HANNIBAL BARCA

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant Hannibal Barca à Gades qui jure à son père Hamilcar de détruire Rome. Mort d’Hamilcar alors qu’il revoit les épisodes de la guerre en Sicile.


Devant un piédestal" où brûle une torchère
Les genoux sur le sol" un enfant prie Tanit.
Comme si par moment" il sondait le destin
Vers la tremblante flamme" il tourne son visage.
Son profil est charmant" délicat' doux' candide.
Ses traits fins sont empreints" d’une grâce ingénue.
Sa prunelle est craintive" et sa lèvre indécise.

Des objets menaçants" dans la pénombre luisent.
Pour unique ornement" sur les hauts murs de pierre
Sont accrochés un glaive" une lance en airain
Des boucliers en fer" une armure en écailles
Brillant d’un éclat dur" sous les rayons blafards.

Jamais l’on ne s’égaie" jamais l’on ne s’enjoue
Dans ce fort oublié" de l’Ibérie sauvage.
L’agape déridant" les fronts las des soucis
Par ses vives clameurs" ne fait vibrer les voûtes.
Jamais les festons clairs" des jacinthes en fleurs
N’adornent les corbeaux" des corniches sans teint.
La guerre' encor' toujours" du printemps à l’automne
La stratégie pour jeu" la bataille pour fête
Les marches et bivouacs" pour unique voyage
Les panaches glorieux" pour suprême idéal.

Pourtant l’on entrevoit" sur un panneau d’ébène
Fétiches raffinés" statuettes et bijoux
Deux coffres en roseau" peints de phénicoptères
Des pendentifs ornés" de perles et de jaizes.
Près d’un masque où reluit" Tanit en filigrane
Croît un jeune almuggim" en un pot de faïence.
D’un autre continent" provient sa brune terre.

L’on est tellement loin" de la patrie' Carthage.

L’enfant songe à la ville" où jadis il vécut
Bien avant qu’Hamilcar" son père infatigable
Sur l’écumeuse mer" l’embarquât pour l’Europe.
Son esprit voyait tout" le siège interminable
Mathô le Mercenaire" éventrant l’aqueduc
La soif et la frayeur" dans la haute Byrsa
La fuite sous le bras" du fidèle Iddibal
Par les boyaux étroits" qui bordent Mégara
Les prêtres du Moloch" visitant les foyers
Pour assouvir la faim" du féroce Taureau.
Lumineuse vision" dans ce noir cauchemar
Scintillant de joyaux" il voyait un visage
Salammbô' sa grande sœur' adorée' chérie
Qu’une fois seulement" il avait aperçue
Mais dont le souvenir" le hantait' l’obsédait.
Pour lui qu’à la naissance" abandonna sa mère
C’était son héroïne" image merveilleuse
Qui se confondait même" avec la Rabettna.
Lors' nostalgique et triste" il murmura ces mots

«Tanit' ô lumineuse" invincible déesse
Toi qui dispenses Vie" toi qui dispenses Mort
Fille du glorieux Baal" ô' protège mon père.
De son bras délicat" dévie glaives aigus
De son fragile cou" détourne acérés dards.
Que l’infâme vautour" ne morde sa dépouille
Que le vorace chien" ne morde son cadavre
Qu’il ne morde son flanc" qu’il ne morde son bras.
Tanit' ô lumineuse" invincible déesse
Toi qui dispenses Vie" toi qui dispenses Mort
Ne répand notre sang" pour un sol étranger.
Que Paix à nouveau règne" entre Carthage et Rome.
Que l’entente renaisse" entre Carthage et Rome.
Que règne toujours Paix" que renaisse l’entente
Que règne la Concorde" et que règne Harmonie.
Que cessent les combats" qui provoquent malheurs.
Que cessent les conflits" qui provoquent des pleurs.
Que l’Africain retourne" au pays des aïeux
Le pays de sa race" et le sol de son peuple.
Que l’Européen reste" au pays des aïeux
Le pays de sa race" et le sol de son peuple.
Que l’Africain retourne" au pays des aïeux
Le pays de sa race" et le sol de son peuple.
Que l’Européen reste" au pays des aïeux
Le pays de sa race" et le sol de son peuple.
Que l’Africain retourne" au pays des aïeux
Le pays de sa race" et le sol de son peuple.
Que l’Européen reste" au pays des aïeux
Le pays de sa race" et le sol de son peuple.
Qu’on oublie pour toujours" la haine et la vengeance.
Qu’on oublie pour toujours" la haine et la vengeance.
Tanit' ô lumineuse" invincible déesse
Toi qui dispenses Vie" toi qui dispenses Mort
Fille du glorieux Baal" ô' protège mon père»

