers des Idées, Beauté, Pureté, Candeur. Son regard évoquait la protection' l’attention, la douceur et la chaleur aimante.
Pendant que Fabio s'abîmait dans la contemplation, brusquement' jaillit un cri. Vivement' il se retourna. Bettina s'était réveillée. Se levant' elle enfouit dans ses mains son visage horrifié. Saisi par la panique' à l’instant' Fabio recula, dévala précipitamment les degrés, puis franchit le seuil du manoir. Le cri de la fillette à nouveau retentit. Son timbre aigu semblait traduire une atroce affliction. Tandis qu’il fuyait sur le Chemin Scintillant' elle apparut au fenestreau. «Malheur' malédiction!» clama-t-elle. Sa voix courroucée résonnait' s'amplifiait, puis s'amenuisait en long gémissement. Cette apostrophe à la douleur confondue le pétrifia. Les yeux de Bettina fulguraient de colère et ses pleurs dégringolaient. Sa chevelure agitée se tordait, ses traits se crispaient violemment. «Tu m'as trahie, tu m’as volé mon secret. Par tes pas, le sol de ma demeure est souillé. Par ton souffle est souillé l’air de ma chambre. Par ta main vile est profané mon Album. Je te maudis. Je te bannis. Je te rejette. Je te chasse.» Fabio sentit l’envahir une intense angoisse' un profond désespoir. Des éclairs vifs brûlaient sa chair' aveuglaient son œil. Par un suprême effort' il essaya de murmurer Pardon pour ma folie, pardon pour ma folie» mais les mots ne parvenaient à franchir le seuil de ses lèvres. Fuis hors d’ici. Je te rejette. Je te rejette. Je te chasse. Tu reprendras le Chemin Scintillant, puis tu rejoindras le Bois aux Loups. Si ton esprit mobilise en lui suffisamment d'énergie, lors' tu pourras le traverser. Je te poursuivrai, je te poursuivrai jusqu'à l'extinction de ma colère. Sois bien assuré qu’avant longtemps ne s’en apaisera le souffle.»
C'est alors qu'un vent s'éleva, siffla, mugit' rugit, volatilisant les nues sur la Contrée Mouvante. Fabio s'engagea sur la voie, ne sachant où le menait sa fuite éperdue. Jusqu'au fond de la sentine' il courut désespérément. Parvenu dans le virage' il se retourna vers le manoir. Bettina sur le seuil apparaissait, muette' immobile étrangement. Fabio' le cœur empli de peine' aurait voulu s'élancer vers elle. C'est avec ferveur qu'il eût continué de besogner humblement, sans jamais quitter le Cabanon Gris auprès du Manoir Enchanté. Mais devant ses pas' un gouffre alors s'approfondit. L’aven ténébreux l’emporta.
 

