BORODINO

Poème épique de Claude Ferrandeix évoquant au travers du général russe Koutouzov la bataille de Borodino contre Napoléon devant Moscou.


Que ne puis-je dormir" avant ce jour funeste?
Préfigurant la Mort" qui plane autour de nous
L’ombre paraît sinistre" en ce camp retranché.
J’ai connu dans ma vie" des batailles énormes
Que l’imagination" ne saurait concevoir
Des combats surpassant" la fiction' la raison.
Depuis que je suis né" cependant je n’ai vu
D’aussi nombreux canons" cavaliers' fusiliers
D’aussi nombreux soldats" regroupés dans un lieu.
Demain va survenir" la suprême hécatombe
Que depuis le début" des civilisations
Jamais ne généra" la folie des humains.
Je ne puis refuser" le combat décisif.
Me voici dos au mur" acculé par le sort.
Mon Dieu' pardonnez-moi" je ne l’ai pas voulu.
Mon Dieu' soyez témoin" que je ne l’ai souhaité.

"Vous serez' Koutouzov" le généralissime"
Pourquoi donc fallait-il" que ce malheur m’échût?
Las" qu’est-ce un général? un homme condamné
Sacrifiant les mortels" sur une décision
Quelquefois bénéfique" et plus souvent néfaste.
Seul dans la nuit profonde" il médite' angoissé
Dévoré de tourments" oppressé de remords.
Quand le soldat s’endort" il veille' inquiet' soucieux.
Général' métier vil" de chien' de réprouvé
Le dernier des métiers" la condition dernière.
Las' que n’ai-je suivi" le destin paternel
Moi-même labourant" mon domaine ancestral.
Qu’un boulet me terrasse" et me projette au sol.
Que dis-je' hélas' hélas" ô' coupable pensée.
Le chef d’armée' vieux' las" achevant sa carrière
Ne doit risquer sa vie" comme un simple troupier
Car de lui seul dépend" l’échec ou la victoire.
Soldat' je t’envie' toi" qui va bientôt mourir.

Mes hommes sont tous prêts" à tomber au combat.
Lui doit les stimuler" je dois les réfréner.
Lui doit chercher' punir" les déserteurs' les traîtres
Moi' je dois accueillir" de nouveaux partisans.
Dans ses rangs il en est" qui même le haïssent
Des Autrichiens forcés" des Italiens' des Suisses
Des loqueteux poussés" par la faim' la misère
Des bandits qu’attira" la soif d’or et gloriole.
Tous mes braves soldats" voudraient me secourir.
Lui' n’ose parcourir" ses bataillons peu sûrs.
Je ne fais pas régner" la terreur dans l’armée
Lui' durement châtie" ses régiments soumis.
Nous sommes peuple uni" par la race et le sang.
Lui' pour nous opprimer" utilise des Nègres.
Toujours on le rencontre" avec un Ottoman
Dirigeant des Français" grimés en mameluks.
Nous défendons le sol" hérité des aïeux.
Lui' c’est le fossoyeur" l’ennemi des ethnies
Gengis Khan en Russie" Mahomet en Espagne.

*

Le jour va se lever. J’entends la canonnade.
Sans tarder rejoignons" l’éminence à Gorki.

Ces furoncles tendus" jettent leur pus sur nous.
Cela crache en tout lieu" du centre jusqu’aux ailes.
Cette épaisse fumée" nous saisit les poumons
Nous allons tous crever" dans ce déluge ardent.
N’est-ce pas un volcan" plutôt qu’une bataille?
Que d’hommes vont souffrir" dans l’atroce mêlée.
Que d’hommes vont mourir" dans cet infernal piège.
Las' Miloradovitch" ne soutient la pression.
La redoute Raeilsky" ploie sous le pilonnage.
«Repliez-vous' Toutchhov' Beningsen' Ouvarov»
C’est bien' nous maîtrisons" l’avancée des Français.

De près allons donc voir" comment vont mes soldats.