Fatigué de prier" l’enfant se releva
Puis sans bruit se pencha" vers une meurtrière
Comme un aven béant" sur l’espace nocturne.
Des formes dessinaient" leur silhouette inquiétante.
Les tours aiguës perçaient" la voûte nitescente.
Les merlons des remparts" cisaillaient les cieux noirs.
La muraille livide" au flanc des mamelons
Se prolongeait au loin" vers les cimes neigeuses.
L’hiver engourdissait" les arbres dépouillés.
La brume lentement" descendait sur la rive.
Dans les étroits bassins" de l’arsenal prochain
Les voiliers secoués" entrechoquaient leurs coques.
Les étraves criaient" les agrès gémissaient.
Le bûcher d’aloès" qui flambait sur le phare
Lumineuse vigie" combattant les ténèbres
Jetait sa clarté blême" au fond du gouffre obscur.
Le reflet de Chabar" en un halo jaunâtre
Comme un vaisseau perdu" sombrait au firmament.
L’enfant levant les yeux" cherchait Phoénica
La constellation pâle" espoir des hardis nautes
Qui voguent sans répit" à Carthage apportant
Sur la mouvante voie" l’argent de la Bétique
Mais rien ne traversait" les nues impénétrables.
Ses moroses pensées" privées de leur soutien
Sans but et sans repère" ainsi que les marins
S’égaraient sur la mer" de son incertitude.
Scrutant l’horizon vide" il songeait à son père
Qui là-bas guerroyait" au pays des Orisses.
L’on guettait son retour" en vain depuis trois lunes.

Tout paraît maintenant" plus triste et plus sinistre.
Le ciel est menaçant" la mer est effrayante.
Rejoignant la souffrance" au cœur de l’Homme il semble...
Que la nuit sans fond soit" l’abîme de la mort.

Près du fort cependant" sur la voie d’Héliké
De sombres cavaliers" s’approchent au galop
Protégeant une bige" aux armes des Barcides.
Les piques sont baissées" les fanions sont en berne.
Puis au fond du bastion" s’arrêtent les cavales.
Délaissant leur faction" quelques soldats surviennent.
Des cris fusent dans l’air" des ordres sont clamés.

«Ô tout-puissants dieux" que vois-je là-bas? Qu’entends-je?
Qu’est cette agitation? Quel est ce hourvari?
Tanit' protège-nous" dieux' protégez mon père»

Hâtivement du char" l’on tire une litière
Que par un souterrain" l’on amène à la crypte
Pièce étroite aux murs nus" aux voûtes surbaissées.
Là' sur l’autel se dresse" un pieu de Baal-Hammon
Luisant lugubrement" sous les rais des flambeaux.
L’homme alors immobile" émit un profond râle.
Tous étaient silencieux" n’osant imaginer
Que fut couché près d’eux" ce héros invincible...
Car l’on reconnaissait" dans le corps allongé
L’intrépide Hamilcar" suffète-de-la-mer.
Le chef-des-médecins" parut devant l’entrée.
Sa face au teint cireux" ses cheveux ténébreux
Dans l’ombre lui donnait" la macabre semblance
D’un cadavre ambulant" au milieu des vivants.
Sa tunique talaire" ainsi qu’un linceul terne
Portant le signe vert" d’Eschmoun le Guérisseur
Lui prêtait vaguement" l’apparence d’un spectre
Miraculeusement" d’un sépulcre surgi.
«Par Khamon' par Ashtart" malheur' malédiction»
Cria-t-il s’arrachant" la barbe avec ses doigts.
Puis il examina" le moribond prostré.
Le javelot fiché" par un soldat ibère
Pénétrait largement" les entrailles pendantes.
Le sang coulait encor" de l’atroce blessure
Malgré le pansement" d’euphorbe et de statice.
«Pourras-tu me guérir? Dis-moi" je veux savoir»
Demanda le suffète" en un fébrile effort.
Le médecin muet" se cacha le visage.
Pour calmer la douleur" il voulut appliquer
Son baume d’arnica" mêlé de réséda
Mais d’un geste Hamilcar" signifia son refus
«Puisqu’il n’y a d’espoir" faites venir mon fils»

Même au seuil de la mort" et malgré la souffrance
Dans son regard absent" transparaissait encor
La sévère assurance" imprégnant ses traits fiers.