TROISIÈME VEILLE


Il était nuit quand Fabio s'éveilla. L’averse au dehors secouait les volets qu’il n’avait pas fermés, le vent soufflait sinistrement. Le pharmacien crut un instant que la griffe acérée des loups' s'acharnant, tailladait le fer. N'allaient-ils envahir la chambre afin de le déchiqueter? Cependant, Fabio reprit conscience' alluma sa lampe. Retrouvant la réalité, curieusement' il en concevait de l’angoisse. Dans son for' il éprouvait la peur de ne savoir plus vivre. Le hideux contact avec les objets le tourmentait.
Le rêve achevé s’était révélé court' mais intense. Fabio songeait à Bettina pleurant et fulgurant de colère. Vainement' il s’interrogeait. Ce rejet violent signifiait-il un refus de son propre inconscient, la peur d'une idée qu'il refoulait? Néanmoins, la réaction de Bettina se concevait comme un circonstanciel effet, l'expression de la rationalité psychologique. Fabio, sans vergogne avait trahi la fillette. L’on pouvait présager qu'elle en éprouvât une ire immense. Les questions se bousculaient dans l’esprit du pharmacien. Pourquoi demeurait-il soumis à Bettina dans le rêve? Sans doute' il considérait la fillette éminemment supérieure. Mais en quoi résidait sa précellence inconnue? dans la beauté sans doute. La beauté, c’était l’Être' en sa profondeur' en sa vérité. Les qualités morale' intellectuelle' en seraient le résultat. Cependant' l'inverse était concevable. Fabio n'avait pas oublié la disparition du Jardin Merveilleux. Celui-ci pouvait s’interpréter comme une émanation de Bettina. Dès que s'endormait la fillette' il n'existait plus. Ce paradis représenterait l’âme autant que la Nature. C'était la transposition, la transfiguration d'une harmonie spirituelle en harmonie formelle. Fabio revit enfin ce visage aux yeux doux, si protecteurs' si consolants, que lui révéla magiquement le scintillant album. C'était le secret de Bettina, mais que pouvait-il signifier?
En ce jour de la visite à l'exposition, Fabio devait révéler à Nélia son intention de l’adopter. Le pharmacien demeurait dubitatif. Le rejet de Bettina représentait pour sa requête un mauvais présage. Néanmoins' il ne pouvait se désengager.
Le jour se leva péniblement, le vent se calma. L'on n'entendait plus que le gargouillement de l'eau dans les chenaux. Fabio se prépara difficilement, se concentrant sur chacun de ses mouvements. Depuis qu'il avait rejoint l'univers enchanté, la matérialité lui devenait insupportable. Tandis que dans le rêve éthéré, son déplacement lui procurait sensation de planer, dans ce réel monde' il ressentait l'impression de ramper. Mouvoir ses pieds' ses mains, de son mental exigeait un effort conscient' permanent. Fabio s'habilla' puis enfila son vieux ciré, non qu'il redoutât particulièrement de se mouiller, mais ce vêtement impersonnel' insignifiant, lui permettait facilement de se fondre au milieu de la foule. Nul regard indiscret ne l'importunerait. Fabio prenait toujours soin de choisir un habillement terne' étriqué, dépourvu d'originalité. Bien qu’abhorrant la cravate ainsi que tous les affiquets, jamais il ne manquait d'en porter une à la pharmacie, la choisissant kaki' vert poireau' blanc pisseux. Dans ses relations, déclinant la privauté familière' il conservait absolue rigueur. Sa rigidité n'égalait que son dégoût à l’égard de ces pratiques. Pour nier cet habitus haï, par son comportement' il en accusait les traits. Son être en apparence y demeurait assujetti, mais dans son for' il jouissait de le mépriser, comme un félon savourant sa félonie, comme un espion masqué chez l'ennemi. Fabio soutenait la théorie de la customisation mimétique. L'on devait au maximum accorder habillement et situation. La société moderne avait généré pantalon' veston' cravate. C'est ainsi que le costume avait triomphé, guindé' ridicule' incongru. Dans un environnement laid' il fallait se vêtir laidement.
Fabio rejoignit sa berline' hier garée dans une avenue voisine. Pendant sa déambulation' par hasard' il vit une assez jolie femme aux cheveux blonds. La créature aperçue dans le Secret Album lui revint en mémoire. «Ne pourrait-ce être elle?» pensa-t-il. Puis il en vit une autre' une autre encore. Chacune aurait pu' lui semblait-il, s'identifier plus ou moins avec l’image adulée par Bettina. Fabio se demandait si beauté' mentalité s’harmonisaient en elles. Suivant ce même idiomorphisme évident, ne pouvait-on les rassembler virtuellement en communauté? Si ne se correspondait la Forme à l'Être en son intimité, l’extérieur aspect ne serait que trompeuse apparence.
Fabio retrouva la pensionnaire ainsi qu’il était convenu, dans le hall du Foyer. Son humeur calme et détendue n’évoquait nullement la colère. Cela ne lui parut pas étonnant. Le rêve apparaissait à Fabio comme une émanation de son esprit, sans rapport direct avec la réalité.
La fillette aux longs cheveux noirs lui sembla' ce jour' encor plus sublime. Combien pauvre était l'imagination devant la beauté féminine. Pourtant sa coiffure était plus simple' agrémentée par un nœud grenat. Sa chevelure opulente harmonieusement retombait. Fabio constatait' malgré les variations de l'habillement, qu’elle atteignait toujours suprême élégance et transcendance. La forêt' que la veille il avait traversée' lui revint en mémoire. De même' en différents points d’où l’on pouvait la considérer, la fille aussi bien que le végétal présentaient variable harmonie.
La conversation ne s'éloigna jamais de la peinture. Fabio dut lui proposer de nouveaux noms: Carpaccio, Bruegel, Tura, Baldovinetti, Lippi... ce qui ne manqua pas d’extasier Nelia. Précisément' il évoqua Véronèse à la touche éthérée' lustrée, son opalescente harmonie, puis Il Pinturrichio, sa palette éblouissante en ors et pourpre... Le trajet parut court. Bientôt' suivi de sa protégée, Fabio franchit le seuil de l’exposition. La manifestation concernait l’art contemporain. Nelia contempla chaque œuvre' aussi bien de loin' de près, de face ou de côté, ne s’attardant jamais devant les croûtes. Selon Fabio, la vulgarité s’affichait plus souvent que la beauté, sous l’imposture éhontée promue par le modernisme. Nelia demeura longtemps en admiration devant une œuvre ébauchée. Parmi d’irréels monuments se prélassait un chœur de nymphes. Le vert amande en aplat représentait le frais gazon. Frontons' propylées hypertrophiés, partout s'étalaient' s'étageaient. Le Jardin Merveilleux! songea Fabio. Quel étonnant hasard! Curieusement aussi, la carpette argentée pouvait suggérer le Chemin Scintillant. «Nelia, Bettina, double image' être unique' identique» pensa Fabio.
La fillette aux longs cheveux s'enthousiasmait de la visite. Le pharmacien' préoccupé, ne parvenait à se concentrer. L'impression de ressentir anormalement ses bras, ses mains' ses pieds, l'accaparait continuellement. Son corps l’embarrassait à chacun de ses déplacements. Près de l’harmonie que représentait Nelia, ce malaise indéterminé traduisait-il sa dysharmonie? Par ailleurs' il fut surpris de sa passivité, s’opposant à la détermination de la fillette. C’est elle à tout moment qui s'arrêtait' repartait, s'attardait sur une œuvre ou bien l'évitait. Quand s'acheva le parcours balisé, Fabio proposa d'aller prendre un verre à la cafétéria. La fillette accepta.
L’un face à l’autre occupant leur banquette' ils restaient sans dire un mot. Nelia prit un jus d'abricot, Fabio ne sut que prendre et finalement ne commanda rien. Quel breuvage aurait-il avalé dans la circonstance? Dans l’établissement bondé, les consommateurs s'agglutinaient, les serveurs s'affairaient. Fabio pensa que c'était le moment opportun pour sa proposition «Nelia' si tu le veux, j'envisagerais une adoption te concernant» Posée directement sans préparation, la question ne paraissait pas trop sérieuse. Je ne sais pas» répondit Nelia, continuant de mâchurer sa paille. Fabio fut rassuré de sa réaction, malgré l'indétermination du propos. Sur un ton pareillement détaché, le pharmacien poursuivit: J'ai l'impression que tu n'es pas très heureuse au Foyer» Vers le comptoir où des buveurs s’apéritivaient, brusquement un brouhaha s'éleva. Fabio dut légèrement hausser la voix. «Tu serais mieux dans un appartement que dans le Foyer, me semble-t-il» Fabio n’entendait que les vociférations, le sifflement des percolateurs. S'y ajoutait' provenant de l'extérieur, le ronflement des automobiles. Ces bruits agressifs' provocants, paraissaient vouloir s'immiscer insolemment dans leur conversation, tels une opposition volontaire à son projet. Nelia releva la tête. Je trouverais cela curieux. Je préférerais voir une exposition plus souvent» Bien évidemment, je t’y emmènerai. Néanmoins' réfléchis.... Que souhaiterais-tu vraiment?» «Deux ramazzottis, garçon' deux ramazzottis!» criait un géant roux à la serveuse. Je ne sais pas. Je ne sais pas» devina Fabio dans les derniers gargouillements du percolateur. Signifiant sa répartie, la fillette avait baissé la tête. Simultanément' s’était rembruni son visage. Fabio crut dans sa voix ressentir une insondable angoisse. Lors' suivit un moment silencieux. Puis elle émit presqu’en chuchotant «C'est très bien» Tandis que son regard s’évanouissait au loin, ce propos quelque peu sibyllin demeura suspendu. Vers le comptoir' à nouveau, les éclats de voix intempestifs s'élevèrent. Nelia poursuivit, si faiblement, que Fabio dut prêter l'oreille. «Je réfléchirai» Mais rien ne presse' en effet» renchérit Fabio «je vais te ramener»