Nous devons nous grouper" en cédant le terrain
Mais comment tempérer" ces combattants farouches.
«Non' mon gars' ne va pas" tirailler au milieu.
Tu serais inutile" et tu perdrais la vie.
Replie-toi sur une aile" et sois bien circonspect.
Ne va pas te jeter" sous le feu des canons.
Va' combats pour la Vierge" et combats pour ta mère»
Que me veut-on par là? J’entends un hurlement.
Ce fusilier couché" demande à voir un pope.
L’on ne voit rien ici" dans ce gouffre sans nom.
Que voulez-vous qu’un pope" y retrouve son ouaille?
«Le pope' ah' le voici. Le pope est là' c’est moi.
Je te confesse' allons-y" mon gars' je t’écoute
Cette cravache usée" fera mon goupillon.
Dis-moi' vaurien' n’as-tu" fait de mal à quelqu’un?
Dis-tu la vérité? Bon' soldat' je t’absous.
Tu peux dormir en paix. Que Dieu veille sur toi.
Que voudrais-tu savoir? Si nous avons gagné?
Bien sûr' je vois là-bas" l’ennemi qui s’enfuit»
«C’est fini. Doucement. Fermez-lui ses paupières»
Que font ceux-là courbés" sur les corps abattus?
«Sabrez-moi ces pillards" détrousseurs de cadavres»
La guerre' ignominie' grandeur' abjection noble
Révélant en chaque homme" altruisme et égoïsme
Jusqu’à la sainteté" jusqu’à l’obscénité.
La cruauté côtoie" la commisération
L’apitoiement se heurte" à la férocité.
L’on voit des lions se battre" et mourir fièrement
Tandis que de leur chair" se repaissent des hyènes.
La guerre' idole haïe" redoutée' recherchée
Que tous voudraient bannir" mais qui s’impose à tous.
«Jamais de front' cisaillez en travers' les gars»
«Reculez calmement. Prenez bien garde aux ailes»
«Repliez' repliez" les unités rompues»
«Contournez la redoute" abandonnez le centre»
Je l’avais aperçue" dans les rues de Smolensk.
Plus je ne l’ai revue. Que fait-elle aujourd’hui?
«Mais que vois-je là-bas? Ce fou de Beningsen
Va-t-il se décider" à modérer l’assaut?»
Possède-t-elle encor" ses longs cheveux tressés.
Fuit-elle en un convoi" démunie' délaissée.
Depuis si longtemps' las" depuis déjà trente ans.
«Beningsen' Beningsen' vous allez revenir?
Vous êtes général" autant que je suis pope»
Je ne l’ai pas aimée" je ne l’ai pas chérie
Car je l’ai repoussée" car je l’ai délaissée.
Las' en mon triste orgueil" je ne l’ai jugée digne
D’être un jour mon épouse" et partager ma vie.
Pour que l’on me jalouse" à la cour d’Alexandre
Bien trop peu distinguée" bien trop peu cultivée.
Pour exciter mes nuits" pas suffisamment belle.
«Nom de Dieu' Beningsen" vous allez reculer?
Maria Katharina. «Beningsen" Beningsen»
Quel rustre maintenant" la serre en ses mains rudes
Ce jour' que pensa-t-elle" en trouvant mon billet?
Malheur' je l’écrivis" sans honte et sans remords.
J’étais pour elle un rêve" un rêve qui se brise.
Maria Katharina" tu valais pourtant bien
Les sottes cultivées" de l’aristocratie
Les cruches distinguées" de la haute noblesse.
«Nom de Dieu" Beningsen?» Puis j’en connus une autre...
«Tchoukhov' Platov regroupez-vous' regroupez-vous»
Mais vint le châtiment" au siège d’Ismaïl
Cette balle envoyée" par Dieu pour me punir.
Sans prévenir' directe" ainsi que la missive.
Mon sang coulait' mon œil gisait' j’étais heureux
Délivré' libéré" de mon action mauvaise.
Je ne devais mourir" mais je devais souffrir.
Le galant sigisbée" n’était plus que satyre.
Je me vis brusquement" objet de répulsion
Pour celles qu’autrefois" mon charme séduisait.
Moi' jadis Apollon" je devins Polyphème
Poursuivant de son ire" Acis et Galatée.
C’est fini' tout cela" maintenant je suis pur.
Je puis les contempler" sans que ma chair s’émeuve.

*
Ces bouches enflammées" vont-elles s’épuiser?
Depuis l’aube on se tue. Suspendons ce massacre.
L’ennemi diminué" ne peut nous échapper.
«Tous' repli vers le Sud" accélérez la marche»
Demain s’élèvera" la fumée de Moscou
L’Empereur périra" comme un rat dans un trou.

La Saga de l’Univers - Claude Fernandez - Éditions Sol’Air - © Éditions Sol’Air - 2007