Sa face burinée" comme un vieux parchemin
Révélait en ses plis" signes indélébiles
Gravés au cours des ans" par le stylet des armes
Le terrible récit" d’innombrables campagnes.
Sans fin lors des conflits" il avait hardiment
Gouverné ses vaisseaux" dans les combats navals
Déjoué les corbeaux" des perfides pentères
Défendu les cités" protégé les bastions
Sous la grêle d’argile" expulsée des balistes
Braqué son bouclier" contre les manipules
Brandi son glaive aigu" devant les centuries
Laminé les remparts" attaqué les murailles
Bravé l’ardente pluie" des rouges falariques
Forcé des blocus' établi des camps' des lignes
Puis compté sur le sol" aux nocturnes rayons
Les cadavres sanglants" de ses troupes défaites.

Son regard s’ombragea" ses traits se convulsèrent...
Triste' il voyait sa vie" rude' âpre' infortunée
Les épreuves subies" sur le sol de l’Europe
La débâcle à Drépane" et la fuite aux Ægates
Les colonies cédées" à la cité rivale
Carthage rabaissée" par une paix honteuse
Puis la guerre inexpiable" avec les mercenaires.
Mais son œil s’éclaira. Son fils le rejoignait.
Les hommes vers la porte" alors se dirigèrent.

Le garçonnet courut" vers son père immobile.
Puis il prit ses deux mains" les couvrit de baisers.
Des pleurs incontinents" tombaient dans sa tunique
Cependant qu’Hamilcar" le contemplait sans voix
Pensant que le molek" aurait pu lui ravir.
Lors' un spasme furtif" mouvement pitoyable
Parcourut ses doigts gourds" qu’il ne pouvait bouger.
Son regard à nouveau" redevint implacable.
Maintenant il songeait" à son devoir ultime.
«Sèche tes joues» dit-il «car te voici guerrier.
Cette broche à mon cou" prends-la' dégrafe-la.
Tu verras à l’envers" un message caché
Tu le déchiffreras" puis tu le garderas
Celé sur ta poitrine" inscrit dans ta mémoire»
Le garçonnet saisit" le bijou qu’il tourna
Puis' tremblant' découvrit" un écusson d’argent
Gravé d’une épigraphe" en signes chaldéens.
S’avançant près du pieu" vers l’effigie funèbre
D’une voix sanglotante" il épela ces mots.
«Par Baal' Seigneur divin" Roi du Monde-qui-vit
Par Sid' pilier de Baal" Roi du Monde-sans-Voix
Par Tanit la Brillante" et le cobra sacré
Par Melkhart le Superbe" et le hibou sacré
Par le Prince du Feu" du céleste Brasier
Reshef le Fulgurant" aux mille bras de flammes
Par Eschmoûn' par Çafon" Arish' Anath' Khamon
Par les Mers' les Ruisseaux' par les Eaux des Ruisseaux
Par les Forêts' les Monts' lors je prête serment
De vouer les Romains" à ma haine éternelle»

Quand enfin le garçon" revint près du suffète
Ses mains étaient bleuies" sa poitrine immobile
Cependant qu’une larme" encor mouillait son œil.
L’orphelin douloureux" cherchait une présence
Mais son regard ne vit" que le masque du Baal.
Nul soutien près de lui - Pas un bruit" nulle voix
Hors le choc étouffé" des vagues sur le môle
Comme un râle confus" une plainte infinie.

Sa face alors parut" se transformer d’un coup
Sa grâce nonchalante" aussitôt disparaître.
Sa virile énergie" reflétait' forte et ferme
La dure affirmation" de l’adulte implacable
Comme si brusquement" le dessein de son père
Dès le final instant" se fut transmise au fils
Par l’étrange pouvoir" d’un souffle mystérieux.
La Fatalité noire" inclinait son épaule
Comme un joug trop pesant" pour un esprit humain.
L’on aurait dit ainsi" que les futurs périls
D’une funeste aura" nimbaient son mâle front
D’un voile ténébreux" ombrageaient sa prunelle.

L’on entendit soudain" trois coups sur les vantaux
Comme si maintenant" le Destin l’appelait.
C’était Licitamon" lieutenant de son père.
«Digne Hannibal' œil des Baalim' quels sont tes ordres?»
«Que sans tarder l’on pare" éléphants' chevaux' chars
Tollénones puissants" catapultes solides
Quant aux hommes dis-leur" d’affûter bien leurs armes
Demain nous abattrons" l’ennemie de Carthage»

La Saga de l’Univers - Claude Fernandez - Éditions Sol’Air - Éditions Sol’Air - 2007