Le pharmacien déposa la pensionnaire au Foyer, puis reprit la direction de son appartement. Perplexe' il demeurait dans l’expectative. Possiblement, le désir de quitter l'établissement devait tourmenter la fillette. Pour elle' être adoptée représentait sûrement un rêve inespéré. Le sentiment d’orgueil la poussait-elle à décliner cette éventualité? Nourrissait-elle une autre espérance? Fabio disposait d'une indication révélée par son propre inconscient: le portrait féminin du Secret Album. Le pharmacien demeurait serein, Nelia n'avait pas repoussé foncièrement la proposition. Rien dans sa réaction ne suggérait le rejet de Bettina. Sans doute' il devait patienter à l’issue de cette approche.
La semaine apparut monotone à Fabio, mais un coup téléphonique imprévu précipitât les événements. C'était la Directrice appelant depuis le Foyer. «Monsieur, je sais que Nelia ne vous a pas répondu positivement. Par ailleurs' c'est la fin de l'année scolaire. Nelia n'était pas affectée chez nous définitivement, vous le savez. Je viens de recevoir un arrêté concernant sa mutation prochaine.» C'est navrant, ce changement pourrait la perturber?» répondit Fabio. Pour l’instant, je ne l’en ai pas avisée.» Dans quel foyer l’a-t-on mutée?» Le règlement ne me permet pas de vous le dire.» Mais cela signifie que je ne la verrai plus. C'est impossible.» Je suis désolée, je ne puis rien pour vous.» Merci, je vais aviser.» Fabio raccrocha. Sa tête alors vacilla. Stupéfié par l'annonce' il demeura figé durant un long moment. C’était fini. Plus jamais il ne reverrait Nelia.
Deux jours passèrent. Désemparé, Fabio les vécut tristement. Son quotidien comportement' tel mécanique insensée, lui paraissait une habitude excluant sa volonté. Le pharmacien ne se résignait pas à ne plus voir la fillette. Par tous les moyens' il devait savoir quel foyer l’accueillerait. Sa résolution fut prise. Dès cet instant, la douleur qui l’étreignait fut remplacée par sa volonté.
Le jour tombait. Déambulant en son appartement, Fabio comptait les heures. Minuit enfin survint. C'était le moment propice. Décidé fermement' il rejoignit sa berline. Pour éviter l'attention du voisinage' il démarra discrètement. La sensation de puissance et d'invincibilité l'animait. Bientôt, le bâtiment du Foyer se profila devant lui. Prudemment' il gara sa voiture assez loin de l'entrée, marcha jusqu'au portail. Sans peine' il parvint à l'escalader. La nuit par chance était noire et l'endroit fort isolé. Fabio s'avança jusqu'à la façade. Promenant le faisceau de sa lampe' il en inspecta les ouvertures. Ses mouvements' habituellement hésitants, pour cette occasion' trahissaient une assurance impérieuse. Rapidement' il repéra dans le mur un soupirail entrebâillé. Se recroquevillant' il s'y glissa. Parvenu dans la pièce' il rejoignit un long couloir. Fabio ne réfléchissait pas, ne pensait qu'à son but, ne pensait qu'à Nelia. Jamais il ne s’était senti si libre' émancipé. Jamais en lui n'avait bouillonné telle intensité vitale. Jamais il n'avait si bien atteint concordance avec lui-même. Lui qui n'osait perpétrer la moindre action prohibée, tranquillement' exécutait cette invraisemblable entreprise. N’avait-il brisé' pulvérisé, par son désir et sa volonté, ces liens artificieux' fallacieux qui bridaient sa personnalité, qui l'asservissaient à la société? Rien ne l'effrayait. Crânement' il se riait des règlements et des lois humaines. Progressant à la faveur de sa torche' il atteignit un escalier. Là, durant un laps' il arrêta son parcours. Sa protégée revenait à sa pensée. Non loin' dans un dortoir' elle était là. Comme il avait contemplé Bettina, dans la pénombre' il aurait pu veiller le sommeil de Nelia. Cependant' l'une en sa couche à baldaquin reposait, l'autre occupait un lit fruste. Rêve et réalité s'opposaient ainsi cruellement. Lors' tâchant d’oublier sa pensée, Fabio gravit les degrés et parvint dans le vestibule. Puis il dirigea ses pas vers le bureau de la Directrice. Maintenant' il devrait en forcer la porte. L'opération n’apparaissait pas surhumaine. De sa poche' il sortit fébrilement un pied de biche. Malgré sa dextérité limitée, le pharmacien parvint à briser le verrou. Celui-ci' vaincu, rendit l'âme en un bruit sec. Fabio s'immobilisa. Le silence environnant lui paraissait profond. De sa torche' il balaya les papiers encombrant le bureau. Nul document qui portât mention de Nelia n'apparaissait. Nécessairement' il fallait retrouver le fichier de la pensionnaire. Fabio se dirigea vers une armoire et l'ouvrit, puis compulsa les dossiers: Livrets médicaux, Procès-verbaux d'installation. Comptabilité, Scolarité,... Fabio détestait ces documents administratifs sérieux, la prose ampoulée des Veuillez agréer Monsieur, des Je soussigné. La froideur qu’ils distillaient suintait la peur. Mais plutôt fallait-il s'apitoyer pour ceux qui s’y complaisaient, pensait Fabio. Des humains vivant noblement ne devaient accepter ces mesquineries. Ne trouvant rien, le pharmacien repoussa violemment tous ces dossiers. Comme embarrassés' honteux' sur le parquet' ils s’avachirent. L’on eût dit que se dégonflait risiblement leur factice autorité.
C'est alors que brusquement un rayon lumineux aveugla Fabio. Désastre' il était repéré. Face à lui se trouvait la Directrice en peignoir. «Monsieur...» proféra-elle' éberluée. Durant un instant' chacun demeura silencieux, dans l’incapacité de prononcer un mot. Puis Fabio dit brutalement: Vous savez ce que je viens chercher.» Mais enfin monsieur, mais enfin?» balbutia-t-elle en s'obturant la bouche avec sa main. Prévenez la police' allez-y, qu’on en finisse!» Fabio vociférait sur un ton sec. Violemment' il poussa le combiné vers elle «Je n'ai rien à perdre. J'ai déjà tout perdu.» Monsieur, Monsieur» continua la Directrice, «je ne puis vous donner ce renseignement. Croyez-le, j’en suis désolée.» Prévenez la police!» réitéra Fabio sur un ton comminatoire. Monsieur, calmez-vous, calmez-vous.» supplia-t-elle «Redevenez raisonnable. Jurez-moi de ne plus rien tenter» Sur un ton bourru, le pharmacien fut dans l’obligation de jurer. «Maintenant, suivez-moi jusqu’à la sortie» lui somma la Directrice. Fabio dut se résoudre. C'est ainsi qu'il se retira, puis s'éloigna dans la nuit.
Durant le trajet qui le ramenait à son appartement, le pharmacien demeurait hébété. Son esprit ne pouvait concevoir pensée ni réflexion cohérentes. Ses mains restaient crispées sur le volant, son regard était fixe. Par un accroissement de sa dureté, Fabio tentait vainement de surmonter son échec. Sans ménagement' il accéléra, klaxonna, malmena la boîte à vitesses. Nul souci de réveiller les dormeurs ne l’effleurait. De rage' il claqua la portière après avoir garé son véhicule. Parvenu dans son appartement' il s'enivra de Lacrima-christi, puis s'affala sur le sofa. Sa pensée dans la confusion vagabonda. Pouvait-il pour lui-même accepter son existence? lui qui ressentait si fort l’imperfection de son corps et de son esprit. C’est par l’Action qu’il devait uniquement vivre. C'est par l'Action que devait triompher le Beau, le Bien, le Noble. Pour lui, seul importait le génie d'un visage aux yeux mauves.
La fin de la semaine apparut insipide au pharmacien. L'échéance idoine au prochain rêve approchait. Se livrerait-il en pâture aux loups suscités par Bettina? Pourquoi' se disait-il, ne pas réaliser le prolongement du rêve? La colère et le rejet de Bettina' bien sûr' étaient fictifs. Sa raison lui dictait qu’il risquait au maximum un cauchemar. N’aurait-elle inversement dû l’inciter à ne pas continuer? Cette expérience inconnue dérangeait passablement son existence. Poursuivrait-il pour le simple intérêt d'essayer un hallucinogène? Fabio comprenait la fascination que pouvait exercer Bettina, ce miroir de Nelia qu'avait imaginé son esprit. Désormais, le seul moyen de revoir la fillette' au moins virtuellement, c'était par le truchement de son propre inconscient.
Le samedi soir advint. L’effroi saisit le pharmacien lorsqu'il détacha le pétale. Maintenant' sur la tige effeuillée' subsistait le dernier, générateur funeste. Fabio s'alita, puis s'endormit.
 

TROISIÈME RÊVE


Fabio' s'éveillant' fut assailli par des hululements. Quand il ouvrit les yeux, rien pourtant n’apparut à son regard dans la profonde obscurité. Son corps semblait dilué dans la froideur et l’humidité. Son esprit s’égarait dans un réseau de questionnements. Rien n’émergeait de sa conscience. Des frôlements répugnants le souillaient' le maculaient. Son oreille au loin percevait des grognements, des chuchotements' des ricanements, dans la sibilation du vent lancinant. Le sol était recouvert de serpents glissant horriblement. Son épiderme était parcouru de lèchements' lapements. Fabio se crut dévoré par de monstrueux poulpes. Leurs puissants bras se plaquaient à sa peau, s’enroulaient à sa taille' à son cou, suçaient le sang de ses plaies, s’immisçaient en sa bouche' en ses tympans. Curieusement, sa chair s’accoutumait à ces vénéneux attouchements, puis bientôt se pâmait sous l'effet de ces baisers glacés. Concentrant sa volonté, Fabio' d’un sursaut' tenta vainement de mouvoir ses mains, ses doigts' ses pieds. L’ouragan redoublait. C'était la colère inassouvie de Bettina. Le jeune homme essaya de se lever, mais il ne réussit qu’à ramper, s’appuyant sur les genoux et les coudes. Fabio sentait son esprit vide. Sa réflexion ne parvenait à se clarifier. Que penser, que tenter? Près de lui, dans l’ombre' il discerna de noirs barreaux verticaux, tors' irréguliers. Sans doute' il s'agissait de sapins aux troncs noueux et rugueux. Leur feuillage épais se tordait sous la rafale. Puis il vit brasiller des lueurs simulant d’infernaux spectres. S’éteignant' s’allumant, tous convergeaient' s’approchaient. La forme étique' élancée des loups, maintenant' apparaissait plus distinctement. Leur hideur était repoussante. La meute alors fondit brusquement sur lui dans un grondement effroyable. Fabio' surpris' voulut crier, mais nul son ne s'échappa de sa gorge. Le choc le projeta vers le sol. Dans un ultime effort' il appela: «Bettina, Bettina!» C'est alors que la meute insensiblement s’éloigna, les hululements s'affaiblirent. Fabio reprit courage un instant, mais sa pensée bientôt se dispersa. La meute à nouveau préparait un assaut. Lors' il essaya' par un effort surhumain, de recomposer en son esprit le visage admiré de la fillette. La horde aussitôt reflua. Tant qu'il pouvait maintenir en lui cette hypostase adorée, les carnassiers reculaient. Dès qu’il n’y parvenait plus' au contraire' ils attaquaient. Le combat des loups dispensant laideur et de l’image insufflant beauté, longtemps en lui demeurait incertain. La maléfique apparition parasitait sa pensée malgré lui, se coulait dans son esprit, dans les fissurations de sa volonté fragile. C’est alors qu’il se crut perdu. La mentale évocation de Bettina se diluait en lui, s'amoindrissait dans le champ de sa mémoire. Que faire? Ne sachant que tenter' il essaya de constituer une image hybride. Son esprit lui suggéra l'évocation d'une enfant blonde aux yeux noisette. Cela ne risquait-il pas d’augmenter le rejet de Bettina? Bien au contraire' il s'aperçut qu'elle était protectrice également. De surcroît' il pouvait la créer, la modifier selon son imagination. Fabio se releva, puis fit un pas chancelant' hésitant. Le visage adoré de Bettina réapparut en son esprit, se fortifiant par sa propre énergie. De même' il acquit pouvoir d'imaginer forêts' monts, vallées' ruisseaux, formant un écran défensif opaque. Fabio comprit la signification de ce phénomène. Ces pensées représentaient le Jardin Merveilleux, miroir de Bettina. Fabio progressait péniblement, s'enlisait parfois en de bourbeux trous quand son esprit se relâchait, puis il retendait sa volonté, recomposait la salvatrice image. La meute assoiffée de sang' l'entourait, mais aucun loup n'osait désormais l'attaquer.
Subitement' un craquement retentit. Fabio vit le sol devant lui s'effondrer, s’approfondir en deux fossés contigus. Seul demeurait l'étroit sentier qui le soutenait, suspendu vertigineusement par-dessus le vide effrayant. Dans l'abîme à droite' il vit un essaim de forçats nus aveulis. Tous accomplissaient des rituels curieux en positions grotesques. L'un d'eux se trouvait crucifié sur un syrinx géant. L'autre en armure était menacé par de hargneux dragons. Le troisième était lutiné par un goret emperruqué. Devant eux' un lapin rongeait les pieds d'une hétaïre aux seins flasques. Près d'elle' une autre' un pouce en un godet, se trouvait saisie par un monstre aux cheveux arborins. Vers l’horizon, parmi les grouillements de la populace affolée, des embrasements rougeoyants ravageaient des maisons ruineuses. Dans la fosse' à gauche' un désert uni s'étendait, vaguement éclairé sous les cieux blafards. Devant un arbre enveloppé de sanglant tissu, reposait une ingénue jouvencelle en son absolue nudité. Non loin, vicieusement' l'observait un noir succube à tête évoquant gargouille et lamie. Jouxtant ce panneau macabre' apparaissait une imitation de cène. Satan l'animait au milieu de harpies et furies. La table était soutenue par d’hilarants démons figés dans leur pandiculation. L'un d'eux maintenait sa jambe enserrée dans un pot. L'autre avec orgueil brandissait un hélicon. Dans le décor s'élevait une acropole aux moellons en lingots. Par-dessus les nues planait un poisson rouge enfourché par un couple en transe. Malgré sa frayeur' Fabio progressait en suivant l'étroit sentier. Le moindre écart l'eût envoyé dans la fosse. Peu s’en fallût qu’il ne dégringolât dans l’une ou dans l’autre. S’accrochant' il atteignit le bout du sentier, retrouvant ainsi le sol ferme. Sitôt franchi, le gouffre alors disparut dans un vacarme assourdissant, ne laissant de son existence évanouie qu'un écran de fumée jaunâtre. Fabio continua de progresser. Par la futaie clairsemée, là-bas' il vit se dessiner un liseré pâle. Circonspect' il s'y dirigea, conservant en son esprit l'image adorée de la fillette. Le halo de luminosité s’intensifiait, s’élargissait. La meute avait disparu. L'on n'entendait plus au loin que des hululements plaintifs. Le vent s'était calmé. Bettina devait s’apaiser. Tandis que Fabio poursuivait son trajet périlleux, subitement' la forêt s'ouvrit.
Un sidéral paysage apparut. Dans sa berge en rocs polis' un océan noir s'étendait, secoué par de hideux spasmes. Sur une île' on distinguait un pic abrupt aux flancs ravinés. Temple ou basilique' un monument brillait en son faîte. L’on apercevait sa colonnade et son entablement nivéens, se détachant du ciel fuligineux zébré d'éclairs. Fabio demeurait en extase' admirant la vision fantastique. Cependant, son œil' sur un tertre' aperçut un profil gracieux: Bettina. Son esprit s'illumina. Lors' il courut désespérément au pied de la butte et s'effondra, non loin de la fillette. «Je te pardonne». Tel fut son premier propos. Son regard sondait l'horizon, ne daignant se baisser vers l'infra-monde. Fabio soudain fut délivré de ses frayeurs' de ses tourments. Dans son esprit' il sentit monter une aspiration vertigineuse. Toute obsession triviale en sa mémoire aussitôt s’évacua. Puis Bettina poursuivit de sa voix lente et suave: «Tu pourras gagner ta Réalisation, la Transformation métamorphosant ton corps et ton âme. Dès lors' tu ne seras plus toi-même. Les démons tapis en ton esprit seront éradiqués. Regarde' ici dort le Vaisseau Cachalot.» Majestueusement' elle indiqua la crique au bas du promontoire. Fabio vit' au milieu des étocs' le profil noir' oblong du navire. «Sans férir' il te faudra monter à son bord, c'est ta première épreuve. Le Vaisseau Cachalot se défendra farouchement. Sache' usant de réflexion, gagner le pont avant, place où tu resteras pour le défendre. Je te fais présent de ce foulard' il te sera vital. Si tu parviens à le maîtriser, le Vaisseau Cachalot' docilement, te conduira sur le Porphyrique Îlot de la Mer Ténébreuse. Pendant la traversée, tu vaincras' si tu le peux, le Dérivant Tronc qui rode en ces parages. Là' sera ta seconde épreuve. Je te fournis cet arc et ce carquois pour la surmonter. Mon souvenir' si tu peux le mobiliser par ta pensée, t'apportera soutien pour dominer le Dérivant Tronc, mais tu ne devras l’utiliser pour dompter le Vaisseau Cachalot. Nul secours ne t’en viendrait, mais au contraire un péril. Si tu remplis ta mission, la Basilique Immaculée devant toi s'ouvrira. C’est là que tu subiras ton ultime épreuve. Tu franchiras à l’issue le Seuil Lumineux. Va. Je ne saurais te révéler rien au-delà.» C’est ainsi que dit Bettina. Fabio saisit le foulard que lui tendait sa main, puis l'arc et le carquois. C'est à regret qu'il se résolut de quitter la fillette. Se détournant' il se dirigea vers le navire.
La masse effilée du bâtiment vivant évoquait souplesse et puissance. Fabio fut saisi par un glacial frisson. Malgré sa peur' il s'approcha lentement. La surface unie semblait constituée par un corps indéterminé: cuir ou bien acier poli. Des ondulations la parcouraient, mues par de lancinants [voir] tremblements' naissant et mourant au sein du monstre. Celui-ci paraissait assoupi' figé, renforçant ainsi l'effroi qu'il inspirait. Vers la poupe' à moins que ce ne fût la queue de l’animal, Fabio distingua dans l’ombre une anfractuosité, passage où l’on pouvait se faufiler. Vainquant sa terreur' il s’en approcha. Le Vaisseau Cachalot n'allait-il soudainement le happer, le broyer? Nul mouvement ne se produisit pourtant. Fabio jugea le moment opportun pour agir. D'un saut' il franchit le seuil redoutable. Maintenant' il se trouvait dans un étroit sas aux parois luminescentes. Partout s’invaginaient' se dévaginaient digitations boursouflées, s’ouvraient et se fermaient sphincters subulés, se dilataient' se contractaient bossues valvules. Parfois se hérissaient, puis se relâchaient de monstrueux dards effilés. N'était-ce un estomac gigantesque attendant sa réplétion prochaine? C'est alors qu'il malaxerait en bouillie son contenu. Vers le fond se dressait un lamellaire enchevêtrement: herse obturant un fort' à moins qu’il ne s’agît de mâchoire énorme. Des pics l'entouraient pareils à des crocs aigus. Sur les parois, s'ouvraient des galeries, tuyaux, canaux, des ouïes' des évents, béants ou fermés. L’on percevait un bourdonnement sourd' inconnue trépidation. L'écho se propageait de la cale à moins qu’il ne s’agît des entrailles. Parfois s'échappaient des grondements étouffés, des gargouillements: respiration' digestion, sinon machinerie' mécanique. Fabio se tapissait dans un coin' tremblant, privé de réflexion' de mouvement. Cependant le dessein de gagner le pont avant demeurait en lui. D’un pas léger' il essaya de progresser vers la mâchoire. Les dents lui paraissaient de plus en plus menaçantes. Brusquement' horreur, la herse alors se hérissa tandis que flamboyait l’émail des cuspides. Saisissant en son carquois le premier trait, Fabio se préparait à bander son arc. La mâchoire' amorçant un mouvement violent, se projeta vers lui dans un grincement. Les pics se dressèrent. Dans un fracas épouvantable' insensiblement, Fabio vit les parois s'avancer vers lui pour le transpercer, l’écraser' le broyer. N’espérant nul salut' il s'agenouilla' tremblant, se pelotonna, ferma les yeux pour s’offrir à la mort. Cependant' les parois s'arrêtèrent. Fabio reprit courage' essayant d'élaborer son plan stratégique. Possiblement' avant que les dents aiguës ne le broient, pourrait-il en un bond traverser la rangée de crocs? Pour mieux agir' il se recroquevilla, puis d’un coup se détendit, mais la mâchoire aussi rapidement se ferma. Lors' un spasme ébranla tout le vaisseau. Dans un craquement inouï, les parois à nouveau s'avancèrent. Les dards menaçants frôlaient son dos, ses membres. Fabio ne dut son intégrité qu’à l'évanouissement qui le saisit. Durant un long moment' il demeura les yeux fermés d'épuisement, se croyant perdu. Le vacarme alors cessa. Fabio rouvrit les yeux prudemment. Les parois avaient lentement reculé, mais à nouveau les dards se rapprochèrent. Fabio referma les yeux. Lors' il entendit que les parois arrêtaient leur avance et refluaient. Réfléchissant, Fabio se remémora les recommandations de Bettina. «Surtout' n'utilise en nul cas l'arc et les traits. Ce foulard te sauvera.» Mais comment ce tissu pourrait-il vaincre un monstre aussi terrible? Comment s’opposerait-il aux crocs de la mâchoire? Soudainement' une illumination le traversa «Les parois se rétractaient quand je fermais les yeux, mais se resserraient dès que je les ouvrais. Le Vaisseau Cachalot ne devrait-il être un ami?» se dit-il «C'est lui qui doit me transporter sur la rive opposée. Pourquoi me comportai-je à son égard comme ennemi?» Saisi par son inspiration, Fabio prit le foulard de Bettina, le tendit pour obturer sa vue, puis le noua fort à sa nuque. Lentement' il se leva. Le vaisseau ne manifesta nul mouvement. Fabio continua d'avancer à tâtons. Ses doigts aux parois se heurtèrent. Le vaisseau ne bougea toujours pas. Les dards étaient maintenant amorphes. Suivant la paroi, Fabio se dirigea vers la mâchoire. Sa peur avait disparu. Dans son for' il éprouvait de l'empathie pour le Vaisseau Cachalot, s’identifiait à sa puissance et ressentait ses frissons. Le bâtiment devenait un allié qui le secourrait au sein des flots. Comment n’avait-il compris cela? Sans lui, sur la Mer Ténébreuse' il était perdu, proie de la tempête. Ne redoutant nul danger, de ses mains' il effleura les dents acuminées. Leur contact lui parut moelleux' élastique. Fabio continua sa marche à travers la mâchoire. Les dards pointus l'environnaient partout, mais il était libéré de sa crainte. Le Vaisseau Cachalot jamais ne le broierait, jamais plus ne tenterait de l'attaquer. Progressant encor' Fabio sentit le fer de la rambarde. Le pont avant, c'était son objectif. Lors' il dénoua le foulard et l'attacha solidement à son cou. La brise enflait sa chevelure et fouettait son visage. Sa poitrine était maculée par les éclaboussures. Le navire avançait. Fabio se vit emporté vers un fatal et final dessein, la réalisation de son Destin, l'aboutissement de sa Vie, l'accomplissement de sa Volonté, l'acmé de son Rêve et la concrétisation de son Idéal. Délivré de la servitude' il atteignait plénitude. La griserie submergeait son esprit, des pleurs inondaient ses joues. Cependant' la nostalgie stagnait au fond de lui... car il savait sa mort prochaine et le définitif oubli de sa vie passée.
La mouvante immensité s'étalait devant le navire. Des nues ocracées traînaient, se déchiraient en lambeaux, se résorbaient en fragments. Sur la proue se déversait une étincelante averse. Des geysers fusaient de la houle en s'épanouissant aux cieux. Partout s’érigeaient, se dressaient des pics aqueux, mais tout s'engloutissait, disparaissait devant l'étrave. Le Vaisseau Cachalot soumettait la Mer Ténébreuse, domptait ses débordements furieux, ses gonflements impétueux. Les courants contrariés s’épuisaient. Flux' reflux' s'aplanissaient. L'écume éparpillée se dissolvait, l'eau s'évaporait.
Cependant, l'horizon brusquement s'enténébra, le vent redoubla. S’épaississant' un brouillard environna le vaisseau, l'emprisonnant tel un réseau de filins inextricables. C'est alors que surgit un monstre inquiétant, le Dérivant Tronc. Sa forme obscène augmentait' s’enflait devant la proue, s’avançant comme animée par un désir inassouvi. Son extrémité se terminait par un fouillis racinaire. La peau qui le recouvrait semblait tendue, parcourue de spasmes. Fabio fut saisi par un sentiment d’écœurement et répulsion. Le Dérivant Tronc' soudainement, projeta sur la coque un jet empoisonné. Le navire alors s'immobilisa, touché par la salve. Sa force était vaincue, sa puissante énergie volatilisée. «Pour moi combattit le Vaisseau Cachalot dans la tempête. Fidèlement' je dois maintenant le défendre» pensa Fabio. Lors' il saisit l'arc' ajusta le premier trait, puis un autre' un autre encore. Les traits pleuvaient, mais' plongeant dans l’onde' aucun n’atteignait la cible. Fabio se remémora qu'il devait invoquer la fillette. «Bettina, je t’en conjure' ajuste et conduit mes flèches. Ne disperse au fond des flots ces traits que lance en vain mon arc inutile.» C'est alors qu'il sentit le décuplement de son adresse. Le carquois se vidait, puis se remplissait miraculeusement. Les traits invinciblement s’abattaient sur le Dérivant Tronc. Percée' recroquevillée, sa chair écoulait un flot sanguinolent. Puis lentement' il sombra, disparut tel un mirage éphémère.
La voie devant le navire était libre. Fabio' par sa résolution farouche' avait triomphé, mais l’énergie qu’avait insufflée dans son corps Bettina' s'évanouit. Ses bras figés ne se mouvaient plus, ses pieds demeuraient pétrifiés. Simultanément, d’inquiétants signaux se manifestaient sur le navire. L'on eût dit qu’il s'abandonnait à la mort. Sa faible énergie le propulsait par soubresauts. La poupe au sein des flots se délabrait, s'émiettait. Fabio sentit son corps de même affecté par la décomposition. Des lambeaux se détachaient de ses flancs, de ses bras' de ses doigts. Le Vaisseau Cachalot venait de s’immobiliser. Des fragments tombaient de sa coque et se dissolvaient dans l’onde. Sa carcasse épuisée bientôt sombrerait au fond de la Mer Ténébreuse. Là-bas' cependant, le Porphyrique Îlot se profilait devant la proue. L'on distinguait ses chaos polis, ses rutilants ravins, ses flamboyants aplombs, ses luminescents plateaux. Sur le faîte' au milieu du réverbérant halo, se dessinaient propylées, piliers et colonnades. Sans la moindre hésitation, Fabio plongea dans l'onde épaisse et noire. Longtemps' longtemps' il dut nager, se décourageant' puis tendant sa volonté, jusqu’au moment où l’abandonna son corps exténué. Mais un morceau détaché du vaisseau parut devant lui. Fébrilement' il agrippa ce providentiel radeau. Le navire au-delà de sa mort lui prêtait secours. Non loin' rougeoyait une inconnue plage illuminée, telle un morceau d’argent sous les éclairs figés du ciel anthracite. Porté miraculeusement, Fabio parvint à s’échouer sur la grève. Sa chair' cependant' se disloquait de plus en plus, se liquéfiait' s'anéantissait. Péniblement' il essaya de se relever, mais bientôt s'affala, s'évanouit...
Durant un long moment, sa pensée demeura figée. C'est alors qu'il entendit sur la rive un chœur féminin. Dans son esprit vacillant' il crut voir des corps élégants, de gracieux bras penchés sur l'onde afin d’y plonger du linge. Cependant la vision disparut quand il ouvrit les yeux. L'esprit encore envahi par cette image' il se crut fantôme errant. Dépourvu de masse et de forme' il ressentait pourtant, raisonnait. Sans doute' il se trouvait dans la frontière intermédiaire et ténue, scission dissociant le charnel être et l’esprit virtuel. Sans doute' il atteignait la distinction, la démarcation confondant conscience' inconscience' unissant vie, mort. Levant les yeux vers la montagne' il vit distinctement les arcs' les entablements, les chapiteaux' les propylées du monument. L’édifice idéal irradiant son aspiration, lui permit de conserver sa dernière énergie. L'aura de la basilique Immaculée' pour lui, représentait promesse' aboutissement de sa Réalisation. Courageusement' il entama sa marche au flanc du pic abrupt. Sans répit' il montait, montait, plus haut, toujours plus haut. Les rocs égratignaient le reliquat de sa peau, de sa chair. Plus haut, toujours plus haut. Soudainement' de son antre" un vampire apparut en poussant des cris. Ne détournant son regard' il n’y prêta nulle attention. D’un rocher sur lui s’élança brusquement un venimeux serpent, mais il n’y prêta nulle attention. D’un aven surgit un cerf farouche aux bois menaçants, de même il n'y prêta nulle attention. De la nue sur lui fondit brutalement un rapace à la serre aiguë, mais de même il n’y prêta nulle attention. D’un lac un dragon surgit, lui crachant le feu de ses naseaux, mais de même encor il n’y prêta nulle attention. Rien ne détournait sa pensée de la marmoréenne image. Dans le néant s'évanouissaient en fumée ces délirants monstres. Plus haut, toujours plus haut. Les arcs brasillant plus nettement' se détachaient sur le ciel anthracite. La Basilique Immaculée parut dans sa majesté' sa beauté, sa grandeur' étincelante' éblouissante' éclatante. Par un suprême effort' l'ombre ainsi franchit le Seuil Lumineux, puis s'abîma dans les radiations.
 

QUATRIÈME VEILLE


Fabio cligna des yeux. Le soleil' pénétrant par la baie' frappait son visage. Dans ses tympans résonnaient criaillements, cliquètements' bourdonnements, parmi le vrombissement rageur des automobiles. Certainement' il était plus de midi. Le boulevard était parcouru d’une intense activité. Ce bruit si familier pourtant lui parut surréaliste' insupportable. Son esprit fut saisi par un sentiment d'écœurement. S'oubliant' il eût voulu demeurer dans le silence et l'obscurité. La migraine enserrait son crâne. Son corps lui parut infiniment lourd. Ne pouvant se mouvoir' il dut rester un long moment inerte. Sa pensée' de même assoupie, stagnait. Son appartement, la pharmacie, tout lui semblait très lointain. Bien qu’il fût revenu dans la réalité, son esprit continuait de séjourner dans le rêve. Fabio ne supportait pas le rayonnement vif du soleil, ni le bourdonnement sourd de la circulation. L’intrusion de l’univers extérieur' violant son intimité, lui paraissait une intentionnalité choquante' arrogante' agressive. La matérialité propre aux objets l’étouffait. Son but immédiat fut de fermer les volets restés ouverts. Le nouvel essai qu’il fit pour se lever aboutit lamentablement. Dans son incapacité musculaire' il s'affala sur le parquet. De ses bras' il rampa jusqu'à la baie. Plus que son corps, sa volonté semblait déficiente. Parvenu jusqu'au chambranle en un sursaut, d'un geste' il accrocha sa main sur l'espagnolette et la tourna. Les battants s'ouvrirent. Le vent s'engouffra dans la chambre. L'univers extérieur lui parut immonde. Les bruits s'immisçaient en sa tête' annihilant sa conscience. Malhabilement' il réussit néanmoins à fermer les volets, puis la croisée. Lors' il se traîna de nouveau jusqu'à son lit. Maintenant, les sons ténus s'afaiblissaient comme issus d’une inconnue planète. Sourds' déstructurés' ils devenaient irréels' inoffensifs. Le soleil ne s'introduisait que par des rais vacillants. Soulagé, Fabio demeura l'après-midi sans bouger. Les reliquats du rêve émergeaient en son esprit: le Bois des Loups' puis le Sentier Suspendu, les propos de Bettina, les crocs du Vaisseau Cachalot. Puis il revit le duel avec le Dérivant Tronc, l’ascension du Porphyrique Îlot jusqu’à la Basilique Immaculée. Ce monument ne s’identifiait-il pas au désir de son inconscient? Quelle était la Transformation par Bettina promise? Pour tenter une interprétation, Fabio ne trouva pas en lui suffisamment de lucidité. Sa pensée revint à Bettina. Vainement' il revoyait l'image inscrite en son Album Secret. N’y avait-il un rapport avec sa Réalisation? Quelle affinité liait les deux fillettes? Dans son esprit se mêlaient iris mauve' iris vert, cheveux noirs' cheveux blonds.
Le soir' Fabio parvint à se lever. Sans la moindre observation de leur posologie, torpide' il se bourra de médicaments plutôt que de s'alimenter. Bien qu'il put se maintenir debout, sa démarche était hasardeuse. Dans le rêve' il avait escaladé le Porphyrique Îlot, cela sans que son corps ne manifestât la moindre inertie. Ce jour inversement, celui-ci lui semblait si terriblement présent, pesant. Jusqu'à la nuit tombée' dans cette hébétude absolue, Fabio demeura devant son bol rempli de café. Son esprit ne reconnaissait plus ce qu'il voyait: le réfrigérateur' un pichet, le buffet' la chaise. Dans sa vision, chaque objet, libéré, perdait la signification que les humains lui prêtaient. La fonction ne masquait-elle ainsi l'aspect réel? Cependant, le souci de son état présent revint à sa pensée. Demain' pourrait-il accomplir son travail à la pharmacie? Le Temps' réglant et rythmant nos jours' lui parut incertain. Qu'est-ce un instant, qu’est-ce une heure' une année? Pourquoi' prisonnier de la matérialité, vivre un destin si triste et si lamentable?
Fabio passa la nuit dans un morne assoupissement, parfois traversé de cauchemars grotesques. Ces visions' dépourvues de signification, ne reflétaient pas même une harmonie qui fût propre à la hideur. C’est ainsi qu'en lui défilait un pandémonium incohérent. Les yeux de ces démons' dépourvus de flamme' apparaissaient absents. Leur tête hébétée ne semblait receler nulle expression, nul sentiment, sinon le reflet du Néant. Quand le jour se leva, Fabio résolut de continuer sa vie normalement. C'était l’intention qu’il envisageait plus que sa volonté réelle. Malgré son étourdissement' il put conserver la position debout. Cependant' la succession des mouvements qu'il accomplissait pour s'habiller, lui parut mécanique' artificielle' insupportable. De nouveau, le saisit un irrépressif dégoût lorsqu'il dut se raser. Comment supporter cet objet ronflant et vibrant? Son rôle était spécifiquement de lui couper les poils du visage. Pour quel motif réalisait-il cette action triviale? S’interrogeant' il ne trouvait pas de réponse idoine. Le défaut de justification n’empêchait pas qu’il s’en acquittât. Cela prouvait que la rationalité ne réglait pas nos vies. Le déjeuner se passa mieux. Fabio retrouva le goût du café qui diminua son anxiété. C’est ainsi qu’il s’en reversa plusieurs fois. La sensation gustative éprouvée restaurait ses repères. Sans doute' il aurait dévolu sa journée complète à ce breuvage. Pourquoi le temps s'écoulait-il hors de ce moment? Cependant, Fabio savait qu'il devait sortir et se confronter aux éléments. Supporterait-il ces gens qui marchent? Sans plus réfléchir' il ouvrit la porte' avança jusqu’au palier, négligeant de fermer son appartement, puis s'engagea dans l’escalier. Parvenu sur le trottoir' il se dirigea vers la pharmacie. Se translater passivement dans le conteneur en fer qu'était son auto, lui paraissait une impossibilité. Ses mouvements semblaient mus par un automatisme imperturbable. Sans réfléchir' il avançait un pied, l'autre... C'était cela marcher. Depuis son enfance' il avait marché sans le conscientiser jamais. «Tiens! je marche» se disait-il. Ce fonctionnement lui semblait tellement insensé. Fabio regardait les passants. Quel était leur but' où se rendaient-ils? Pourquoi? Tout lui paraissait laid, risible' étriqué: les maisons' les magasins, les automobiles. Ses vêtements qu'il ressentait, son pantalon' son veston, lui semblaient éculés' ridicules. «Si l'on vivait comme autrefois enveloppé d’un léger drapé, l'existence alors deviendrait supportable» se disait-il. C'était l'heure où les écoliers sortaient. Les parents venaient récupérer leurs enfants. Tenant par la main sa fillette aux cheveux châtains, Fabio devant lui vit une inconnue blonde. C'est alors qu'il fut traversé par une illumination. Le secret de Nelia, ce désir intime' évidemment, c'était cela. Comment n'y avait-il pensé? Bien évidemment' tout simplement... La femme illustrant le Secret Album, c’était la mère idéale. Voilà quel était son vœu' son inclination. Lui' Fabio, ne pouvait représenter qu’un père' un homme' un être impur. La mère était femme' être éminemment pur. Quelle évidente et naturelle exigence! Radieux, Fabio s'immobilisa. Tout chavira dans son esprit. Durant un moment' il fut dans l'obligation de s'appuyer contre un mur. Comment pouvait-il aider Nelia dans sa quête? C’est alors qu’une idée germa dans son esprit. Décidé subitement' il rebroussa chemin, rejoignit son automobile. Ce n’était pour lui qu’un amas de ferraille incongru, mais qu’importait cette apparence. Malgré cette impression d'incohérence' il devait la conduire. Sans ménager la mécanique' il démarra violemment. L’on eût dit qu’il voulût briser la matérialité, confrontant sa vigueur active aux objets passifs. Rien ne devait résister à sa volonté. Son regard demeurait fixe et rivé sur la route. Fabio ne ressentait nulle émotion qui le détournât de son dessein. Deux fois' il grilla la priorité. Rageusement' on l'insulta, mais Il n’y prêta nulle attention. D'un boulevard' un chauffeur excédé klaxonna, mais il n’y prêta nulle attention. D’un passage' un piéton qu’il érafla, rudement le héla, mais il n’y prêta nulle attention. Devant un feu tricolore' un mendiant lui quémanda quelqu’argent, mais il n’y prêta nulle attention. Déséquilibré par son passage' un livreur le tança, mais il n’y prêta nulle attention. Par son impériosité farouche' il voulait forcer le Réel, briser l'apparence où les objets cachaient leurs singularités. Bientôt parut la Chartreuse et les premiers faubourgs, puis la montée, la descente enfin. C’est là qu’il fut bloqué par un embouteillage. Sans tergiverser' il doubla, méprisant le code aussi bien que la civilité. Pour bifurquer sans ralentir' il força le passage. Puis il traversa le pont qui le menait à la cité. Le dôme à l’horizon profila sa forme. Cette ovoïde extrusion lui parut morne autant qu'embarrassée. Fabio repéra non loin de la place' un tabac-presse ouvert. C'est là qu'il gara son automobile. Dans la boutique' il acheta les journaux du présentoir, sans distinction. De même' il se munit d’un crayon' de ciseaux' d’enveloppes. Cette acquisition fut complétée par de nombreux timbres. Sans prononcer un mot, d'un geste' il jeta son billet à la face ébahie du buraliste. Puis derechef' il s'introduisit dans un café, commanda promptement un cappuccino, puis choisit un emplacement à l'écart. Sans jamais s’interrompre' il feuilleta, lut' découpa. Vingt fois' il copia son fragment textuel identiquement, puis y joignit un chèque. Cette opération terminée, fébrilement' il remplit chaque enveloppe et l’affranchit enfin. Pendant ce travail qui dura la matinée, Fabio n'avait pas levé les yeux. Dès qu'il eut terminé, hâtivement' il sortit, puis enfourna tout son courrier dans la boîte au bureau postal. Son maintien fut plus détendu. Maintenant' il ne pensait qu'à rentrer, s'enfermer dans son appartement. L’atmosphère ici lui paraissait irrespirable. De même' il ne supportait plus ni bruit, ni mouvement' ni lumière. Comment pouvait-il endurer la translation continue de ces piétons, le passage incessant de ces voitures? Fabio ne souhaitait que l'obscurité, le silence et la paix, la paix définitive. Le seul désir qui l’animait, c’était s'abîmer dans le néant, l'inanimé.
Arrivé près de son appartement, Fabio freina brutalement, se gara sans prévenir en stationnement illicite. Les passants déconcertés se retournaient, mais il n’avait nul souci des regards qui le dévisageaient. Sans vergogne' il ressentait l’envie d’insulter violemment tous les humains, de les scandaliser, de grimacer à leur face et crier onomatopées, grossièretés' propos ridicules. Rageur' à bout de force' il rejoignit son appartement, claqua la porte et s’enferma. C'est alors qu'il s'immobilisa, debout dans le vestibule. Durant un long moment' il demeura dans l'hébétude. La disparition du vacarme extérieur le rasséréna, quoiqu’il perçût encor des cliquetis bizarres. D’un ordre' il aurait voulu supprimer ces bruits qui traînaient. De même il eût assassiné ceux qui les engendraient pour néantiser l'univers entier. Puis il marcha, de la commode au fauteuil et de l'armoire au lit, de la cuisine au salon, de la chambre au vestibule. Ses mouvements saccadés paraissaient d'une ardeur phénoménale. Constatant son délabrement' il avait peur de lui-même. Cette énergie fusant de son être inexplicablement' l'effrayait. Nul sentiment' nul raisonnement, ne semblaient pouvoir la briser' ni l’entamer. Ses pas claquaient sur le parquet, ses bras heurtaient les potelets. Par hasard' il se vit dans le miroir. Devant son incertain reflet' il resta fasciné longtemps. Froidement' il considéra son front, ses joues, son corps' et se crut un singe. Puis il échoua sur le canapé, brusquement terrassé. Parmi ces laideurs' une image évanouie revenait à son esprit: Nelia devant le ruisseau' le jour de la sortie. La fillette apparaissait en sa mémoire ainsi qu'un îlot de beauté. Cependant' lorsqu'il songeait à ce natif instant, le souvenir lui parut scorie dérisoire. Le téléphone alors sonna, trois fois, plus de vingt coups. Fabio ne se leva pas. C'était probablement la pharmacie qui l’appelait, mais il refusait de répondre. Pensant à l’officine' il éprouvait un nauséeux dégoût. La sonnerie de nouveau retentit. La seule envie qu’il ressentait, c’était jeter le récepteur contre un mur' le piétiner rageusement. Puis tout se tut. Cependant' le soir tombait. Fabio' plus calmement, recommença de marcher encor' de la chambre au salon, de la cuisine au bureau, l'œil inexpressif' le regard vide. Le soleil était couché. Plus aucun bruit ne parvenait de la rue. Fabio sentit la fatigue envahir son crâne' appesantir ses membres. Maintenant' il pouvait se persuader que l'univers n'existait plus, hors la perception de son œil. Bien évidemment' il savait qu'ouvrant les volets, s’imposerait inexorablement la réalité sordide. Pareillement' il savait que demain le soleil se lèverait. Cependant, l’action de voir le Réel ne générait-elle ainsi la création? Dès que s’en évanouissait la perception, ne disparaissait-elle au néant? Le rêve' émanation de la psyché, ne serait-il aussi véritable en tant que numérique ensemble? Fabio considéra son lit, mais il ne savait plus ce qu'était cet agglomérat. Que voulait signifier ce mot? Pour le constituer, jadis' un ébéniste avait assemblé des madriers. Sa fonction permettait le repos d’un humain. Terminant sa tâche' il décida que cet objet s’appellerait un lit. Cependant, comment passer de l’explication théorique à ce matériel amas? Comment pouvait-on justifier la réalité par l’idée, la concrétisation par l’abstraction, l'Existence au travers de l'Essence? Fabio de nouveau reprit sa déambulation, mais soudainement' il s'immobilisa devant la commode.
Lors' il saisit le dernier pétale à sa base' ultime et létal viatique. Puis, sans la moindre hésitation' le déposa dans le creux de sa langue.
 

QUATRIÈME RÊVE


Une éblouissante irradiance inonda Fabio. Des rayons fugitifs se mouvaient devant son regard. Simultanément' ils résonnaient aussi bien en lui sous l’aspect de son, d'exhalaison, tactile impression. Dépassant l’étriquée limitation des humains, ces manifestations participaient des sens réunis. La Brillante Allée de la Basilique Immaculée se déployait. Des effigies la bordaient, féminins portraits que des podiums supportaient. Leur vif regard étincelait, fulgurait. N'éprouvant nulle appréhension, Fabio s'avança vers la voie. Sans que son corps matériel ne l'accomplît, sa volonté seule entraînait son déplacement. Que pouvait-il être? Son esprit' lui-même annihilé, se dissolvait dans le rayonnement. C’est alors qu’indistinctement' il perçut de légers murmures. Ces propos' semblait-il' émanaient de la statue face à lui, sans que sa lèvre étonnement ne tressaillît.
La première effigie dit: «Je suis le Souvenir' la résipiscence. Remémore en ton for les pensées qui t'ont subjugué, revois tes actes. Retrouve en ton esprit ce que fit ta main, ce qu'en malveillants ou bienveillants propos' ta lèvre énonça. N'oublie rien de ce que tu fis ou dis.» Fabio vit défiler sa vie, le moindre acte obscène et disharmonieux qu'il avait accompli sans vergogne. Son existence au milieu des humains lui parut misérable. Vainement' il résistait' n'admettant son gnominie, mais le regard de la déesse en lui pénétrait, le fouillait jusqu'au tréfonds de son être. «N'essaie pas de m'échapper, n'essaie pas de me tromper» disait-elle inexorablement. Fabio se vit tel que jadis il fut pendant sa terrestre existence. Dans sa nudité, longuement il se contempla. «Dévoile à mon regard ta bassesse et ta veulerie.» continuait l’effigie. Tels répugnants débris, ses pensées gisaient près de lui. Son esprit se vida comme un blessé qui perd sa vitale humeur. La déesse alors se détourna. Fabio sentit qu’il avançait dans la Brillante Allée.
C'est alors que parut la seconde effigie. Sa bouche immobile épancha ces mots: «Je suis la Conscience. Juge' observe' après les avoir débusqués' tes pensées, tes actes. Ressens pour chacune et pour chacun ton ignominie, ressens ta pusillanimité, ressens ton insignifiance et ton inconséquence.» Fabio souffrit tel un emmuré fictif en sa geôle invisible. «Reconnais ta bassesse et ta vilenie.» Pour échapper à la voix' il voulut hurler' gesticuler, mais ce qui' de son corps subsistait' n'avait plus gosier, ni jarrets. «Je défie ton œil de croiser mon regard foudroyant» poursuivit la déesse. Lors que Fabio se tournait vers son visage' un rayonnement l'aveugla. Bientôt, son orgueil se dégonfla, sa fierté virile abdiqua, puis capitula. Vainement' il essaya de crier à nouveau, mais dans l'accablement avoua: Je reconnais ma bassesse et ma vilenie.» Reconnais ta laideur et disgrâce.» Je reconnais ma laideur' ma disgrâce.» Des éclairs violents dans son esprit jaillirent. Terrassé par la douleur' il s'évanouit un instant. Lors' un voile immense obtura sa vue, mais un déchirement bientôt le volatilisa. Fabio vit au fond d’un puits un monstre épouvantable. Ses poings serraient deux humains, sa gueule immonde engloutissait le troisième. Non loin' dans un aven' il vit un chaudron bouillant. Des vieillards dénudés s'y convulsionnaient, poussant des gémissements. Près de là' se déroulait sur un belvédère une agape étrange. Les mets étaient scorpions' araignées' cancrelats. D’hilarants diablotins' munis d'acuminés tridents, forçaient écornifleurs et profiteurs à les ingurgiter. Plus bas' un démon' dans le gosier d'un agonisant, versait de la poix enflammée. Puis il vit des géants enchaînés par des fers devant un mont rocheux. Dans ses flancs ravinés, des anfractuosités s'ouvrirent. Tout bientôt se résorba dans l'espace.
Lorsqu'il reprit conscience, il vit la troisième effigie devant lui. «Je suis ton Oubli» dit-elle. «Renie tes actes. Renie tes pensées, renie ta nature en son tréfonds, jusqu'à te perdre au sein du Néant» Fabio voulut à nouveau lutter, mais il ne pouvait échapper à l'injonction de la divinité. Non, non, je ne peux me renier.» La déesse alors s'irrita, son regard s'ombragea. De son œil un rayon fulgurant jaillit.Fuis si tu ne veux te renier, retourne à ton apparence initiale. Demeure en ta primarité. Redeviens un misérable homme en sa chair vile' en ton esprit vil. Tu ne franchiras pas le Seuil Lumineux. La Transformation qui t'es promise échouera.» Fabio se revit dans sa chair' son esprit. L'horreur de son ancien état fut si violente en lui qu'il s'écria: Je renie mon être et mes pensées. Je renie ce que je fus, dans ma chair' mon esprit.» La déesse en insistant le tança: Renie bien jusqu'au fond ta forme ancienne' efface' oublie tes pensées.» Je me renie, je me renie jusqu'au fond de ma forme ancienne. Je renie mes pensées» répéta Fabio.
Les trois effigies de concert affirmèrent: «Te voici renié par toi-même en ta chair' en ton esprit. Le substrat vil' en ta chair' en ton esprit' s'est évanoui. Maintenant' tu n'es plus cet homme appelé Fabio, mais tu n'es pas encore une entité nouvelle. Te voici Fugitive Ombre' incertain faisceau d'inassouvis désirs, potentialités avortées, possibilités indéfinies. Tâche alors de retrouver le meilleur qui demeure en toi. C'est ainsi que tu pourras passer devant nos sœurs. Ne conçois de frayeur à leur égard. Chacune assistera tes efforts. Chacune encouragera ta volonté.» Puis les effigies dans un poudroiement éblouissant disparurent. Tout replongea dans le silence.
Fabio vit la coupole au-dessus de lui s'entrouvrir. Son regard plongea dans un abîme azuré. Des séraphins, des chérubins à la carnation rose' aux blonds cheveux bouclés, traversaient le pellucide espace. L'un d'eux arborait son diadème enchâssé de rubis, le second traînait un cruchon, le troisième élevait un plat d'or, le quatrième enserrait un baril. Puis' tiré par six tigrons' apparut un brillant char qu’un dieu conduisait. Près de lui se trouvait assise une ingénue femme en drapé bleu. C'est alors qu'un nouveau char s'avança, plus somptueux' plus majestueux encor. Dans sa caisse émaillée' d'où pendillaient volants bruns et vermillon, se dressait une Olympienne enveloppée d'une égide. L’attelage alors s’éleva, franchit l'horizon, disparaissant dans un clair sillage. Puis un feston' soutenu par des putti moqueurs' envahit les cieux. Par-dessus' dans la nuée, trônait une émouvante effigie de sainte en extase. L’Ombre émerveillée ne savait si devant elle apparaissaient, contrefaits' simulés, sujets réels ou virtuels' reflets, représentations. La vision fut remplacée par une autre image. Sur la voûte alors' entourant la Vierge en majesté, se dessina vivement un chœur d’ailées jouvencelles. Tout rutilait' brillait, flamboyait. Leur simarre était formée d'une étoffe à la finesse aérienne. Des motifs mordorés y resplendissaient. L’une était constellée de soleils radieux, l'autre embellie de sequins' parsemée de cristaux, la dernière était fleurie de rosettes. Leur teint paraissait plus immaculé que la neige au sommet des monts, leurs cheveux étaient légers plus que la gaze. Leur pupille ainsi que diamant fulgurait. Leur tête auréolée d’un nimbe à l’intense éclat signifiait pureté, beauté. La féminité baignait leurs membres. La transcendance émanait de leur jeunesse. La première en avant dressait au firmament sa buccine. C’est alors qu’abouchant l’instrument fatidique' elle émit un cri d’airain, pour les Temps futurs annonçant leur Victoire. Puis la vision chavira, se déchira, se dispersa. Tout brusquement disparut dans un poudroiement éblouissant.
Lentement émergea de la vapeur une assemblée d’effigies nouvelles. Transparent, leur buste irréel' paraissait composé de nues. Leur bienveillant regard invitait l’âme à s’épanouir dans l'amour, la sublimité. «Fugitive Ombre' ô toi qui fus jadis un triste humain, contemple en moi l'idéal reflet» dit la première. Sa voix caressante enveloppait ainsi qu’un chant mélismatique. «Je suis la Sérénité. Reprends confiance' ô toi qui n’es plus un triste humain, reprends courage. Mûris tes pensées, réunis tes facultés. Maintenant, plus rien ne peut t’inquiéter, plus rien ne saurait t’affliger. Le calme en ton esprit doit régner, l'extase en ton esprit doit séjourner. Chasse en toi le mouvement qui détruit le Repos.» Sentant son incapacité, la Fugitive Ombre épanchait ses larmes. Dans son entendement se heurtaient les idées' les pensées: des mots sans grâce enrayaient sa raison, des onomatopées dépourvues de sens. De même' obstrué, le torrent fougueux ne peut en son cours charrier des blocs erratiques. L'effigie poursuivit de sa voix calme et douce: «Courage' essaie de nouveau. Chasse en ton esprit tes pensées mornes. Repousse en toi les visions moroses. Retrouve en toi la paix, la sérénité.» La Fugitive Ombre apparaissait comme un enfant guidé par sa mère. Dans son esprit' les idées s’ordonnèrent. Sa mémoire en elle énonça des mots harmonieux. L’on voit' après qu'en d'incertains marais' il eût divagué longuement, le puissant fleuve épancher son flux majestueusement. «Va, maintenant' rejoins ma sœur» dit la déesse.
Lors apparut la seconde effigie. Sa voix plus suave encor exprima ces mots: «Je suis l'Harmonie. Tente en aiguisant ta pensée de me concevoir, de ranimer les souvenirs de beauté que ton œil vit, que perçut ton oreille.» Mais l'esprit de La Fugitive Ombre en vain rassemblait sa remembrance. «Lors, si tu n’y parviens, laisse en toi pénétrer ce que je te suggère' image et forme ou son, mélodie.» L’ombre' en sondant son impuissance' eut la sensation de gémir. «Que ne s’épanche un pleur amer en ton œil! Que nul sanglot douloureux ne secoue ta poitrine!» dit la voix douce. «Tu peux concevoir la Beauté, la sublimité. Je vais y pourvoir.» La Fugitive Ombre alors vit des monuments s'étager dans l'espace. La perspective au loin se déployait en marmoréens linteaux, propylées' entablements, statues, pergolas' autels, nymphéas: splendeurs inconnues tel que nul esprit humain ne les peut concevoir, ne les peut imaginer' décrire. La Forme était Pensée, la couleur devenait impression, la texture était sentiment. L'Ombre ainsi demeura longtemps plongée dans sa contemplation. Puis elle entendit la voix de l'effigie: «Va, maintenant' rejoins ma sœur.»
La Fugitive Ombre alors vit un visage imprégné d’exaltation, d’excitation véhémente. Sa chevelure était pénétrée par un souffle impétueux. «Je suis la passion lyrique» dit-elle. «Ressens bien en toi ce que je puis t'évoquer.» L'Ombre alors vit s'épanouir la Nature en son immensité: ses forêts' ses monts, vallées' avens' plateaux' canyons, les rocs déchiquetés' la mer démontée, les inlandsis figés, les éclairs jaillissant dans les nuées, le torrent bavant flots écumeux' limoneux, le puissant fleuve au lit majestueux, l'étang sommeillant sous les frondaisons, les pics neigeux perçant la voûte azurée, les constellations, la comète enflammée fuyant aux confins de l'espace. Le déchaînement submergeait la Fugitive Ombre. L’ivresse irrésistible imprégnait son esprit. Son âme' ainsi que virtuelle émanation' nageait, plongeait dans le gouffre abyssal' volait, s'élevait dans l'abîme éthéré. «Maintenant, contemple ici la déesse unissant nos singularités, nos capacités, puis fige en ton entendement ses paroles» dit la troisième effigie de sa voix pénétrante.
Un murmure envahit l'effigie' comme un chuchotement doux' enivrant. «Je suis l’Essence unique et multiple. Je contiens mes sœurs, Paix" Harmonie' Puissance. Trempe en mon regard ta pensée. Je suis la Volupté' la Béatitude. Rien ne peut me troubler, rien ne peut me réduire ou me détruire. Je suis Liberté' Vérité, hors de la temporalité, hors de la Matière et de l'Espace.» L'onde émanant de la déesse envahit la Fugitive Ombre. Ce fut comme un baiser d’ange entraînant son esprit dans la félicité. C’est alors qu’elle atteignit le ravissement, la suprême extase.
À l’unisson, le chœur des effigies murmura: «Maintenant, ton corps et ton esprit vont disparaître. Seul vont demeurer tes émotions, tes sensations. Tu vas renaître au jour' à la Vie. Tu vas renaître en nouvelle entité plus subtile et pure.» Puis le chœur divin s’évanouit. Le fond de la Brillante Allée se dispersa dans un irradiant faisceau.
La Fugitive Ombre alors put franchir le Seuil Lumineux.
Sa copule intime en déchets se dissipa, se désagrégea, se désintégra dans les rayons. Puis l’Ombre insensiblement se condensa. Lentement s’élaborait son apparence. L’Ombre alors sentit ses longs cheveux, ses mains, ses bras, ses jambes. La sensation de son corps induisait en elle irrésistible euphorie, bonheur fulgurant. L’Ombre ainsi transformée n’était plus une ombre. L'intense énergie l'habitait. Sa chair exultait, son esprit s'illuminait. Miraculeusement, les faisceaux rayonnants se dispersèrent. Des miroirs convergeant apparurent. L’onde évanescente imprégnait le sol moelleux' spongieux, glissait' coulait sur les parois mouvantes. Le nouvel Être alors pu découvrir sa nature. Son image apparaissait, multipliée dans sa nudité, sa beauté: jouvencelle aux yeux bleu-vert' aux blonds cheveux. Des seins plantureux' pulpeux' agrémentaient son buste élégant. De la voûte azurée pleuvaient des églantines. Les séraphins dont se devinait la diaphane aile' au sein de l’éther' volaient' voltigeaient. Le fond de la Basilique Immaculée se dissipa lentement. C'est alors qu'à l'horizon parut le Jardin Merveilleux. Devant' se trouvait la fillette à l’iris mauve' en sa nudité native. Ses cheveux noirs laissaient découvrir des seins naissants, tels boutons floraux éclosant en un berceau de gloriette. Sa lèvre incarnate avait l'intense éclat de la fraise épanouie. Son teint possédait fraîcheur et blancheur du givre à l'aurore.
«Bettina!» dit la jouvencelle. D’un pas majestueux' elle avança, prit la main de la fillette et l’entraîna dans le Jardin Merveilleux.
 

ÉPILOGUE


La femme aux yeux bleu-vert' aux longs cheveux blonds, qui pénétrait ce jour dans le hall du Foyer, se remarquait par sa beauté supérieure. La concierge' insensible à son aspect, l’aborda laconiquement: «Que voulez-vous' Madame?» Je suis Mademoiselle Angiolina Montedini, je viens de Zurich. J’ai rendez-vous avec la Directrice.» Par ici.»
La Directrice immédiatement reçut la visiteuse. Grâce' élégance' accompagnaient ses gestes. L'on avait peine à penser qu'elle était charnelle entité. Plutôt l'on eût cru voir en elle un ange égaré sur la Terre. «Je viens à propos de l'annonce.» Quelle annonce?» Je me suis possiblement trompée, voyez.» dit la jouvencelle en tendant l’articulet du quotidien. La Directrice' intriguée' le parcourut, dubitative.
Nelia, fillette au Foyer d’Assistance *. Cheveux noirs, yeux mauves. Très affectueuse. Recherche avec passion mère idéale. Contacter directement le Foyer.
Mais c'est incroyable! Nous avons bien Nelia, mais jamais l'établissement n'a divulgué cette annonce. Vous l'avez trouvée dans un journal suisse?» «Le journal d’hier à Zurich.» Mais qui l'aurait posée? Vous permettez' un instant?» La Directrice éplucha le quotidien qui traînait sur la table. Sa recherche aboutit sans faillir à la même annonce. «Comment cela se peut-il?» renchérit-t-elle. C'est alors qu'elle émit un mouvement incontrôlé, mais rapidement le réprima. L’on eût dit qu’elle avait soudain résolu ce mystérieux fait, mais n'en voulait rien laisser paraître. «Mademoiselle' écoutez. L'initiative en est probablement nationale. Possiblement' le Bureau Central omit de nous avertir. Cela ne change rien. Si vous désirez adopter une enfant de l’établissement, vous en avez le droit. Vous pouvez dès maintenant le proposer à Nelia. S’il vous plaît» Bien, je la fais descendre... Voyez-vous, récemment' un fâcheux évènement l’a concernée. Figurez-vous qu’un pharmacien' peintre amateur' se proposait de l’adopter, mais elle a refusé, du moins dans l'immédiat. Par un hasard curieux' ce matin, figurait dans le journal un article atroce à propos de ce peintre amateur.» Qu’est-il arrivé?» Le médecin l'a trouvé mort dans son lit, bien qu’on ne lui connût aucune affection particulière. Son trépas fut provoqué' peut-on supposer, par un empoisonnement. L’on savait qu’il s'adonnait à l'expérimentation d’hallucinogènes. C’est dans ce but' compulsant d'anciens traités, qu’il recherchait des végétaux. Nelia fut très choquée par la nouvelle. Ce pharmacien' peintre amateur' était membre au sein d'un groupe artistique. Nelia voulait visiter avec lui des musées. Tout cela n’a cependant plus aucune importance. La fillette en effet doit quitter ce foyer... La voici.»
Nelia dans la pièce entra, l'air contrit, mais dès qu'elle aperçut l'inconnue, son regard s'illumina. Comme attirée mystérieusement' elle avança vers la jouvencelle «Nelia, je viens te chercher. Voudrais-tu que je sois ta maman?» dit chaleureusement Angiolina. La fillette alors' soudainement' trembla. Des pleurs coulaient de son iris mauve et brillaient à ses joues. Sans répondre' elle accourut dans les bras d’Angiolina.
Pendant les jours suivants, Nelia sentit la soulever une intense énergie. Le sens de l'existence avait changé pour elle. Tout ce qu'elle accomplissait à la pension, les tracas, les corvées, les désagréments de la vie collective' étrangement l'indifféraient. Le visage aux yeux bleu-vert' aux longs cheveux blonds' hantait sa pensée. Cependant' le mois suivant' fut décidé le jour de son départ. Nelia songeait douloureusement aux années de pensionnat. L'idée que le hasard avait déterminé son adoption l'intriguait. Mais s'agissait-il véritablement d'un hasard? Bien que la dévorât son brûlant secret, soigneusement elle esquivait tout questionnement. Dans son intimité profonde' elle éprouva des sentiments bouleversants' déchirants' pathétiques. Ces pensées l'entraînaient dans un tourbillon de félicité. La vie lui semblait avoir maintenant perdu sa matérialité, sa dureté, sa contingence. Paradoxalement, son bonheur lui tirait des pleurs en attisant en elle une étrange inquiétude. Pour endiguer la psychique irradiation qui l'envahissait, le médecin du Foyer lui prescrivit des calmants. Réfréner le torrent de ses pensées nécessita son alitement. Simultanément' la dévoraient l’impatience et la joie, le désespoir et la frénésie. Le fameux jour' lui semblait-il, n'arriverait jamais.
Le grand jour vint pourtant. La fillette aux cheveux noirs se prépara pour quitter le pensionnat. De son ancienne existence' aucun souvenir' aucun objet, désormais ne devaient lui subsister. Son lit de ferraille aux draps pisseux lui parut pitoyable. Ce meuble anonyme et disgracieux de sa vue disparaîtrait.
Le moment approchait, ce moment qui serait l’aboutissement de sa vie. Nelia' dans le grand hall attendait la visiteuse. Néanmoins' elle eut encore un sursaut d'anxiété. Sa chère Angiolina pouvait avoir un accident, mourir. Si telle éventualité se produisait, dans l'instant même elle irait se jeter en bas par la baie de l'étage. De fait' elle eût accompli réellement cette inattendue folie. C'est alors qu'un ronflement de moteur s'éleva, puis un bruit de portière et des pas légers... Le cœur de Nelia battait fortement. Dans l'encadrement de l'entrée parut le profil d'Angiolina. Lors' Nelia crut s'évanouir. La femme aux yeux bleu-vert lui sembla divinité, fée, sauveuse' et plus simplement, plus merveilleusement encor sa mère. Nelia' malgré sa joie' demeurait calme étrangement. L'émotion figeait ses membres. Son visage était pâle extraordinairement. Son adoption lui paraissait pourtant si naturelle. N'avait-elle incessamment imaginé cette inconnue femme? Ce jour ne devait-il advenir? Quand Nelia quitta l’établissement au bras de sa mère adorée, son esprit fut traversée par un vertige irrésistible. Maintenant' s’évanouissait pour toujours sa vie passée. L'oubli déjà l'ensevelissait. Ne vivait-elle un rêve en échappant à la réalité? Cependant la troublait un proche évènement. C’est ainsi qu’elle en fit part à sa protectrice. «Maman, je suis très heureuse et triste aussi.» Dis-moi, qu'y a-t-il' ma chérie?» L’on m'a dit... ce monsieur qui m’a conduit voir une exposition... L’on m'a dit... qu'il était mort.» Possiblement n'a-t-il pas entièrement disparu. Possiblement' il a changé de forme.» Cette inattendue réponse évapora la tristesse éprouvée par la fillette. Bientôt les emporta l’automobile. «Mais où va-t-on' maintenant?» dit Nelia. «Chez nous' ma chérie, c'est un chalet dans la montagne au flanc d’un coteau.» La berline en sa vélocité paraissait les propulser loin, très loin' vers un inconnu pays, contrée comme il en existe uniquement dans le songe. Nelia se crut emportée par un vaisseau qui fendait l’océan. Par la vitre ainsi qu'un hublot enchanteur, la fillette observait le paysage. L'environnement changeait insensiblement. L'on quittait l’univers de Laideur afin d'accéder à celui de la Beauté. Bâtiments' dépôts' villas, puis jardins' maraîchers' guérets' défilèrent. Néanmoins' Angiolina vit que Nelia sous l'émotion tremblait. Parfois' elle étendait son bras pour saisir la main de la fillette. La voie commença de s’élever au flanc de la montagne. Plus haut' toujours plus haut. La végétation domestiquée fit place aux variétés agrestes. Prairies' pâtis' s'étendaient, puis breuils' boqueteaux, bosquets éparpillés. La hêtraie fut remplacée par la sapinière et la chênaie par la mélézière. Plus haut' toujours plus haut. Nelia' ne connaissant que la nature étiolée des parcs urbains, découvrait son primitif éclat sauvage. Partout s'étalaient des verts en palette infinie, luisants' profonds, clairs' mats' resplendissants. La printanière effloraison mêlait ses tons cadmium et garance. Le soleil jetait ses feux dorés dans les frondaisons, l’ombre éparpillait son noir maculage au milieu des litières. «Las! Pourquoi vivons-nous dans les cités, ces trous étouffants' nauséabonds?» pensait la fillette. Plus haut' toujours plus haut. Le souvenir de l’Homme industrieux s'annihilait. C'était le printemps' un printemps baigné de soleil' de pluie, de brume et de rosée, de grêle et de gel' imprégné de moiteurs et tiédeurs. Le froid n'était plus cette apathique inertie qui paralysait le sol. Maintenant' il était fertilité, vivacité' vitalité, pétulance. Tout ce que voyait Nelia se trouvait à l'unisson de son bonheur. La fillette ignorait si l’environnement déterminait sa joie, si par un inverse effet' sa pensée déteignait sur la réalité. Ce jour commun' pour elle' était le premier jour du Monde. La Nature à son œil paraissait émerger d’un sommeil indéfini. Les éléments semblaient sourire et s'enivrer d'éclairs. Tout se pâmait, la rosée, les houppiers épanouis, les moineaux planant de rameaux en rameaux, les papillons voltigeant de corolle en corolle. Partout, la Terre en sa plénitude exultait, la Nature en sa renaissance éclatait. L’on eût dit que laideurs et malheurs avaient disparu. L’on eût dit qu’ignominie' vilenie, s'étaient soudainement évanouies. Dans un tournant' un village apparut, blotti sur la montagne. C’était comme un nid douillet' bienveillant. L'automobile emprunta la voie qui gravissait un coteau. Plus haut' toujours plus haut. Le chalet se profila sur la pente' isolé parmi les alpages. Le chemin sinueux conduisait jusqu'au seuil. La chaussée' prosaïque' ignoble en son macadam ténébreux, ne pouvait ainsi mener à ce lieu magique. Devant le chalet s’arrêta l'automobile. Nelia' bouleversée' pleurait tandis qu’Angiolina lui souriait. «C’est là que nous vivrons.» La fillette en hésitant lui dit: «N’y a-t-il un jardin?» Bien sûr' ma chérie, mais le jardin' c'est la Nature. Là' par milliers, tu verras des fleurs épanouies. Tu verras partout jonquille et primevère' edelweiss' ancolie, campanule et centaurée, digitale' œillet... Nous passerons bientôt le portail que nul être impur ne peut traverser. Viens.» La jouvencelle aux cheveux blonds prit Nelia par la main, puis franchit le seuil du jardin merveilleux.

 

ANNEXES

TABLEAUX ÉVOQUÉS

Le triomphe de Bacchus et d'Ariane (Anibal CARRACHE)
La tentation de Saint Antoine (Jérôme BOSCH)
Le Couronnement de la Vierge (FRA ANGELICO)
Le Paradis et l'Enfer (Jérôme BOSCH)
La naissance de Vénus (Sandro BOTTICELLI)
Le jugement dernier (Sandro BOTTICELLI)
Le triomphe de Minerve (Francesco DEL COSSA)
L'Assomption de la Vierge (TIZIANO)
Dessin: Chant XXXI de l'Enfer (Sandro BOTTICELLI)
Dessin: Chant XI de Purgatoire (Sandro BOTTICELLI)


OUVRAGES LITTÉRAIRES ÉVOQUÉS

Gilgamesh (légende babylonienne)
La Divine Comédie (Alighieri DANTE)
Salammbô (Gustave FLAUBERT)
La Belle et la Bête (Jeanne-Marie LEPRINCE DE BEAUMONT)
L'Odyssée (HOMÈRE)
Les Chevaliers de la Table Ronde
Le Livre de Jonas
Le Rivage des syrtes (Julien Gracq)
La Nausée (Jean-Paul SARTRE)
Heidi (Johanna SPYRI)


La Fleur de Gilgamesh - Claude Ferrandeix - © Claude Ferrandeix
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